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L'Histoire sans fin : Réfléchir à l’histoire comme science en classe de seconde - lycée Marie Curie (Sceaux)

Entre-Temps se propose de relayer cinq projets pédagogiques d'histoire contrefactuelle menés dans des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis en 2020-2021. Une "Histoire sans fin" dont voici cette semaine le troisième récit : Hélène-Simon Lorière évoque les ateliers de réflexion sur le travail historien réalisés avec sa classe de seconde du lycée Marie Curie de Sceaux et où la démarche contrefactuelle trouve toute sa place, notamment avec l'intervention d'Oury Goldman, spécialiste de la Renaissance. Et si Christophe Colomb n'avait pas découvert l’Amérique ?

La participation de la classe de 2de du lycée Marie Curie en 2020-2021 au projet « L’Histoire sans fin » proposé par l’Association F93 et par les historiens Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz s’est inscrite dans une démarche pédagogique sur toute l’année scolaire. J’ai choisi de faire réfléchir les élèves de cette classe à ce qu’est l’histoire en tant que science, en insistant sur les sources, mais aussi de leur montrer les facettes du métier d’historien. Les élèves ont pour cela rencontré des historiens, à différents moments de l’année et ont finalement participé à trois projets pédagogiques, celui réalisé avec Oury Goldman et l’association F93 ayant été le plus abouti. La notion d’évènement a été au centre de cette démarche de l’année, et de chacun des projets menés.

Dans un contexte sanitaire compliqué, qui a bousculé les méthodes de travail en classe, cette année 2020-2021 a été une occasion de faire réfléchir les élèves à la portée historique d’un évènement. C’était l’année de retour en classe, après la rupture du confinement total du printemps 2020. J’ai appris à connaître mes 36 élèves de 2de avec le port du masque obligatoire et avec des cours en demi-groupes à partir de l’automne 2020. C’était aussi l’année où j’ai beaucoup utilisé la visio-conférence. J’ai ainsi fait cours à la fois « en distanciel et en présentiel » selon ces expressions entrées dans notre vocabulaire courant. Et j’ai aussi pu, par ce biais, inviter des historiens à entrer dans ma salle de classe, par visio-conférence et par vidéo, avant que les élèves ne rencontrent un historien « dans le monde réel » de la salle de classe, en la personne d’Oury Goldman.

Le programme de 2de en histoire, imposé par la réforme Blanquer en 2019, est très ambitieux. Il s’ouvre sur un chapitre de réflexion sur les temporalités et la périodisation, qui est passionnant d’un point de vue épistémologique mais difficile à aborder en peu de temps et avec des élèves de 15 ans… Ce programme est ensuite centré sur la période moderne, même s’il fait un détour par les périodes antiques et médiévales pour en faire ressortir les héritages importants pour les périodes modernes et contemporaines. En cette année post Covid 19, j’ai fait le choix, en usant de ma liberté pédagogique, de centrer l’année sur la période moderne, et donc de ne pas traiter le thème des « empreintes de l’Antiquité et du Moyen- ge ». J’ai aussi fait le choix, que je ne développerai pas ici, de consacrer 50% du temps d’enseignement à la géographie… J’ai donc réduit les thèmes à traiter en histoire pour laisser de la place au temps de projet en classe.

A la rentrée de septembre 2020, j’ai commencé par le chapitre introductif sur la périodisation. Le premier projet auquel les élèves de cette classe ont participé était en lien avec un travail en classe sur la classification en périodes et sur la définition d’évènements charnières. C’était le projet « Ruptures 2020 » porté par un collectif d’enseignantes et d’enseignants de différentes académies et de chercheurs. Je l’ai découvert grâce à un collègue du 93, Sebastian Jung, rencontré par le réseau des enseignants d’histoire-géographie impliqués dans des sections européennes allemand. La présentation de ce projet est disponible sur différents sites académiques de l’Education nationale.

