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L'Histoire sans fin : Et si les Ottomans avaient gagné à la bataille de Lépante en 1571 ? - lycée Paul Robert (Les Lilas)

Entre-Temps se propose de relayer cinq projets pédagogiques d'histoire contrefactuelle menés dans des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis en 2020-2021. Une "Histoire sans fin" dont voici cette semaine le cinquième et dernier récit : l'historien Guillaume Calafat s'est interrogé avec les élèves de 2nd 3 du lycée Paul Robert des Lilas et leur enseignant Matthieu Jeanne sur l'importance des conséquences d'une bataille cruciale, Lépante.

De l’extérieur, avec sa grande proue de béton, le lycée Paul Robert des Lilas a quelque chose d’un navire. Une fois entré dans le bâtiment, avec son atrium baigné de lumière, ses coursives et son jardin intérieur, le décor fait plutôt penser à une sorte d’île. En cette année 2021, où je m’y rends pour la première fois, le lycée, dessiné au début des années 1990 par l’architecte Roger Taillibert, vient d’obtenir le label « architecture contemporaine remarquable[1] ».

Ce jeudi de mars 2021, je suis accueilli dans l’atrium par Matthieu Jeanne, professeur d’histoire-géographie au lycée : jusqu’à présent, nous ne nous sommes vus qu’en visioconférence pour imaginer ensemble une séquence d’histoire contrefactuelle destinée à sa classe de 2nde 3. Spécialiste de l’histoire du monde méditerranéen à l’époque moderne, j’ai proposé que nous nous penchions avec les élèves sur la bataille de Lépante du 7 octobre 1571. Si les classes de seconde abordent l’histoire du « monde méditerranéen » (thème 1), l’épisode de Lépante est légèrement décalé chronologiquement par rapport aux chapitres du programme qui invitent à traiter, au début de l’année, l’histoire de la Méditerranée antique et médiévale. Nous avons convenu avec Matthieu que Lépante permettait cependant de croiser différents thèmes et chapitres de l’année de seconde : la Méditerranée comme espace d’échanges et de conflits ; la question de la mondialisation des échanges au XVIe siècle ; les mutations politiques et religieuses de l’Europe[2].

L’histoire d’une bataille sans conséquence ?

Nous avons décidé d’organiser nos séances en trois temps : une première phase, répartie en deux cours, visait à présenter un tableau des rapports de force en Méditerranée au XVIe siècle, en revenant sur la montée en puissance de deux grands empires dans la région, l’Empire ottoman et l’Empire espagnol des Habsbourg. L’enjeu était, d’une part, de décrire les différentes phases de l’expansion turque en Méditerranée. Cela permettait de rappeler aux élèves les frontières tricontinentales de l’Empire au XVIe siècle, ainsi que son caractère tout à la fois multiethnique et multiconfessionnel. Nous proposions un tour d’horizon des rivaux des Ottomans en Méditerranée (Venise, l’Espagne, Malte), en Europe centrale (l’Autriche, la Pologne), en mer Rouge et dans l’océan Indien (le Portugal) et en Irak (la Perse). D’autre part, il s’agissait d’observer les divisions de l’Europe chrétienne : divisions confessionnelles entre orthodoxes, catholiques et protestants, mais aussi divisions politiques, diplomatiques et militaires. J’insistais en particulier sur l’alliance franco-turque amorcée sous le règne de Soliman et de François Ier contre Charles Quint. L’enjeu était ainsi de ne pas réduire les conflits hispano-ottomans en Méditerranée à la rhétorique du choc des religions et des civilisations.

Une deuxième phase, malheureusement perturbée à cause de la pandémie de coronavirus, avait pour objectif de décrire les causes immédiates et l’issue de la bataille de Lépante. La conquête de Chypre par les Turcs en 1570, le violent siège de Famagouste, la constitution de la Sainte Ligue (regroupant plusieurs États italiens, dont Venise, et l’Espagne) voulue par le pape Pie V permettaient de dresser avec les élèves une liste des enjeux liés à la bataille. Nous identifiions à cette occasion plusieurs objectifs militaires et territoriaux pour les Ottomans : s’assurer la prise de Chypre, fortifier la présence turque au sud de l’Adriatique et consolider leur domination de la Méditerranée orientale. Pour les Espagnols et les Vénitiens, nous montrions que les objectifs militaires et politiques n’étaient pas identiques, ce qui permettait d’insister sur la fragilité de l’alliance de deux puissances bien souvent rivales dans l’Adriatique. Nous en arrivions au matin du 7 octobre 1571 : la description du combat naval permettait d’évoquer les galiotes à bombe vénitiennes, la navigation des galères et le sort des galériens – un mot que connaissent bien les élèves qui l’emploient aujourd’hui, d’ordinaire de façon peu charitable, pour décrire toute personne qui mène une vie difficile. Le rapporter à la vie à bord des navires méditerranéens du XVIe siècle donnait tout son sens à l’expression ! On présentait l’état du vent, les choix stratégiques aventureux de l’amiral ottoman, Müezzinzade Ali Pacha, l’issue incertaine du conflit, l’habileté d’Uluj Ali, capitaine d’Alger qui parvint à s’enfuir et à sauver une partie de la flotte ottomane. Cette description, très « événementielle », permettait également de dresser une première série de variables qui auraient pu transformer l’issue de l’affrontement : de meilleurs renseignements turcs sur l’état de la flotte de la Sainte Ligue, d’autres conditions météorologiques, des choix tactiques alternatifs.

