Transmettre

L'Histoire sans fin : « Et pourtant, si ça avait tourné différemment… » - lycée Charles de Gaulle (Rosny-sous-Bois)

Entre-Temps se propose de relayer cinq projets pédagogiques d'histoire contrefactuelle menés dans des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis en 2020-2021. Une "Histoire sans fin" dont voici cette semaine le quatrième récit : Élodie Remy a proposé à sa classe de seconde du lycée Charles de Gaulle de Rosny-sous-Bois d'imaginer avec l'historien Aurélien Ruellet des récits alternatifs du procès de Galilée et de la condamnation de l’héliocentrisme par l’inquisition romaine en 1633.

L’objet de l’atelier contrefactuel proposé à la classe de seconde du lycée Charles-de-Gaulle de Rosny-sous-Bois n’était pas une bataille épique ou un évènement politique. Il s’agissait d’un jalon dans l’histoire scientifique et culturelle : le procès de Galilée et la condamnation de l’héliocentrisme par l’inquisition romaine en 1633. Ce cas avait été choisi parce qu’il était présent et bien positionné au plan du calendrier, dans le programme de la classe de seconde (thème 4). Il permettait en outre de tester la démarche contrefactuelle dans un registre, l’histoire des sciences, habitué aux grands récits de l’inéluctable progrès de la raison et a priori moins sujet que d’autres aux contingences humaines de l’histoire. Échelonné sur cinq séances de deux heures entre mars et mai, le dispositif, comme toutes les situations d’enseignement de cette année 2020-2021, a pâti des singularités que les contraintes sanitaires ont pu faire peser sur le cadre pédagogique normal : port du masque nuisant aux échanges, classe en effectif dédoublé perdant de sa cohésion, et étrange délitement, malgré le projet, de la temporalité classique d’une année scolaire.

Après une (trop !) longue présentation de la démarche contrefactuelle, la première séance apportait quelques éléments aux élèves quant à la présence de l’imagination dans le travail scientifique et expérimental, en particulier dans le domaine astronomique. Les théories coperniciennes elles-mêmes, en apparence contraire au sens commun, pouvaient sembler construites contre les faits. Pour l’établir auprès des élèves, il fallut aussi revenir brièvement sur la cosmologie ptoléméenne et le « monde clos » qui formaient l’orthodoxie savante du temps de Galilée. Cet excursus, quoique trop long, permettait toutefois d’ autoriser les élèves à la démarche contrefactuelle et la justifiait, comme dispositif pédagogique autant que scientifique. Au début de la deuxième séance, la vie et les travaux antérieurs de Galilée étaient évoqués, l’occasion de rappeler l’importance de la protection politique et financière accordée par les puissants, la concurrence entre savants et l’absence de profession scientifique.

Le procès et la condamnation de 1633 étaient abordés et resitués dans une série d’évènements qui la produisait: le bûcher de Giordano Bruno à Rome en 1600, la mise à l’index des thèses coperniciennes en 1616 et la brève reculade de Galilée qui la suivit, la publication en 1632 du Dialogue des deux grands systèmes du monde, dédicacée à son ami le pape Urbain VIII, la colère de ce dernier qui pense se reconnaître dans le personnage naïf et stupide de Simplicio. Ces évènements, dont les ressorts sont autant géopolitiques (le contexte de la guerre de Trente Ans n’est pas étranger à la sévérité du pape qui doit faire preuve de poigne pour calmer les factions rivales à la curie), que psychologiques et politiques (le mécène blessé), théologiques (les Écritures outragées) s’achèvent par la condamnation de Galilée pour hérésie au terme de son procès et son assignation à résidence.

L’abjuration et le fameux remords apocryphe qui l’accompagne n’étaient pas des pages d’histoire bien connues des élèves : avant de jouer avec le récit standard, il fallut d’abord l’établir. Pour que l’exercice revête un intérêt pour les élèves, il était nécessaire, en outre, de dessiner l’ombre portée de cette sentence. Les tenants de la nouvelle science, traumatisés par la condamnation du plus grand des leurs, qui plus est d’âge respectable, se résolvent à une discrétion et dissimulation nécessaires. Si l’orthodoxie demeure ptoléméenne, les opinions coperniciennes progressent régulièrement et rapidement chez les savants, jusqu’à être entérinées de fait par l’Église, au cours du 18e siècle. Ce n’est toutefois qu’en 1992 que l’Église reconnaît son erreur et réhabilite la figure de Galilée. La repentance tardive de l’Église, sur fond d’ascension d’un discours scientiste, fait de Galilée un « martyr » de la science (David Brewster, 1842), victime presque malgré lui de la lutte séculaire entre la Raison et l’obscurantisme, héros tragique qui doit renoncer à la vérité.