En activité à la maison, j’ai demandé aux élèves de faire le lien entre les évènements de l’histoire mondiale récente et leur propre biographie : ils devaient mettre en lien leur date de naissance avec le contexte de l’époque puis identifier 3 évènements historiques marquants dont ils auraient été témoins depuis leur naissance. Cette activité est proposée par les auteurs du Manuel Le Livre Scolaire et je l’ai adaptée. Je demandai aussi aux élèves de mener un entretien avec un membre de leur famille pour le faire parler de sa perception des évènements historiques qu’il ou elle avait vécus. Pour expliquer cette démarche d’enquête, j’ai pris le temps de présenter aux élèves la démarche du collectif « Ruptures 2020 », notamment au travers de vidéos, dans lesquelles s’exprimaient des historiens spécialistes de la période contemporaine, Christian Ingrao et Samuel Kuhn.

Consigne de travail chez vous pendant les 10 prochains jours : participez au projet Ruptures.
Faites parler l’un de vos parents ou grands-parents, à partir de sa date de naissance. A quel évènement important de l’histoire de France, de l’histoire d’un autre pays ou de l’histoire mondiale pouvez-vous relier sa naissance ?
Identifiez en parlant avec cette personne trois évènements datés dont elle a été témoin et qu’elle juge être des moments historiques, qui ont fait date. Faites expliquer à votre proche l’un de ces évènements importants et ce dont il/elle se souvient de cet évènement et de ce qu’il/elle a ressenti et pensé à l’époque.

Les travaux des élèves ont pris la forme de retranscriptions écrites ou d’audios enregistrés par les élèves, avec l’accord de leurs interviewés. Les élèves ont dû réfléchir en amont à la construction de leur interview, au choix de l’interviewé, aux questions posées, à l’objectif poursuivi. Les élèves ont recueilli des témoignages très touchants et ont eu de beaux échanges avec leurs proches sur l’histoire des cinquante dernières années, voir au-delà avec des grands parents qui étaient enfants à la fin de la 2e guerre mondiale et jeunes adultes en mai 68. Des histoires lointaines aussi, d’Algérie, du Maroc, de Chine, du Cambodge, d’Arménie, de Pologne. Passionnant à lire pour leur professeure qui s’intéresse aux parcours migratoires ! Ces entretiens ont été pour chaque élève l’occasion d’un moment de partage fort avec un membre de leur famille et de co-construction d’une mémoire familiale. Une élève a par exemple eu un très bel échange avec sa grand-mère, qui lui a raconté son enfance au Maroc, ses conditions de vie en tant que fille ainée, son départ pour la France et son installation dans ce pays d’adoption. Une autre, avec sa grand-mère également, avait recueilli un très beau témoignage sur les changements sociaux après 1968 dans la banlieue aisée de notre lycée. Un parent d’élève enfin racontait que son propre père n’était pas là lors de sa naissance en 1974 car il était devant le match de la finale de la coupe du monde de football. Cette anecdote avait permis de souligner que chaque évènement a une échelle de retentissement différente, et d’introduire de la géographie dans l’histoire.

Enfin, un angle d’approche proposé dans ce travail était celui des attentats de 2015, qui étaient ressortis dans un travail préparatoire fait en classe où les élèves s’étaient questionnés sur les évènements historiques dont ils avaient été témoins. C’était d’une part un évènement proche dans le temps et que les élèves ont spontanément évoqué car ils l’ont vécu de manière indirecte mais intense. Ils le percevaient d’eux-mêmes comme « un évènement qui fait date ». Nous avons pu revenir sur ce que recouvrait pour eux l’expression « attentats de 2015 », en reprenant la chronologie, des attentats de janvier 2015 à ceux de novembre 2015. Ce travail a pu en partie être mené sur des heures d’EMC, c’est-à-dire d’éducation morale et civique. Les attentats de 2015 étaient d’autre part un axe possible car je savais que Denis Peschanski travaillait sur cette thématique pour un projet de recherches, tout en étant engagé dans le projet « Ruptures 2020 ». Dans une capsule vidéo mise à disposition des enseignants, il présentait son travail de collectes de témoignages autour des attentats de novembre 2015, comme évènements traumatiques mais aussi constructeurs d’une identité collective.

