Mes petites collections particulières - Épisode 6 : Grandes roues
Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.
J’ai dans mes boites beaucoup de cartes postales ; j’en ai de prisons, d’hôpitaux psychiatrique, de néons, d’autoroutes… qui m’ont servi à documenter des enquêtes : tout à la fois des sources et des objets d’étude. Car on peut en effet se demander qui utilise des cartes postales d’établissements pénitentiaires… on imagine mal les détenus écrivant à leur famille avec une carte de la prison où ils ont été transférés. De même, je n’ai jamais trouvé de ces cartes écrites par un surveillant à sa famille pour montrer son lieu de travail. Il en est de même pour les HP, et plus généralement des hôpitaux. Les institutions commandent ces séries d’image, les commercialisent mais la fonction est surtout interne. Il s’agit d’une auto-promotion à visée institutionnelle. Sauf lorsque la prison ou l’hôpital occupe un monument du patrimoine (une abbaye, un château notamment), ses images n’ont pas fait l’objet de conservation. On les trouve peu chez les marchand.e.s spécialisé.e.s.
Il existe à l’inverse des objets « épuisés » par la carte postale. À Paris, l’exemple de la tour Eiffel est le plus remarquable sans doute, le nombre de cartes postales imprimées depuis le début de sa construction jusqu’à aujourd’hui est infini. Impossible même d’en tenir un inventaire exhaustif. Il en est de même plus encore du Colisée, du Parthénon, des pyramides.
Certaines images de ces collections se raréfient puis se tarissent quand le monument disparaît. Les twins towers de la skyline de Manhattan après le 11 septembre, la cathédrale Notre-Dame de Paris après son incendie en 2019, les Bouddhas de la vallée de Bâmiyân après leur dynamitage en 2001 par les Talibans…
Il arrive aussi que des sujets de cartes postales disparaissent moins tragiquement, au point que leur mémoire ne soient pas entretenue par la réédition des cartes postales existantes.
J’ai ainsi dans mes cartons des cartes de monuments qui ont été totalement oubliés : une rue, un ensemble d’immeubles, la devanture d’un magasin. Mais ces images ne font pas collection, elles constituent une série assez banale de ce qui n’est plus. Certaines cartes postales s’attachent d’ailleurs à représenter ces lieux qui vont disparaître. On trouve ainsi des cartes des Halles de Paris au moment du début de leur destruction.
J’ai acheté il y a quelques années dans une brocante une collection de cartes d’un monument parisien disparu, oublié et pourtant relativement récent. Mon intérêt a été d’autant plus important que ce monument était visible par tous les parisiens et que le nombre de cartes de la collection était élevé, 62 items. Ces images ont un unique motif : la Grande Roue, non pas celle qui est installée provisoirement chaque année place de la Concorde, au jardin des Tuileries, ou au camp des Loges, mais celle construite pour l’Exposition Universelle de 1900. Son exploitation prend fin en 1921 et elle est démolie en 1937. Elle était située avenue de Suffren, près du Champs de Mars, donc non loin de tour Eiffel. A son emplacement se trouve aujourd’hui le village Suisse, célèbre pour ses antiquaires et décorateurs.
Elle était tellement inscrite dans le paysage urbain que Marcel Duchamp a écrit qu’il aimait la regarder, « juste comme j’aime regarder les flammes danser dans une cheminée. »
En 1900, elle constitua un événement, la seule attraction de l’Exposition présentant à la fois un caractère scientifique et attrayant.
« C’est l’une des plus audacieuses créations du génie industriel, en ce siècle pourtant si fertile, dont l’Exposition doit marquer l’apothéose: aussi est-elle assurée, au milieu des merveilles cependant si nombreuses qui l’entourent, d’un.succès auquel ne pourrait être comparé peut-être que celui de la Tour Eiffel en 1889.
Quoi de plus remarquable aussi pour frapper l’imagination des foules que cette sorte de fantastique roue entraînant, dans ses mouvements de rotation dans les airs, SEIZE CENTS voyageurs à la fois ! La Grande Roue de Paris n’a, d’ailleurs, pas attendu 1900 pour s’imposer à l’attention universelle, car en 1899 c’est par centaines de mille qu’on y a vu affluer les visiteurs émerveillés.