La deuxième séance était organisée autour des possibles alternatifs. En les soumettant à la discussion collective, on constatait immédiatement que leur intérêt respectif n’était pas équivalent. Un Galilée renonçant au copernicanisme avant même le début du procès changeait-il le cours des choses ? Son aura de martyr palissait et de héros il devenait un lâche. Au-delà de sa faiblesse morale, les élèves semblaient surtout lui reprocher d’éteindre le romanesque de l’Histoire. C’est pourquoi, rapidement, des propositions émergèrent pour dramatiser malgré tout cette fin : Galilée, avant de se suicider, faisait parvenir à ses disciples une lettre leur enjoignant de poursuivre leurs recherches sur l’héliocentrisme. Nous tentions aussi de les mettre sur la piste d’un retournement de l’accusation et d’un ralliement des juges de Galilée à l’héliocentrisme. Finalement, quatre récits émergèrent, que nous avons affectés à des groupes :

– Galilée refuse d’abjurer et est exécuté. Plusieurs de ses disciples se détournent de l’Église et fuient la péninsule italienne pour la France.

– Galilée abjure au début de son procès mais poursuit en secret ses recherches sur l’héliocentrisme. Il forme ses disciples avant de se suicider.

– Galilée s’enfuit chez les Médicis avant le début du procès. Ses disciples essaiment en Europe tandis qu’il achève sa vie protégé dans le Grand-Duché de Toscane.

– L’Église se rallie aux vues coperniciennes et le dogme catholique incorpore l’héliocentrisme.

Ces possibles alternatifs étaient tous, à des degrés divers, improbables. L’enjeu de l’exploration expérimentale qui suivit était de peser les faiblesses de ces enchaînements causaux et leurs éventuels points d’accroche. Un Galilée refusant de plier devant l’inquisition se superposait certes à la figure du martyr de la Science et de la Raison que le XIXe siècle avait construite : ce destin semblait cependant impensable pour un homme de foi qui avait sollicité une partie de sa vie la protection de la papauté. Des procureurs qui se ravisent et troquent l’orthodoxie ptoléméenne pour le copernicanisme étaient plus contrefactuels encore. C’était l’occasion d’expliquer aux élèves que l’Église était tenue par la mise à l’index de 1616 et qu’il n’était pas dans les habitudes de l’institution de se dédire. Il fallait donc travailler une brèche : dans sa lettre à Christine de Lorraine, Galilée ne rappelait-il pas les propos du Cardinal Baronius sur l’étendue à donner à l’interprétation des Ecritures (« L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le Ciel ») ? Un suicide paraissait lui aussi exclu pour un homme de foi et d’honneur : cette funeste issue permettait cependant de revenir sur la condamnation théologique, morale et culturelle du suicide. Un Galilée échappant à son procès paraissait somme toute la moins fantaisiste des hypothèses alternatives.

Lors des deux séances suivantes, les groupes ont travaillé à la production d’archives et de manuels contrefactuels. Fabriquer un faux historique demande de bien connaître le vrai, ou à tout le moins, le vraisemblable. Pour guider la réflexion, nous avons fourni quelques extraits de sources contemporaines aux groupes d’élèves : le groupe « fuite chez les Médicis » avait ainsi à disposition un placet courtisan par lequel un savant offrait ses services au roi de France et plastronnait sur la valeur de ses inventions. Le groupe « refus d’abjurer et exécution » devait imiter le style des nouvelles qu’on pouvait trouver dans la Gazette Renaudot au sujet des affaires italiennes. Détournant une gravure de Thomas Sprat, il fit aussi opportunément de Galilée la figure tutélaire de la création de la Société Royale, en lieu et place du chancelier Francis Bacon. Le groupe « l’Église se rallie » travailla à la fabrication d’un emblème pour le pape Urbain VIII devenu héliocentriste (Fig. 1).