J’ai montré un passage de cette vidéo en classe. Alors même que les élèves venaient de vivre une rupture importante avec les conséquences de la pandémie de Covid19, il leur était ainsi proposé (mais non pas imposé) de réfléchir à d’autres évènements ayant fait rupture, ayant marqué l’opinion publique, ayant aussi eu des conséquences concrètes sur des vies humaines. Le père d’une élève a d’ailleurs participé au projet de recherches de Denis Peschanski en tant que témoin, après avoir témoigné pour sa fille lors de ce travail d’interview.

Pour clore cette expérience, après un temps de partage sur ce que les élèves avaient recueilli, la classe a pu écouter puis échanger avec Denis Peschanski par vidéo conférence. J’ai pris contact avec cet historien par le biais de Gilles Morin, historien et enseignant au collège Marie Curie. Denis Peschanski, derrière son ordinateur, et de chez lui, a parlé avec les élèves, dans un dialogue qui m’a amenée à dépasser les problèmes techniques liés à l’inadaptation de ma salle de classe à une visio-conférence… Les élèves ont posé des questions, et Denis Peschanski a pu leur expliquer les différences entre mémoire individuelle et collective. Ce moment a permis de conclure le travail par une réflexion sur la place du témoignage dans les sources en histoire contemporaine, et sur les différences entre histoire et mémoire. Cette différence avait été abordée en cours mais c’était aussi pour moi une façon manière de présenter une facette du travail scolaire qui allait être proposé aux élèves dans la spécialité Histoire, Géopolitique et Sciences Politiques (HGGSP) créée par la réforme du bac en 2019-2020. C’était donc une façon de proposer aux élèves intéressés de s’orienter vers ce parcours dans le cycle scolaire de Première et de Terminale.

Dans un chapitre d’histoire suivant, nous avons abordé la période des guerres de Religion en France et j’ai fait participer la classe à un deuxième projet. Les élèves ont analysé l’évènement du massacre de la St Barthélémy de 1572, à la lumière des travaux historiographiques récents, mais à partir d’un média très accessible : une bande dessinée. Je leur ai donné à lire une double-page d’une bande dessinée classique évoquant cet évènement de l’histoire de France (L’Histoire de France en bandes dessinées, publiée par Larousse en 1980), puis des feuilles choisies de la bande dessinée Sacrées Guerres, de Jérémie Foa et Pochep, publiée dans la série Histoire dessinée de la France en 2020. Lors d’une séance avec ma collègue documentaliste, Hélène Donatello, les élèves ont été familiarisés avec le vocabulaire de la narration par la bande dessinée et avec les procédés du genre. Ils ont ensuite préparé des questions à poser aux auteurs, Jérémie Foa et Pochep. J’avais écrit à Jérémie Foa sur Facebook, en lui exposant ma démarche de travail avec mes élèves sur les méthodes des historiens et il avait accepté le principe d’une rencontre en visio-conférence. En une heure, les élèves, à l’appui des questions préparées en amont, ont pu échanger avec l’historien et le dessinateur sur l’écriture et le dessin d’un évènement historique, sur le récit, les faits, la collecte d’informations, les couleurs… Il a aussi été question de l’adaptation cinématographique de Patrice Chéreau. C’était un moment très vivant et joyeux, car le format de l’interview a bien fonctionné. C’était aussi un moment de prouesse technique, car différents lieux étaient connectés ensemble : la salle de classe avec la moitié de mes élèves, les 18 autres élèves chacun chez soi devant son écran, non loin du lycée, et les auteurs chacun chez lui, l’un en région parisienne, l’autre dans le sud de la France ! Enfin, c’était un moment où les élèves ont à nouveau beaucoup appris sur les méthodes de travail de l’historien, cette fois ci non pas sur la collecte de témoignages oraux, mais de témoignages écrits sur un évènement, au travers de l’expérience de recherche de Jérémie Foa. Ils ont compris la démarche d’enquête, que met en avant Jérémie Foa, et à laquelle ils s’étaient déjà un peu confrontés eux-mêmes en faisant des entretiens auprès de leurs proches.