Dans une autre séance, le but était de réfléchir aux conséquences de la bataille de Lépante. Le premier enjeu était de montrer l’ampleur des pertes cumulées (presque 30 000 morts, plus de 130 navires coulés) – ce qui invitait à réfléchir plus largement à la « révolution militaire » du XVIe siècle, aux bonds des effectifs des soldats, à la part considérable prise par l’armement naval dans le budget des grands empires de l’époque moderne. Ensuite, nous rappelions que la bataille était une victoire apparemment sans lendemain pour la Sainte Ligue : les Vénitiens perdent Chypre, l’alliance catholique est dissoute, l’Espagne ne pousse pas son avantage en Méditerranée orientale. Dans les années qui suivent, les Ottomans sont en mesure de reconstruire leur flotte et reprennent Tunis aux Espagnols en 1574. Ce travail d’évaluation du poids de l’événement « bataille » dans l’histoire était l’occasion de discuter avec les élèves des différentes strates du temps historique : le temps long des structures, celui de la conjoncture, puis le temps de l’événement lui-même. C’était là un des buts de ces deux séquences préparatoires que d’introduire les élèves aux différents enchevêtrements des temporalités historiques, pour penser non seulement les causes d’un événement, mais aussi tenter d’en mesurer les conséquences de courte et de longue portée. J’évoquais avec eux la figure de Fernand Braudel, sa réflexion sur les trois temps de l’histoire, et le chapitre qu’il a consacré à Lépante dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II[3]. En inscrivant Lépante dans la durée plus épaisse de la conjoncture, l’affrontement du 7 octobre 1571 « perd de son éclat et régresse dans l’échelle d’importance », comme le remarquait Paul Ricœur[4].

Et si les Ottomans avaient gagné ? Exercices sur un possible non advenu

S’il ne faut donc pas surestimer les conséquences de la victoire de la Sainte Ligue à Lépante, comment expliquer les célébrations artistiques, les cérémonies, les commémorations dont la bataille fit et fait encore l’objet en Italie et en Espagne ? Pour répondre à cette question et réviser l’événement, nous avons tenté une « expérimentation » contrefactuelle pour imaginer, avec les élèves de la 2nde 3 du lycée Paul Robert, une autre issue à la bataille[5]. Le premier travail, qui fut restitué par deux élèves, Armelle Van de Velde et Ella Jukic, lors de la journée du 11 juin à la Sorbonne, consistait à jouer des différentes variables qui ont conduit à l’affrontement du 7 octobre 1571, un peu à la manière d’un jeu de prise de décision. Il fallait tenter de penser la part d’incertitude de la bataille et déjouer de la sorte les pièges rétrospectifs de la fatalité. La victoire de la Sainte Ligue n’était pas jouée d’avance. En réfléchissant aux aléas climatiques (l’heure de la bataille décalée en fonction de l’état de la température, du vent, de la mer), aux stratégies (choisir de ne pas s’écarter de la protection assurée par la forteresse de Lépante), aux incidents qui émaillaient la Sainte Ligue (notamment les conflits entre soldats espagnols et vénitiens), nous proposions différents scénarios, du non-affrontement (les flottes se ratent) jusqu’à l’éventualité d’une victoire turque.