Fig. 1. Emblème imaginé par un élève d’après l’emblème figurant sur la page de titre de l’ouvrage géocentrique de Melchior Inchofer, Tractatus Syllepticus, sur lequel on voit trois abeilles (symboles de la famille Barberini, famille d’Urbain VIII) maintenant immobile la Terre, accompagné par la devise « Par elles [les abeilles], fixée [la Terre], elle repose ». Sur le travail de l’élève, cette devise est remplacée par un mot d’ordre héliocentriste (« sol in centro ») et les sept planètes sont placées autour du Soleil »
Le groupe « Galilée abjure dès le début du procès » travailla (aidé en cela par des logiciels en ligne) à des anagrammes supposées transmettre de façon cryptée aux disciples l’ordre de poursuivre l’œuvre copernicienne, etc. Grâce au soutien matériel et technique de la Fondation 93, ce travail s’acheva par la confection de pages de manuels contrefactuels (Fig. 2 et 3). Cette phase du travail avec les élèves nous a semblés la plus stimulante, car elle offrait d’innombrables occasions d’apporter des connaissances ou de retravailler les prismes narratifs spontanés. Ainsi, il semblait peu probable que l’affaire galiléenne, quelle qu’en fût l’issue, débouchât sur une guerre européenne de plusieurs dizaines d’années entre catholiques et protestants… La perspective belliqueuse, qui semblait irrésistiblement dévier le travail de deux groupes, n’était pourtant pas la plus fertile et la plus prometteuse. Il fallut brider l’imagination et, malgré le thème travaillé, nous faire censeurs. L’un des quatre groupes (« L’Église se rallie ») n’a pas réussi à finaliser ses documents et son manuel contrefactuels : les élèves ne se sont jamais véritablement emparés d’une démarche qui leur apparaissait peu scolaire, trop abstraite et qui exigeait une prise de distance avec le récit historique traditionnel. Celui-ci n’étant pas compris ou maîtrisé, l’exercice dans son ensemble semblait laborieux ou inutile.. Certaines idées évoquées presque au hasard par certains élèves se révélèrent au contraire fructueuses. Le groupe « fuite chez les Médicis » a songé – rapidement encouragé en cela par les encadrants – au profit que Louis XIV pourrait tirer du débauchage d’un disciple de Galilée et d’une prise de guerre héliocentriste. Il n’en fallait pas plus pour expliquer les ressorts de la propagande solaire chez Louis XIV et songer à la façon dont elle pourrait s’articuler à une théorie copernicienne. La dernière séance fut l’occasion de mettre en images ces pistes de réflexion. Le concours technique de la Fondation 93 permit la réalisation de petites capsules vidéo mettant en scène des entretiens entre un journaliste et des historiens qui livraient leur interprétation sur l’affaire Galilée. Le plaisir que les élèves ont eu à tourner leurs débats et à se mettre dans la peau d’historiens pour défendre leurs hypothèses était manifeste. Leur mobilisation pour le colloque final, même en visioconférence, l’illustre également.

Cet atelier d’histoire contrefactuelle fut une expérience pédagogique passionnante : on y a constaté les tropismes belliqueux de l’imagination historique des élèves, prompts à embraser le continent sous les prétextes les plus divers. On y a vu leurs réticences à déboulonner la statue du grand homme, puisque même un Galilée lâche se voyait offrir la possibilité d’une rédemption. L’atelier permit de s’interroger, également, sur l’inertie du récit de l’ascension de la Science et de la Raison contre l’obscurantisme. Quelle que fût l’alternative choisie pour le turning-point, l’héliocentrisme finissait par triompher sur les frises des élèves, selon une chronologie qui ne différait pas outre mesure du développement réel des évènements. C’est peut-être la nature du turning-point qui est en cause : l’affaire Galilée, dans ses déterminants comme dans ses conséquences à court et moyen terme, laissait peu de place aux contingences du micro-évènementiel. Au-delà de ces observations, l’exercice fut intéressant parce qu’il a fait travailler les élèves autrement, il a autorisé et valorisé leur imagination et leur créativité. Ils prenaient conscience que l’histoire était une science vivante, qui s’écrivait et s’inventait, à partir de principes (études des sources, rigueur de la démonstration) dont ils apprenaient à mesurer les effets.

 

Publié le 21 mars 2023
Tous les contenus de la rubrique "Transmettre"