Exemples de questions posées à Jérémie Foa pendant la conférence :
Avez-vous essayé de montrer dans la BD que les évènements historiques sont instrumentalisés à différentes époques et racontées différemment dans les mémoires selon les groupes concernés ?
Le massacre de la St Barthélémy aurait-il pu ne pas avoir lieu ? Henri IV aurait-il pu être assassiné et ne pas devenir roi ?
Pourquoi les catholiques n’ont-ils pas réussi à placer quelqu’un d’autre qu’Henri IV sur le trône de France pendant les guerres de religion ?
Pourquoi les efforts de paix entre Catholiques et Protestants avant l’édit de Nantes ont-ils à chaque fois échoué ?
Est-ce que la France aurait pu rester un pays avec une coexistence entre Catholiques et Protestants : peut-on imaginer que l’édit de Nantes n’aurait pas été révoqué par Louis XIV ?

Le projet « L’Histoire sans fin » en était alors à ses débuts, mais il s’est rapidement mis en place. Dans le chapitre sur l’ouverture atlantique, qui avait précédé celui sur l’affirmation de l’Etat en France dans lequel avaient pris place les séances sur les guerres de Religion, nous avions déjà abordé le sujet qui a ouvert le travail avec Oury Goldman. J’ai en effet travaillé en classe avec les élèves sur l’année 1492, en exploitant la vidéo de la série de Patrick Boucheron sur Arte, Quand l’histoire fait date. Les élèves ont aussi travaillé à partir d’une autre vidéo d’Arte, celle de la série Points de Repères, consacrée à Cortès et la fin de l’Empire aztèque. C’est à partir de ce média que j’ai introduit en classe les notions d’uchronie et de point de bascule ou turning point. Les élèves ont pu ainsi comprendre ce que permettait le travail sur un évènement, en termes de causalité et de liens de cause à conséquence. Ils ont aussi compris ce que l’imagination permettait, grâce au début de ce documentaire de Points de Repères, qui invente une cérémonie panaméricaine en 1992 qui aurait commémoré l’échec de l’invasion européenne sur le continent. Cette perspective ouvrait des questionnements sur les rapports de domination et sur les auteurs des récits sur les évènements jugés historiques.

Questions sur le documentaire :
Sur quelle fiction s’ouvre le documentaire ? Donnez une réponse précise (avec un exemple inventé)
La séquence de la « mémoire de l’humanité » (à partir de 5 mn) s’appuie sur cette idée qu’on pourrait réécrire l’histoire. Que dit la voix sur les évènements ? Sur quoi l’accent est-il ensuite mis dans cette courte séquence ?(…)
Qu’appelle-t-on « point de divergence » dans le documentaire (vers 16 mn) ? Qu’explique la voix pour reprendre l’hypothèse de départ du documentaire ? (…)
Ce documentaire s’appuie sur des images de synthèse. Que manque-t-il du point de vue de l’historien dans ce programme télévisé ? Le rôle de l’historien est-il « d’admirer ou de condamner » des personnages ou des évènements historiques ?

Les contacts avec Oury Goldman avaient commencé par email, grâce à Mariette Gaillard, de l’Association F93, et se sont concrétisés en deux temps, avec les interventions d’Oury Goldman en classe, et les ateliers qu’il a proposés puis avec le colloque de fin de projet. Les élèves ont découvert le parcours d’un historien en début de carrière, jeune docteur chargé de cours, alors qu’ils avaient échangé avec un directeur de recherches au CNRS, Denis Peschanski puis avec un maître de conférences, Jérémie Foa. A chaque fois, l’historien rencontré a dit quelques mots de ses études et de ses travaux de chercheur. En tant qu’ancienne chargée de cours à l’université et chercheure en doctorat, j’ai eu un regard intéressé sur ces parcours et leur construction, à chaque fois reflets de leur époque et des politiques d’investissement dans l’enseignement et la recherche… Pour les élèves, c’était surtout intéressant de voir des thématiques de recherches variées en histoire, contemporaine et moderne. La présentation d’Oury Goldman a aussi été l’occasion de leur montrer à nouveau le travail des historiens sur les sources. Les élèves ont été à la fois très attentifs et très actifs et créatifs. Ils ont travaillé en groupes en suivant les consignes d’Oury Goldman et ont réalisé des productions de grande qualité, en peu de temps et avec les contraintes liées au contexte sanitaire. Ils ont travaillé différentes formes d’écrit mais aussi l’oral : ils ont en effet réalisé différents projets mais nous avons choisi de les faire voter pour le projet à présenter lors du colloque de restitution. Ils ont donc dû convaincre leurs camarades, leur professeure et Oury Goldman de la pertinence de leur démarche.