Il s’agissait ensuite de réfléchir aux conséquences de longue, voire de très longue durée d’une victoire ottomane à Lépante. Nous n’avancions pas sur un terrain complètement vierge ici, puisque cette hypothèse avait déjà été envisagée par F. Braudel lui-même afin de nuancer l’idée d’une « victoire sans conséquences » : « la victoire chrétienne a barré la route à un avenir qui s’annonçait très sombre. La flotte de Don Juan détruite, qui sait ? Naples, la Sicile étaient peut-être attaquées, les Algérois essayaient de rallumer l’incendie de Grenade ou le portaient à Valence. Avant d’ironiser sur Lépante, à la suite de Voltaire, peut-être est-il raisonnable de peser le poids immédiat de la journée. Il fut énorme[6] ». Pour Braudel, un succès ottoman aurait pu raviver la révolte morisque qui avait secoué l’Espagne à partir de 1568 ; et les Turcs, à la différence de don Juan d’Autriche qui n’avait pas poussé l’avantage jusqu’aux Dardanelles, auraient peut-être pris pied en Italie du sud – comme les troupes de Mehmet II lors de la prise éphémère d’Otrante en 1480. Dans un ouvrage récent, Noel Malcolm a lui aussi réfléchi aux décisions qu’aurait pu prendre le pouvoir ottoman, et notamment l’influent grand vizir Sokollu Mehmet Pacha. Les Ottomans auraient-ils profité d’une victoire pour porter un coup décisif aux possessions vénitiennes en Méditerranée orientale, conquérir l’île stratégique de Corfou en mer Ionienne, puis tourner leurs troupes vers la Crète, que les Turcs ont conquise bien plus tard, après la longue et épuisante guerre de Candie de 1645 à 1669 ? Malcolm évoque également l’idée d’une invasion des Pouilles et de l’Italie du sud, via Otrante – un projet que les Ottomans envisageaient encore, avec l’appui de la France et de mercenaires albanais et slaves, au milieu du XVIe siècle[7].

En classe, nous avons imaginé une grande réunion au palais impérial de Topkapı, à Istanbul, une fois parvenue la nouvelle d’une victoire à Lépante. Différentes stratégies étaient mises sur la table : si la conquête de Venise, voire de l’Espagne ou de la Sicile, fut témérairement proposée par certains élèves-vizirs, nous avons convenu d’un scénario plus prudent qui visait à sécuriser les positions ottomanes en Méditerranée orientale. Pour cela, nous avons écouté les propositions qui souhaitaient tenter à nouveau de prendre Malte. Des élèves considéraient – à juste titre – que les galères de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem détruites, les Ottomans pouvaient songer raisonnablement à assiéger de nouveau La Valette, ce qui permettrait aux Turcs de contrôler une île stratégique, au cœur de la Méditerranée, et de protéger les rivages nord-africains. Pour le sultan Selim, un succès de ce type serait prestigieux, car les troupes de son père Soliman n’avaient pas réussi à prendre Malte lors du siège de 1565. Par ailleurs, en observant une carte de l’Empire ottoman davantage centrée sur l’Asie et l’océan Indien, nous avons considéré que le grand-vizir Sokollu Mehmet Pacha aurait peut-être cherché à fortifier les frontières orientales de l’Empire ottoman, en consolidant les positions ottomanes à Bassorah, contre la Perse safavide. De la même façon, nous avons évoqué le projet qu’il avait formé de percer un canal à Suez pour mieux assurer les liens entre mer Méditerranée et mer Rouge, et ainsi protéger les routes du pèlerinage à La Mecque et développer les liens commerciaux avec l’Inde et l’Insulinde[8]. Ces discussions au palais impérial furent restituées par Inès Chouaa, Salimata Diallo, Chloé Marignale et Vishvathan Yohendran lors de la journée de juin. Les élèves ont imaginé une scène animée où deux vizirs plaidaient, devant le sultan Selim et le grand-vizir Sokollu, pour des stratégies différentes, une stratégie « occidentale », méditerranéenne, et une stratégie « orientale », asiatique. Le choix du grand-vizir était prudent : les Ottomans poussaient leur avantage au sud de l’Adriatique pour conquérir Corfou, prendre Otrante et y établir une forteresse turque au sud de l’Italie. L’enjeu était ensuite de signer une paix rapide avec Venise, disloquer la Sainte Ligue et porter les efforts ottomans vers la mer Rouge. Une victoire ottomane à Lépante n’aurait pas tout changé, mais elle aurait sans doute changé quelque chose : c’est cette dimension incrémentale de l’histoire contrefactuelle que nous avons essayé d’imaginer ensemble au moyen des cartes, de l’histoire longue de l’Empire ottoman en Méditerranée, des intérêts stratégiques du sultan, pour essayer de replacer la bataille et ses conséquences à leur juste place.

