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Mes petites collections particulières - Épisode 4 : Buvards

Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.

Toutes les photographies sont de l'auteur
Toutes les photographies sont de l’auteur

Je n’ai jamais collecté les buvards, j’en possède pourtant une bonne collection. Car il en est des buvards dans les cahiers au XXe siècle comme des images pieuses dans les missels et les bibles au XIXe siècle … ce sont des objets presque invisibles qui se glissent dans les plis des sédimentations de papier. Je suis ainsi devenu un papibeverophile à mon insu. Voilà des années que je m’intéresse aux archives mineures, à ces papiers que l’archivage ne retient pas, à ce qui se retrouve dans la poubelle de l’histoire. Ce sont à côté de ces carnets et de ces cahiers qui forment comme autant d’instruments quotidiens, d’aides pour vivre, travailler ou encore se déplacer que l’on trouve les buvards. Pour tenir son agenda, le cahier de compte, le journal de bord, il est rare d’user d’un buvard. Ce sont les écritures « nobles » qui l’exigent. Il est ainsi souvent non loin du bloc de papier à lettre. On l’utilise pour préserver l’écrit et sa lisibilité, avant de plier la missive pour l’introduire dans l’enveloppe, ou avant de fermer le registre. Il participe de la petite bureautique de la grande bureaucratie qui se développe à partir du milieu du XIXe siècle. Il est lié à l’écriture à la plume et à l’encre, il s’est substitué à la poudre dont on parsemait la feuille ou le parchemin pour figer l’écrit. Il est souvent sur un maroquin accompagné du taille crayon, de l’agrafeuse, du trombone métallique, du flacon d’encre et de la gomme…

Mais le buvard est le contraire de la gomme : il permet à l’écrit de perdurer. Il le fixe. Aussi me suis-je toujours étonné que les chercheurs en génétique textuelle n’aient jamais jeté leur dévolu sur ces feuilles de papier épais portant tant de traces de lettres, de mots et de phrases de leurs écrivains fétiches. Quel vers Mallarmé a t-il inscrit avant de se raviser et de jeter ce quatrain dans sa corbeille. De même il y avait sans doute, sur certains buvards de puissants qui n’ont pas été conservés, la trace en miroir de lettres secrètes, de documents confidentiels. J’aime à imaginer que les autres collectionneurs de buvards détiennent des archives inédites de notre histoire contemporaine. Qu’y avait-il d’inscrit sur le buvard de Maurice Papon lorsqu’il était à Bordeaux ? Que sont devenus les buvards du Général de Gaulle à Londres ? Qu’en est-il de celui du recteur des universités de Paris en mai 68 ? Qu’est devenu le buvard de François Mitterrand au moment de l’affaire du Rainbow Warrior de Greenpeace ?

Malheureusement les archivistes ne gardent pas les buvards et le papibeveriste n’aime que trop rarement les buvards usagers ; il leur préfère d’autres archives, l’autre face de l’objet, celle sur laquelle sont imprimées des annonces publicitaires. Car le buvard a été très tôt, à partir de la fin du XIXe siècle, utilisé comme support de publicités. Ma collection compose ainsi un singulier texte dont les fragments sont sans doute datables si l’on se munit d’un registre du commerce :

« Bel, mi-bas, socquettes, bas, lingerie, un conseil, soyez fidèle à Bel

Pour être heureux comme eux, Eté comme Hiver, portez du PR

Réclamez à votre fournisseur les délicieuses sardines à l’huile Félicie

Depuis plus d’un siècle, je veille aux grains Café Masset

Collectionnez les formidables images Chasse aux fauves des desserts Ancel

Demandez les pates Supralta ! Consommateur d’un jour, vous le serez toujours !

Seul un produit de qualité a le droit de faire de la bonne publicité

Le flan Mirabelle vous invite à écouter chaque samedi, dimanche et lundi sur RMC la célèbre trilogie de Marcel Pagnol : César, Marius et Fanny.

Un temps de chien !.. Non, car ils portent tous l’imper Tempest ; l’imperméable de qualité signé R. C. »

Publié le 4 février 2020
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