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L'Histoire sans fin : Aux frontières de l’histoire, une histoire contrefactuelle de la frontière franco-allemande, 1871-1919 – lycée Balzac (Paris 17e)

Entre-Temps se propose de relayer cinq projets pédagogiques d'histoire contrefactuelle menés dans des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis en 2020-2021. Une "Histoire sans fin" dont voici cette semaine le premier récit : une démarche d'histoire alternative doublée d'une approche microhistorique que Fanny Layani et Fabrice Langrognet ont expérimenté auprès d'une classe de première du lycée Balzac (Paris, 17e). Et si la France avait gagné la guerre de 1870-1871 ?

Notre exercice d’histoire contrefactuelle s’est déroulé du 19 mars au 6 mai 2021 dans une classe de première du lycée Balzac (Paris 17e), à raison de six séances hebdomadaires de deux heures. Celles-ci ont été prolongées par la journée de colloque du 11 juin 2021, lors de laquelle plusieurs élèves ont présenté une vidéo de restitution du travail collectif. Les séances de travail ont eu lieu lors de l’enseignement de la spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP), assuré par Fanny Layani. En raison de la pandémie de Covid-19, un nombre non négligeable d’élèves ont été portés absents à chaque séance, et deux sessions hebdomadaires sur six ont dû se tenir en visioconférence du fait d’une recrudescence des contaminations en avril 2021.

Notre exercice s’inscrivait dans l’un des cinq thèmes du programme de spécialité HGGSP, intitulé Étudier les divisions politiques du monde : les frontières. Cette section du programme vise à « faire comprendre aux élèves ce que sont les frontières politiques : leurs formes, leurs dynamiques, les enjeux internes et externes qui leur sont associés[1] ». Partageant cet objectif pédagogique, la démarche que nous proposions avait néanmoins ceci d’original qu’elle se concentrait sur une démarcation géopolitique instituée à la fin du XIXe siècle et qui n’a plus cours aujourd’hui, à savoir la frontière franco-allemande de 1871-1919. Voilà qui résonnait davantage avec le programme d’histoire de première par ailleurs suivi par les élèves, qu’avec les questions d’actualité abordées habituellement en HGGSP.

Dans le champ de l’histoire des possibles, l’hypothèse d’une victoire française en 1870-1871 a déjà fait l’objet de réflexions contrefactuelles, notamment par le journaliste Antoine Reverchon[2]. Mais l’angle proposé par ce dernier, essentiellement militaire, traite des conditions de possibilité de ce passé non advenu, et non des conséquences multiples de la nouvelle frontière qui aurait résulté d’un dénouement différent du conflit.

La France pouvait-elle gagner en 1870_

Guerre et Histoire n°3, 17.11.2017 p.77 - Siège de Paris

Renversement contrefactuel et microhistoire

L’exercice visait tout à la fois à sensibiliser les élèves aux grands enjeux politiques, diplomatiques, militaires, économiques et sociaux dont le tracé de la frontière de 1871 fut historiquement le produit et la cause, mais également à leur faire prendre conscience des ramifications très concrètes, à l’échelle individuelle, que purent avoir de tels changements. Les ruptures structurelles sont en effet lourdes de conséquences, sans pour autant être nécessairement dirimantes, sur l’univers des possibles s’ouvrant aux personnes ordinaires. À la faveur d’un « jeu d’échelles[3] », nous avons dès lors souhaité articuler des points de bascule géopolitiques à d’autres beaucoup plus singuliers, moments pivots de parcours de vie individuels, en l’espèce ceux de migrants originaires d’Alsace-Lorraine.

En mobilisant une telle approche microhistorique, c’est-à-dire en examinant les chaînes de causalités dans l’évolution d’un personnage particulier et de sa famille, nous avons souhaité, pour ainsi dire, ajouter à l’anti-téléologisme de la démarche contrefactuelle l’anti-prototypisme de la narration singulière. C’était à ce prix, pensions-nous, que nous pourrions permettre aux élèves d’historiciser et de déconstruire certaines idées reçues sur la nation et les frontières interétatiques. En l’occurrence, nous avons choisi de centrer le propos sur Anselme Isz, né à Brouderdorff, dans la Meurthe, le 17 avril 1871. Cet individu et sa famille faisaient partie des migrants que l’un d’entre nous, Fabrice Langrognet, avait étudiés dans sa thèse de doctorat. Lorrain de naissance, Anselme rejoint très tôt avec sa famille la banlieue nord de Paris, où il s’emploie comme son père à la verrerie Legras de la Plaine-Saint-Denis, d’abord comme « gamin », puis comme souffleur, boucheur à l’émeri, avant de devenir ouvrier verrier à proprement parler. L’intervalle chronologique retenue s’étendait des années 1860, correspondant au Second Empire et à la génération des parents d’Anselme, jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale.