Le colloque de restitution du projet L’histoire sans fin, avec F93, Pierre Singaravélou, Quentin Deluermoz, et d’autres classes a finalement eu lieu lui aussi en visio-conférence. Les élèves ont découvert les autres projets, menés par d’autres élèves dans d’autres lycées et avec d’autres historiens engagés dans cette expérience. Ils ont restitué le processus de travail effectué avec Oury Goldman et présenté deux de leurs projets. J’étais très fière et admirative de leur niveau d’implication et de leur dynamisme. Cet évènement a été un temps fort de leur fin d’année scolaire, dont ces élèves aujourd’hui en Terminale, se souviennent encore, parce qu’ils se sont amusés à travailler sur l’uchronie mais qu’ils ont aussi développé de nouvelles compétences et beaucoup appris dans de nombreuses dimensions. Je remercie ici les membres de l’association F93 et les historiens qui ont participé à ce projet car ils ont permis de donner une image vivante et stimulante de l’histoire et nous ont permis, à mes élèves et à moi, de prendre plaisir à jouer les apprentis historiens.

Hélène Simon-Lorière
Agrégée et docteure en géographie
Enseignante de géographie et d’histoire
Section européenne allemand
Lycée Marie Curie, Sceaux (92)

Travailler sur Christophe Colomb, avec Oury Goldman

1492, Christophe Colomb, la découverte de l’Amérique ; voilà des termes qui résonnent avec une rare puissance évocatrice chez chacun d’entre nous, dès lors qu’ils condensent des repères profondément ancrés dans le récit historique collectif et qu’ils renvoient à ce qui est perçu comme un changement de destinée dans l’histoire de l’humanité. Si ces termes ont acquis cette densité de significations, c’est que le trio (une date, un individu, un événement) symbolise à merveille la perception commune de l’Histoire centrée sur l’action de quelques individus capables de changer le cours des choses. Pas étonnant alors que ce trio ait constitué un turning-point largement réinvesti par de multiples démarches contrefactuelles, justifiant de le prendre comme point d’entrée pour une expérimentation leur étant consacré. Celle-ci s’est réalisée au deuxième semestre de l’année scolaire 2020-2021, au sein d’une classe de seconde du Lycée Marie Curie de Sceaux, avec Hélène Simon-Lorière, leur professeure d’Histoire-Géographie.

Outre la présence de cet événement dans les programmes de seconde – à la fois dans le chapitre inaugural consacré aux grands découpages temporels, et dans celui plus détaillé centré sur l’ouverture atlantique –, ce choix se justifiait par la fascination que la « découverte de l’Amérique » suscite chez les élèves, par son rôle de repère pour déterminer le changement d’époque entre Moyen Âge et temps modernes ; ainsi que par mon travail de recherche. Ce dernier m’avait mis en contact avec des sources, qui imaginaient, dès le XVIsiècle et sous des formes diverses, la possibilité que Christophe Colomb n’ait pas « découvert » l’Amérique. Six ateliers de deux heures, dont deux répétés car en demi-groupe en raison des contraintes sanitaires, ont permis d’explorer certaines potentialités entourant le questionnement initial choisi : et si Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique ?