Un dernier aspect de notre uchronie, détaillé par Noa Ertus et Jules Guillo lors de la restitution de juin, visait à penser quelques conséquences de long terme. Nous nous sommes amusés à imaginer ensemble la myriade des « effets papillons » possibles. Une première hypothèse fut d’imaginer Malte et Otrante ottomanes, où la langue, l’architecture, la toponymie et la gastronomie turques seraient encore visibles et sensibles, un peu à la façon dont les traces du passé ottoman subsistent dans certains pays d’Europe centrale et orientale. Symétriquement, les salles du Palais des Doges de Venise, ainsi que les parois de nombreuses églises d’Italie et d’Espagne, commémoreraient d’autres événements et d’autres batailles. Une autre idée fut de tenter d’évaluer les conséquences pour l’Europe occidentale d’une défaite de la Sainte Ligue : les pays protestants auraient-ils tenté de profiter de la défaite navale du pape et de l’Espagne ? Les guerres de religion en France auraient-elles eu une autre issue ? Le pouvoir du pape affaibli, dans un contexte de division confessionnelle, aurait-il entraîné une plus grande diffusion des idées de la Réforme ? Ou bien la peur du Turc aurait-elle cimenté une autre alliance, interconfessionnelle, d’États européens ? À une autre échelle, nous avons aussi imaginé qu’un fameux soldat de Lépante, Miguel de Cervantès (réellement blessé à la main lors de la bataille de Lépante), aurait pu trouver la mort si les Turcs l’avaient emporté. Qu’aurait été le roman moderne et la littérature européenne et mondiale sans Don Quichotte ? Ce n’est pas la question la moins vertigineuse que posait notre expérimentation contrefactuelle !

En réfléchissant à l’incertitude des événements et à l’hypothèse de scénarios contrefactuels, nous nous sommes efforcés de tracer l’orbe des possibles non advenus, ce qui était aussi un moyen d’explorer différents épisodes de l’histoire de l’Empire ottoman, du XVe au XVIIe siècle, c’est-à-dire en amont et en aval de la bataille de Lépante. Cette expérimentation a l’indéniable – mais exigeant[9] – mérite de montrer très concrètement aux élèves ce qu’est une opération historiographique, appuyée ici sur le travail de mise en contexte d’un événement, ainsi que l’identification des causes, des conséquences et des attentes qui lui étaient associées. Il ressort assez simplement que tenter de comprendre ce qui aurait pu se passer permet pédagogiquement de mieux saisir la portée de ce qui s’est passé, dans un jeu de va-et-vient équilibré entre passés réalisés et futurs passés. En cela, le travail contrefactuel est aussi un moyen de faire l’histoire de ces multiples projets non réalisés qui abondent dans les archives. En d’autres termes, d’apprendre que le non-réalisé n’est pas forcément irréalisable, et encore moins irréaliste.

[1]  Voir sur ce lien entre architecture des lycées et patrimoine : Les lycées d’Île-de-France : quand l’architecture contemporaine rencontre la pédagogie, Paris, Lieux Dits, 2021 (p. 197-200 sur Paul Robert) ; et le dossier en deux volumes « Les patrimoines des lycées français du XIXe au XXIe siècle : de la connaissance à la valorisation », In Situ, vol. 44-45 (2021).

[2]  Pour un détail du programme d’histoire de seconde.

[3] Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. III. Les événements, la politique et les hommes, Paris, Armand Colin, 1990 (1966), p. 233-300.

[4]  Paul Ricœur, Temps et récit. Tome 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1991 (1983), p. 303.

[5]  Selon les pistes suggérées par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles, Paris, Le Seuil, 2016 (en particulier ici p. 103-126).

[6]  F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen… op. cit., p. 252. Pour un inventaire utile des propositions contrefactuelles contenues dans l’œuvre de Braudel, voir le riche exemplier confectionné par Bérenger Boulay dans Fabula.

[7]  Noel Malcolm, Agents of Empire. Knights, Corsairs, Jesuits and Spies in the Sixteenth-Century Mediterranean World, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 173-174.

[8]  Je m’appuyais ici sur les travaux et les cartes que l’on trouve dans Giancarlo Casale, The Ottoman Age of Exploration, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 135-137.

[9]  À l’instar de ce que Fanny Layani et Fabrice Langrognet ont constaté, les bénéfices de l’exercice m’ont semblé inégalement répartis ; toutefois, la partie sur l’événement lui-même ne réclamait pas de nombreuses connaissances préalables, si bien que les scénarios contrefactuels ont pu être proposés par une très large palette d’élèves. En revanche, les séances sur les conséquences de moyen et long terme nécessitaient davantage d’accompagnements et d’aides, laissant sans doute moins de place à des propositions spontanées.

Publié le 4 avril 2023
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