Anselme Isz vers 1910 © Archives privées Aurélie Lacy
Anselme Isz vers 1910 © Archives privées Aurélie Lacy

Les élèves nous ont semblé réceptifs à la fonction heuristique de la microhistoire, qui permet de mieux comprendre comment les personnes individuelles et les petits groupes prennent part aux évolutions historiques. Ils ont aussi pu mesurer, au gré d’interrogations sur les pratiques linguistiques, les décisions migratoires ou encore les choix professionnels et matrimoniaux des personnages concernés, ce que les identifications et les allégeances aux États-nations pouvaient avoir historiquement de contingent et de circonstancié.  C’est en particulier le cas lorsque ces acteurs sont issus, comme Anselme et sa famille, de confins géopolitiques. En d’autres termes, les élèves ont compris de façon vivante et incarnée comment la binarité des limites politiques se heurte à l’épaisseur des identités individuelles et au foisonnement de leurs définitions.

À cet égard, une des vertus incidentes de l’exercice a été de permettre aux élèves de prendre conscience de la place des classes laborieuses dans l’histoire. Si elle fait figure de lieu commun pour les historiens professionnels depuis sa diffusion dans le cadre de la Nouvelle histoire sociale dans les années 1960 et 1970, cette idée d’histoire « par le bas » partant et prenant pour objet les individus demeure largement méconnue des lycéens. Pour eux, l’histoire reste avant tout celle de la haute politique, du fait de programmes scolaires ne laissant qu’une place extrêmement réduite – pour ne pas dire cosmétique – aux ouvriers, aux migrants ou aux femmes.

Plusieurs travaux sur des matériaux divers

La séance introductive nous a permis de poser le cadre historique et de réfléchir avec les élèves aux mécanismes et à l’intérêt de la démarche contrefactuelle. Le premier travail proposé a consisté, pour les élèves, à manipuler un répertoire de sources variées, à la fois primaires et secondaires. À partir de ces documents, nous avons demandé à la classe de répondre à plusieurs questions visant à identifier les points saillants du parcours d’Anselme et des siens : où se situe Brouderdorff par rapport à la frontière franco-allemande avant et après 1871 ? Quelle langue parlaient les parents d’Anselme ? Quand il travaille à la verrerie de la Plaine-Saint-Denis à partir de la fin des années 1870, Anselme est-il perçu comme un étranger dans l’usine ? Nous avons également soulevé d’emblée la question qui constituait le pivot principal du projet : pourquoi la famille d’Anselme a-t-elle émigré vers Paris et sa banlieue ? Si la guerre de 1870 avait eu une autre issue, et le traçage de la frontière différent, en serait-il allé autrement pour la famille Isz ?

Forts de ces interrogations, boussoles pour se repérer dans les virtualités encore non advenues à la veille du conflit franco-prussien, nous avons ensuite discuté en classe un ensemble de documents et d’informations biographiques relatives à la famille Isz. Ceux-ci ont permis de réfréner la tendance des lycéens à n’envisager que des causalités simples et univoques. Grâce à des informations portées sur des actes d’état-civil et des passeports, on découvrait par exemple que les grands-parents paternels d’Anselme avaient déjà passé du temps dans le 19e arrondissement de Paris dans les années 1860, ou encore qu’Anselme était retourné en 1894 dans ses terres natales pour se marier.

Le renversement contrefactuel proprement dit a commencé par un élargissement de la focale vers les questions géopolitiques. Les élèves ont été invités à formuler des propositions alternatives des tracés de la frontière de 187. Ils devaient, dans le même temps, justifier leurs choix en amendant un article historiographique relatif aux négociations diplomatiques franco-allemandes et aux rapports de forces ayant débouché sur le nouveau tracé[4]. La classe a été divisée en quatre groupes. Les deux premiers groupes ont décidé d’imaginer un scénario alternatif caractérisé par une annexion de territoire beaucoup plus vaste au bénéfice du nouvel Empire allemand. Ils ont opté pour une frontière internationale qui aurait suivi la vallée de la Seine et intégré Paris en territoire impérial. Les deux autres groupes ont privilégié quant à eux l’hypothèse d’une victoire française suivie de l’annexion, par la France, d’une bande de plusieurs dizaines de kilomètres en pays rhénan et palatin. Étonnamment, l’hypothèse d’un statu quo frontalier n’a pas suscité l’intérêt des élèves. Il faut sans doute y voir une conséquence de la liberté qui leur était offerte de tracer une nouvelle frontière, plutôt que de s’en tenir à un possible historique qui n’aurait fait que préserver une situation déjà connue.

