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Mes petites collections particulières - Épisode 5 : Timbres

Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.

Toutes les photographies sont de l’auteur

Enfant, je n’ai jamais collectionné les timbres : c’est à ma sœur aînée qu’il est revenu cette fonction familiale — dans chaque famille, dans les années 1970 en France, dans les milieux bourgeois, on distribuait des timbres pour les collections attrape-nigaud, comme ces albums Panini du championnat de France de football qui coûtaient au total une fortune pour une obsolescence programmée, chaque année les équipes de la 1ère division changeaient et leurs joueurs aussi. De même, on évitait de stimuler les collectes de capsules de bière ou des paquets de cigarettes — ça aurait pu nous donner des idées.

Dans ma famille, on misait sur de la longue durée : collection de fossiles, de coquillages, de fleurs et de feuilles conservées dans un herbier, et bien sûr aussi de pièces de monnaie du monde entier.

Je ne me souviens plus si c’est mon grand-père qui a donné un jour à ma sœur la mission de reprendre l’affaire ou si c’est une initiative de mes parents qui, pour ses 7 ou 8 ans lui ont offert un album et avec lui l’injonction de collectionner ces petits objets de papier si singuliers.

Moi, je n’ai jamais été tenté par cette activité… je suis peu agile de mes mains, pas assez soigneux et sans doute aussi qu’inconsciemment, ce qu’Arnaud Esquerre désigne comme un apprentissage du capitalisme, ne me tentait déjà pas. Acheter, revendre, surveiller l’évolution des prix sur des catalogues, investir sur des nouveaux produits… ça me barbait, pas parce que j’avais des convictions politiques mais plutôt parce que je préférais d’autres occupations, moins solitaires.

J’ai néanmoins chez moi une collection de timbres… je devrais dire une minuscule collection de timbres et dont j’ai fait l’acquisition tardive et qui, donc, ne résulte pas d’un intérêt particulier pour l’objet timbre, mais d’autre chose que j’ai du mal à définir.

Lorsque j’ai dans les années 2000 travaillé sur Solidarnosc en Pologne, j’avais été frappé par la place que le timbre avait joué dans l’histoire de cette résistance populaire. Non seulement de faux timbres postaux avaient été réalisés mais des catalogues de ces faux timbres avaient été constitués ; le vrai catalogue avait formé une arme contre le pouvoir totalitaire. Faire la collection de la poste d’un pays rêvé et non plus des timbres du pays réel avait été une pratique subversive. Les enfants, les adultes s’échangeaient des timbres qui étaient fiction. Ces timbres sont parvenus en Europe et on fait l’objet d’un commerce. Le prix était libre, il s’agissait par la vente de ces timbres vignettes de contribuer à aider les polonais.e.s en lutte.

Quelques temps après cette enquête sur la Pologne des années 1980, j’ai acheté sur une brocante une série de timbres soviétiques qui dataient des années 1970. Ce sont des ensembles d’une trentaine de timbres qui sont rangés dans des petites chemises noires cartonnées et marquées du sceau de l’URSS. Cette collecte et l’arrangement des vignettes n’est pas le résultat d’une pratique méticuleuse d’un particulier, comme j’ai pu m’en rendre compte une fois revenu chez moi, découvrant que sur les six planches achetées, il y en avait deux qui étaient absolument identiques. En effet, non seulement les timbres étaient les mêmes, mais les agents de la propagande avaient pris aussi soin de les classer dans un identique ordre. Étrange objet d’histoire… Alors que les historien.ne.s du timbre et des collections mettent en avant ces pratiques comme un mode de subjectivation dans nos sociétés occidentales, je me retrouvai avec des objets produits en série, et dont je n’étais pas sûr que les timbres qui y avaient été placés n’étaient pas aussi de faux timbres. Certains étaient oblitérés, d’autres pas. Les services de propagande soviétiques avaient-ils poussé le vice jusqu’à faire croire que ces timbres avaient été utilisés dans les Républiques soviétiques… Qu’étaient ces objets ? Un fragment de la vaste collection d’un musée de la propagande communiste ? Ce qui me trouble aujourd’hui en regardant ces objets, c’est qu’ils sont noirs et que ces cartes apparaissent comme des cartes de décès. Ils m’évoquent en effet d’autres objets que j’avais achetés au Canada, des cartes en carton noir, souvent très élaborées, envoyé à l’occasion d’un deuil. L’histoire à laquelle appartiendrait mes timbres soviétiques ne serait-elle pas celle de pratique collective de deuil ? Des timbres comme les reliques d’un monde perdu.

Publié le 6 avril 2020
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