Lors de la première séance, après une présentation générale de la démarche contrefactuelle en histoire et des notions de turning-point ou d’uchronie, ont été passé en revue les nombreuses propositions alternatives, aussi bien littéraires, qu’artistiques et intellectuelles, entourant l’expédition de 1492. Un Colomb passé au service des souverains musulmans d’Afrique du Nord ou des Amérindiens ayant conquis une Europe avant ou après l’arrivée du marin génois constituent des fictions alternatives conçues comme telles par leurs auteurs, mais les élèves ont aussi été confrontée à des hypothèses qui se veulent historiques, et en cela mettent en question la plasticité du référent contrefactuel. Ainsi, jusqu’aux découvertes archéologiques de la deuxième moitié du XXsiècle, l’éventualité d’une installation ponctuelle de populations Vikings en Amérique du Nord autour de l’an mille appartenait au registre d’une simple hypothèse d’un passé alternatif ; comme le sont aujourd’hui celles qui postulent, sur la base d’analyses archéologiques ou génétiques, la possibilité de contacts entre populations d’Asie du Sud-Est et d’Amérique du Sud avant la colonisation européenne. Comment alors qualifier les écrits d’essayistes ou de soi-disant historiens, qui s’appuient de nos jours sur des événements réels pour avancer des hypothèses contrefactuelles plus farfelues ? Ainsi, j’ai pu échanger avec les élèves autour des expéditions de l’eunuque musulman Zheng He au service des Mings, au début du XVe siècle, remises sur le devant de la scène historiographique depuis quelques années – mobilisées pour prouver une arrivée de jonques chinoises sur le terrain américain (voire australien) avant Colomb et ses successeurs européens. Outre la réflexion sur la notion même d’hypothèse (de sa probabilité à sa crédibilité), on s’est collectivement interrogé sur les usages politiques de ce narratif alternatif (la mise en avant d’une mondialisation « heureuse » par la Chine par exemple), ainsi que sur les moyens mis en œuvre pour appuyer ces démonstrations, qui, toutes farfelues qu’elles peuvent sembler, s’emploient à déployer une argumentation censée être calquée sur la méthode historique. En effet, ces théories s’appuient sur ce qu’elles présentent comme des arguments, basés sur des sources historiques, qui peuvent être antidatées – à l’instar de cartes chinoises du XVIIIe siècle figurant l’Amérique, mais prétendument produites au XVe siècle par ces essayistes –, ou interprétées sans tenir compte de leur contexte d’élaboration. Une telle présentation avec les élèves permettait d’introduire la focalisation que j’avais choisie d’adopter pour ces ateliers, à savoir la confrontation avec des sources contrefactuelles du XVIe siècle, dont il s’agissait de décortiquer les enjeux, pour ne pas les lire comme des archives effectives d’un passé alternatif occulté par l’expédition colombine de 1492.

Lors du deuxième atelier (en effectif réduit donc dupliqué), les élèves ont été divisé en trois groupes dont chacun disposait d’un dossier de sources « contrefactuelles ». Afin de les guider dans leur lecture et de comprendre la portée des documents soumis, je leur proposais des repères biographiques et historiques, ainsi qu’une série de questions.