Voici les deux cartes réalisées à partir des travaux des élèves, avec la localisation de Brouderdorff sur chacune :

La réécriture de l’article analytique a révélé le raisonnement suivi par chaque groupe. Dans le premier scénario, les conséquences de la victoire allemande telle qu’advenue ont été poussées plus loin par les élèves. Ils ont ainsi souligné que « prendre la capitale française » faisait partie des buts de guerre de Bismarck – se rapprochant, en cela, de la réalité historique. Mais selon eux, le siège devait aboutir non seulement à la défaite française, mais à l’annexion durable de la capitale, malgré les difficultés que cela aurait impliqué pour l’administration impériale. « Les frontières furent redessinées de façon stratégique et pensée », précisaient-ils. Par le « traité de Sedan » (et non plus de Francfort), la nouvelle frontière et l’annexion léonine qu’elle matérialisait auraient purement et simplement été imposées à la France. Toutefois, les élèves ont entrevu les conséquences sociales et politiques majeures de cette annexion : à l’issue du traité, concluaient-ils, « les relations entre les différentes populations ne [furent] pas très cordiales ».

Les élèves travaillant sur le second scénario ont été tentés, pour leur part, de renverser l’histoire par une sorte de symétrie, en postulant une annexion française et non plus allemande, tout en prenant soin de repousser la date de fin du conflit, preuve qu’ils avaient compris que le réalisme contrefactuel empêchait une victoire de la France dès l’hiver 1871. « Les défaites allemandes s’accumulent et les territoires rhénans finissent par être occupés. Après d’ultimes tentatives visant à reconstituer une armée dans l’ouest de l’Allemagne, le gouvernement prussien s’entend avec le gouvernement français et convient d’un armistice le 28 janvier 1872. Outre l’arrêt des combats, cet armistice a entre autres fonctions de discuter des préliminaires de paix, où l’on mentionne déjà la cession de territoires. »

L’articulation avec le cas d’Anselme Isz

L’enjeu était ensuite de comprendre comment aurait pu se dérouler le parcours d’Anselme Isz et de sa famille dans chacun des deux scénarios. Les élèves ayant travaillé sur l’annexion de Paris et de ses banlieues eurent tôt fait de comprendre que la verrerie de la Plaine-Saint-Denis n’aurait sans doute pas connu le même essor à la fin du XIXe siècle. Celle-ci a en effet capté les parts de marché de verreries lorraines situées en territoire annexé et privées de débouchés français après 1871. Il devenait donc possible, d’après les élèves, qu’Anselme fût resté dans la verrerie historique de son village, sur le lieu-dit de Plaine-de-Walsch, où travaillaient ses ancêtres. Toutefois, en supposant que les facteurs politiques et linguistiques étaient décisifs pour Anselme, un groupe d’élèves a pris le parti de le faire migrer plus loin, dans les régions françaises libres, pour ainsi dire, et de rejoindre une verrerie de Bordeaux. Ils sont allés jusqu’à imaginer qu’au lieu d’épouser une Lorraine de son village, son intégration professionnelle aurait été telle qu’il aurait fini par convoler avec la fille du maître-verrier bordelais. En cela, ils ont sans doute été fidèles aux ascensions rapides chères à l’écrivain éponyme de leur lycée et aux potentialités romanesques qu’elles renferment… mais ils ont sans doute proposé une perspective audacieuse quant aux mobilités sociales de l’époque !

Les élèves planchant sur l’annexion de territoires allemands par la France ont présumé que de nouvelles usines françaises y seraient fondées, compte tenu de l’impossibilité des entreprises de l’Allemagne vaincue de fournir le marché rhénan. Dans cette situation, ils ont fait l’hypothèse d’un déménagement de la verrerie Legras outre-Rhin, dans l’agglomération de Bonn. Pour rendre compte de l’installation d’établissements industriels français en Allemagne annexée, les élèves ont imaginé, de façon plutôt cohérente, une politique française de colonisation de peuplement inspirée de ce qui se produisait en parallèle en Algérie. « La France tente de faire emménager des populations françaises dans les nouveaux territoires annexés, et mène des campagnes migratoires […]. Pour ce faire, elle propose aux patrons d’ouvrir de nouveaux lieux de travail en Allemagne […] parce qu’elle cherche à dynamiser et franciser les nouveaux territoires ». Le choix de la ville de Bonn s’explique également, dans leur scénario, par la présence du Rhin permettant d’acheminer le charbon par voie fluviale jusqu’à la verrerie. C’est donc là, à les en croire, qu’Anselme aurait pu devenir verrier, profitant de sa maîtrise d’un dialecte alémanique pour évoluer dans les deux langues et s’assurer une progression de carrière rapide. Ici, le caractère spécifique du lycée, fréquenté pour moitié par des élèves de situation internationale dont le bilinguisme est au cœur du cursus, a pu favoriser l’émergence de cette idée, somme toute assez plausible pour un migrant d’un territoire frontalier dans l’Europe de la fin du XIXe siècle.

