Mes petites collections particulières - Épisode 2 : Jeux
Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.
Dans un tiroir de la commode, dans la grande chambre du premier étage, au fond du coffre dans l’entrée, ou encore sur l’étagère de l’armoire au grenier, j’ai trouvé un ensemble de jeux dans cette demeure de villégiature au fond de la forêt. Si je connais les derniers propriétaires de la maison, un couple et leurs six filles puis un couple et trois familles, j’ignore tout de l’histoire de ces objets : je suppose qu’ils sont des cadeaux reçus — on offre des jeux plus qu’on en achète mais à quelle occasion précisément ? Pour Noël, pour un anniversaire, lors d’une visite… Je ne sais rien non plus de leur ordre d’entrée dans la maison. On peut imaginer qu’ils sont en relation avec l’âge des enfants. Les seules informations dont je dispose sont leur degré d’usure — mais ce savoir est très relatif car dans cette maison au milieu de la forêt, il suffit de ne pas ranger un jeu un soir pour qu’il s’abîme — et la date de mise sur le marché ou de fabrication de ces objets. Là encore, les informations sont minces. Je ne sais rien sur ces morceaux d’un puzzle de bois dont je ne connais pas le motif, rien sur les trois « casse-têtes chinois » qui n’ont peut-être jamais été déconstruits depuis leur achat mais un peu plus sur le « Mikado » : la boite dans laquelle sont rangées les baguettes porte la marque des années 50 ; le jeu a été l’exclusivité en France d’une société avant qu’il ne tombe dans le domaine public — je n’avais jamais songé à la question de l’inventeur d’un jeu ? Il doit déposer un brevet, il doit toucher des droits mais combien de temps ?
Et puis il y a l’histoire propre à chaque exemplaire ; ce jeu de dès a-t-il eu une vie avant ? Y a-t-on joué ailleurs que dans cette maison ? Cette même question pour une poignée de billes de terre dont la couleur s’est altérée. À qui ont appartenu ces billes ? À l’une des filles de la famille qui habitait la maison avant moi ? Les a-t-elle gagnées dans la cour d’une école ? Laquelle ? À qui ?
L’avantage du jeu du solitaire, c’est que je sais qu’une seule personne y joue ; à qui a-t-il été offert ? Qui était la ou le solitaire de la famille ? Il y en a toujours un.e qui est à l’écart de la fratrie. Il faut néanmoins que quelqu’un.e lui explique les règles. Comment apprend-on à jouer ? Les règles d’un jeu sont rarement stables… il existe ainsi une histoire des règles… avec différentes versions du jeu et ses multiples variations par déformation.
C’est sans doute cela qui m’intrigue le plus dans cette collection, la disparition le plus souvent des règles accompagnant le jeu. On imagine les discussions sans fin lors d’un litige au « Mille bornes ». Et puis, en l’absence de règles, certains jeux deviennent énigmatiques, comme cet ensemble de fiches perforées ou encore ce « Petit chaperon rouge » édité par l’École des loisirs. C’est comme si inventer les règles devenait l’objectif du jeu.
Des consignes, il n’y en a pas non plus dans cette grosse boîte multi-jeux de 1965 des Éditions du Centre de psychologie appliquée et intitulée « Échelle d’intelligence de Wechsler pour enfants (WISC) ». Il y a un manuel et divers modules. On comprend dans celui-là qu’il faut recomposer une image, celui d’un visage, dans un autre, ordonner les trois fragments d’une histoire, dans une autre encore former avec les cubes des figures de couleur.
Et puis, soudain, en manipulant cette boîte, je me demande ce qu’elle fait là au milieu des puzzles et autres jeux de sociétés (Cluedo, Péripéties et Monopoly…). Est-ce un objet intrus dans cette collection ou bien cette boîte en est-elle le cœur ? Et si l’histoire de la psychologie infantile en Occident était étroitement liée à l’histoire contemporaine des jeux ? Et si dans chaque famille, à travers la collection de jeux qui y est conservée, on pouvait lire non pas seulement une histoire de l’éducation, mais une histoire de la psychologie qui la sous-tend : patience, habileté, rapidité, dextérité, rationalité…