À la fin de la séance, une discussion collective permettait à tous les élèves de prendre connaissance de l’ensemble des sources et d’échanger sur les hypothèses formulées par chaque groupe. Le premier dossier abordait la légende dite du « pilote anonyme », forgée par des chroniqueurs espagnols du XVIe siècle, prétendant que Colomb n’aurait pas été le premier à atteindre les Indes occidentales, mais qu’il s’agirait d’un pilote espagnol, au nom inconnu, qui aurait par la suite transmis son journal de bord et une carte figurant ces nouvelles terres au marin génois, avant de mourir. Les élèves de ce groupe ont été amené à s’interroger sur les raisons ayant poussé la mise en place de ce récit alternatif, essentiellement pour des motifs politiques, liés à la volonté de chroniqueurs d’hispaniser la « découverte », alors que Colomb était devenue une figure controversée en Espagne. La mise en parallèle de plusieurs récits proches par différents chroniqueurs a permis aux élèves de comprendre comment se sédimente un récit alternatif, tandis que l’étude de divergences narratives, ainsi que d’écrits la dénonçant comme farfelue, les incitait à une lecture critique des documents, fournissant les armes pour déconstruire cette légende parfois reprise de nos jours comme preuve historique. Le deuxième dossier consistait en des récits alternatifs plus hétérogènes, l’un proposant une conquête des îles américaines, associées aux Hesperides des Antiques, par un certain Hesperus, roi mythique d’Espagne, 3000 ans avant Colomb ; l’autre suggérant que l’arrivée du Normand Jean de Bethencourt dans les îles Canaries au début du XVe siècle devait être considérée comme le début de la découverte des « terres neuves » ; le dernier avançant l’hypothèse de l’arrivée en Amérique du Nord d’un marchand polonais vers 1476. Les élèves ont interprété avec finesse les motivations idéologiques et politiques de ces discours, jouant notamment sur la plasticité des référents géographiques à la Renaissance et cherchant à légitimer les prétentions concurrentes de pouvoirs européens sur l’Amérique – par exemple des Français tentant au milieu du XVIe siècle d’établir une colonie au Brésil. Les deux ensembles démontraient combien la question de l’antériorité de la « découverte » soulevait des enjeux géopolitiques faisant fi de la présence de populations humaines sur le continent américain, avant l’arrivée de quelconque Européen. Le troisième dossier confrontait les élèves avec des sources qui se présentaient elles-mêmes comme des considérations imaginaires contrefactuelles : l’une de Montaigne réfléchissant aux modalités alternatives d’une conquête de l’Amérique menée par les Grecs et Romains de l’Antiquité ; l’autre du théologien protestant Duplessis-Mornay imaginant la stupeur des peuples « civilisés » d’Amérique (Incas et Aztèques) s’ils avaient accosté en premier dans l’Irlande ou le Groenland « sauvages » de son temps. Malgré des textes techniques et ardus, les élèves ont déployé une grande finesse d’analyse en mettant en avant la manière dont ces fictions contrefactuelles servaient à élaborer, pour ces deux auteurs, une réflexion sur la relativité des notions de « barbarie » et de « civilisation ». Leur interrogation faisait écho à la crise interne que traversait le royaume de France empêtrée dans les sanglantes guerres de Religion, connues des élèves par son étude dans le programme de seconde.

La mise à disposition de ces sources permettait, lors du troisième atelier dupliqué en demi-groupe, de s’atteler à la production, par les élèves, de récits contrefactuels, sous des formats variés. Certains ont choisi d’imaginer le contenu du carnet de bord du pilote anonyme, hypothétiquement transmis à Colomb par la suite, et d’en réaliser un extrait (Fig. 1).

Fig. 1. Extraits contrefactuels du carnet de voyage du « pilote anonyme »
Fig. 1. Extraits contrefactuels du carnet de voyage du « pilote anonyme »

Les élèves ont du réfléchir à la fabrique d’un faux dont la crédibilité contextuelle serait néanmoins assurée, en s’aidant d’extraits de récits de voyage du XVIe siècle, notamment du Journal de Colomb. D’autres se sont emparés de l’idée d’un renversement entre Amérindiens et Européens dans l’ordre de la découverte, en produisant une page d’un manuel d’histoire contrefactuelle qui présenterait la conquête amérindienne de l’Europe et ses modalités (Fig. 2), ou même une reconstitution sous forme de court-métrage vidéo (Fig. 3).

Fig. 2. Des élèves présentent à leurs camarades une page d’un manuel contrefactuel où les Amérindiens auraient conquis l’Europe
Fig. 2. Des élèves présentent à leurs camarades une page d’un manuel contrefactuel où les Amérindiens auraient conquis l’Europe
Fig. 3. Captures d’écran d’un court-métrage réalisé par les élèves imaginant l’arrivée d’Amérindiens en Europe
Fig. 3. Captures d’écran d’un court-métrage réalisé par les élèves imaginant l’arrivée d’Amérindiens en Europe

Enfin, certains ont imaginé les conséquences d’une réussite de l’entreprise d’installation des Français en Amérique dès le XVIe siècle, évoqués par une source, en bâtissant une frise chronologique double (Fig. 4) dont l’une des branches présentait le récit alternatif à partir de ce turning-point.