De l’avis unanime, l’ascension de la Grande Roue est un .véritable enchantement. Doucement, sans aucune secousse, sans la moindre trépidation, presque sans s’en apercevoir, on s’élève lentement jusqu’à une hauteur de 100 mètres, d’où s’épanouit le plus admirable panorama qu’on puisse rêver, avec Paris et : l’Exposition dont on saisit tous les détails. Et_cela sans effroi, sans vertige possible, assis confortablement dans de coquettes voitures entourées de glaces; permettant d’embrasser à la fois tous les alentours.
Si l’on ajoute que la Grande Roue est au milieu d’un jardin où des spectacles pour tous les goûts ont été savamment groupés pour en faire un séjour charmant, on doit conclure que cette curiosité est au tout premier rang des choses indispensables à voir à Paris. »
… écrit Constant de Tours dans son guide-album du touriste, Vingt jours à Paris, pendant l’Exposition universelle de 1900 chez L.-H. May (Paris, 1900)
Dès sa mise en projet en 1898, un journaliste du Magasin pittoresque écrit son enthousiasme :
« L’immense appareil emportera ses voyageurs dans les airs à une allure assez vive pour donner l’impression physique d’une ascension rapide, mais, comme d’autre part le chemin parcouru est considérable, étant donné le développement de la circonférence, les visiteurs auront tout le loisir d’admirer le panorama grandiose de la ville, étendu au-dessous d’eux et vit sous des aspects aussi nouveaux qu’inattendus.
[…] Nous le devons à une Société composée d’actionnaires français et anglais. Le capital engagé pour faire face aux dépenses est de deux millions et demi. La partie métallique a été confiée pour exécution, d’après des plans anglais, des maisons françaises. L’ingénieur en chef chargé de conduire cette œuvre importante est M. Charles F. Hitchins ; il est secondé par un personnel composé de Français et d’Anglais. Cette entreprise géante ne peut manquer d’acquérir d’emblée le succès et la vogue qui rendent rapidement populaires les innovations hardies dues à l’ingéniosité savante de notre époque, Le souvenir qu’elle suggère à l’esprit des prodigieux travaux de l’antiquité, accomplis à puissance d’esclaves aux prix de longs efforts, mis en parallèle avec la précision et la célérité relatives avec lesquelles est menée cette construction, est tout à la gloire de notre civilisation moderne, et, l’on ne saurait refuser à tous ceux qui prennent part à l’édification de la roue de l’avenue de Suffren, en attendant la réussite définitive, une part d’admiration anticipée, sincèrement due à leurs efforts. »
De ce monument parisien à la modernité, qui inventa aussi une façon totalement inédite de voir la ville, il ne reste que des cartes postales. Sans doute plus que la soixantaine que composent ma collection, mais sans doute pas beaucoup plus. Rares sont les collections exhaustive… c’est même le propre d’une collection que d’être sans cesse enrichie.
Les cartes qui composent cette collection « complète » sont très semblables, certaines images sont en double ou triple mais pourtant différentes : l’image est le plus souvent en noir et blanc parfois colorisée, légendée ou pas, elle porte un timbre pour certaines, elles ont été écrites pour d’autres.
« Bons baisers de ta sœur. Louisette »
« Bonjour. RC »
« Bonjour Raymond. Roger Robert »
« Excellent voyage et profitons bien de notre séjour. Avons vu Jean tous les jours. Il va très bien, nous sommes promenés avec lui tout le temps. »
« Souvenir amitiés. Jean »
« Bonne poignée de mains. André »
« Je vous envoie cette carte pour vous dire que je suis en bonne santé et je suis à la campagne pour 8 jours. J’irai peut être vous voir dans quelques temps »
« Vous envoie de Paris l’expression de ma plus tendre affection. Votre fils qui vous embrasse ».
« Recevez de votre bon camarade un bon souvenir de Paris étant en permission chez mes parents »
« Joyeux anniversaire. Souvenir de la Grande Roue 1920. »
Et puis il y a ces cartes qui ont été personnalisées. Il n’y pas de croix comme dans celles des photos de casernes, mais soit on les a coloriées, soit une tache est venue modifier l’image.
Elles participent d’une histoire des cartes postales qu’on connaît bien désormais, elle s’inscrit dans les archives des grandes constructions « inutiles » ou encore dans ce qu’on pourrait nommer les dispositifs collectifs de vision avec le belvédère, le téléphérique…
Mais si cette collection est si étrange, si elle m’embarrasse plus qu’elle ne m’ouvre des perspectives, mais si j’y tiens aussi c’est qu’elle ressemble à son objet, elle tourne sur elle-même. On peut faire défiler à l’infini chacune de ces images comme sur un tourniquet à cartes postales, l’effet est garanti.