Fig. 4. Et si les Français avaient réussi à s’implanter durablement en Amérique au XVIe siècle ? Essai de frise chronologique alternative
Fig. 4. Et si les Français avaient réussi à s’implanter durablement en Amérique au XVIe siècle ? Essai de frise chronologique alternative

Enfin, la dernière séance, en classe entière, a consisté en la présentation collective des différentes productions et a permis de sélectionner les groupes amenés à exposer leur réalisation lors de la restitution finale avec les autres classes partenaires du projet, qui s’est tenue en juin 2020, malheureusement en visioconférence.

Le format adopté, et adapté en fonction des circonstances, s’est finalement un peu éloigné de la focalisation initiale proposée sur Colomb. Partant de l’hypothèse que l’expédition de 1492 du marin génois n’aurait pas eu lieu ou aurait échoué – après tout elle s’était heurtée à la réticence de nombreuses élites politiques de son époque et se basait sur des erreurs de calcul – on aurait pu élaborer des scénarios historiques alternatifs plus robustes que ceux rapidement abordés avec les élèves. Ces scénarios auraient pu permettre de soulever le considérable impact à long terme, sur le plan écologique, alimentaire, démographique, économique et géopolitique, de la mise en connexion de l’Amérique avec l’ensemble afro-eurasien à partir de la fin du XVe siècle. Il aurait pu être intéressant de replacer l’expédition de Colomb dans le long mouvement d’expansion Ibérique du XVe siècle, afin d’imaginer la possibilité et les conséquences d’empires européens limités à l’Océan indien, ou encore de considérer la probabilité assez élevée d’une arrivée accidentelle postérieure des Européens en Amérique, en raison des systèmes des vents sur la route des Indes, comme le firent les Portugais en 1500 quand Cabral « découvre » le Brésil de retour de Calicut. La prise en compte de telles hypothèses auraient autorisé à travailler davantage sur la déconstruction de la notion même de « découverte » ou de la figure du « grand homme » faisant à lui seul l’Histoire, et de réinsérer l’expédition de Colomb dans des dynamiques historiques plus structurelles. La fascination de nombreux élèves pour l’hypothèse uchronique d’une conquête amérindienne de l’Europe – assez peu crédible dans le cadre d’une réflexion contrefactuelle de nature historienne –, a précisément démontré leur difficulté à se départir d’une (fausse) vision du contrefactuel qui libérerait totalement l’histoire des pesanteurs des systèmes sociaux. Peut-être que l’orientation choisie pour ces ateliers explique, en partie, que les réticences exprimées au début du projet par certains élèves sur l’opportunité de la démarche contrefactuelle n’aient pas été complètement levées à l’issue des ateliers.

Davantage de temps aurait éventuellement permis d’aborder ces aspects, mais le travail en demi-groupe, d’abord issu des contraintes imposées par le contexte sanitaire, s’est néanmoins révélé utile pour accompagner les élèves dans leur saisie des sources et pour épauler leurs productions. En définitive, la focale adoptée s’adaptait surtout à l’opportunité, assez rare, de confronter les élèves à des sources historiques proches du raisonnement contrefactuel ou servant encore de nos jours à des prétentions uchroniques plus ou moins sérieuses, et donc d’exercer leurs facultés critiques par l’usage de la méthode historienne. En ce sens, l’expérimentation permise par l’association F93 en collaboration avec Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz s’est avérée une réussite, grâce à l’enthousiasme et à la créativité des élèves et de leur professeure. L’aller-retour entre usages présents et passés du contrefactuel visait à réinscrire cette démarche dans une épaisseur temporelle, afin d’éloigner le soupçon que celle-ci n’était qu’une simple lubie contemporaine, destinée à divertir et non à réfléchir.

Publié le 7 mars 2023
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