La trame uchronique fut ensuite complétée, dans ce second scénario, par le mariage d’Anselme Isz avec une certaine Jeanne Müller, la fille de ses voisins allemands. Quant à la destinée supposée de leurs enfants, les deux filles d’Anselme et Jeanne aurait épousé, dans le scénario alternatif, des employés de la verrerie, tandis que le fils cadet, après une adolescence qu’il passa lui aussi à souffler le verre, aurait décidé à dix-sept ans de quitter Bonn pour Paris, malgré l’opposition de ses parents. L’intention du jeune homme était de gagner la capitale française pour y faire des études et y devenir écrivain ; et les élèves de noter qu’il émigra en compagnie du « boulanger du quartier avec qui il entretient une amitié intime ». L’écho remarquable au Jean-Christophe de Romain Rolland est ici totalement fortuit !

Après cette parenthèse romantique et romanesque, les élèves retrouvèrent un certain réalisme historique, celui des contraintes structurelles pesant sur leurs personnages. « Malheureusement, le statut social [du fils d’Anselme] ainsi que sa condition ne lui permettent pas faire des études ». Du réalisme social, ils glissèrent enfin à la réalité événementielle, dont ils n’avaient pas souhaité s’affranchir. Les trois fils Isz furent en effet mobilisés, dirent-ils, durant la Première Guerre mondiale, à l’instar du fils de l’Anselme historique. Et c’est la grande grippe de 1918-1920, qu’on a longtemps dit espagnole, qui emporta Jeanne Isz née Müller. Les élèves s’étant pris au jeu, ils poursuivirent le scénario de leur propre chef au-delà de 1919. Nouveau traité de paix et nouvelle frontière passant cette fois juste au nord de Bonn, avec toujours de violentes tensions franco-allemandes. Anselme Isz, désormais veuf, rejoint lui aussi Paris, où il trouve un emploi à Plaine-Saint-Denis : persistance rétinienne des informations de la « vraie histoire » ! L’Anselme uchronique meurt finalement des suites d’un accident du travail. Fait ainsi retour, comme en point d’orgue, la condition ouvrière qui avait été parfois oubliée au fil du scénario (les élèves ayant notamment fait des Isz les propriétaires de leur logement). On ne peut que se féliciter qu’ils aient ainsi souhaité conserver à leur narration une certaine cohérence sociologique.

Acte de naissance fictif de Marcel Isz, fils cadet d’Anselme et Jeanne
Acte de naissance fictif de Marcel Isz, fils cadet d’Anselme et Jeanne

La proposition d’une histoire alternative s’est accompagnée d’une réécriture des sources primaires. Nous avons demandé aux différents groupes de rédiger de faux actes d’état-civil et autres certificats de résidence, afin de fournir un socle documentaire à la vie d’Anselme dans leurs scénarios respectifs. Cet effort de falsification mimétique à partir des sources originales leur a permis de déceler les caractéristiques de ces actes, qui forment le matériau de base de l’histoire sociale en général et l’histoire sociale des migrations en particulier, et de découvrir ainsi d’une manière originale les coulisses du travail historien. L’exemple suivant montre, par la variation des caractères typographiques, que les lycéens ont tâché de reproduire finement la structure d’origine des actes dont ils se sont inspirés –même si, en l’occurrence, le modèle dactylographié à trous est anachronique pour la fin du XIXe siècle, où les documents de cet ordre étaient entièrement manuscrits, et la date est difficilement compréhensible, puisque placée un an avant la naissance d’Anselme !

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À chaque séance, les forces et les faiblesses des productions des élèves ont été discutées en classe, à la lumière de l’impératif de vraisemblance qui donne son sens à la démarche contrefactuelle. Lors de la dernière séance ont été débattues les conséquences de longue durée de chaque scénario sur les facteurs et l’avènement de la Première Guerre mondiale, tout y en adjoignant une réflexion sur la tournure qu’aurait pu prendre la guerre à l’échelle de la famille Isz. On s’est notamment demandé si dans les contrefactuels conçus par les élèves, la fille d’Anselme aurait tout de même pu épouser un mécanicien britannique cantonné à la Plaine-Saint-Denis, comme elle le fit historiquement.

La restitution

Lors du colloque conclusif du 11 juin 2021, tenu en visioconférence en raison de la situation sanitaire, les élèves ont choisi de restituer leurs travaux sous la forme d’un clip vidéo. Ils y entrelacèrent des parties orales sous forme de présentation didactique et des inserts textuels et picturaux permettant de comprendre la teneur de leurs recherches. Après une définition de l’histoire contrefactuelle, ils proposèrent un résumé de leur démarche, démontrant une compréhension assez claire des enjeux du projet, tant concernant l’approche contrefactuelle que l’imbrication des niveaux d’analyse : « nous avons imaginé deux scénarios alternatifs aux échelles macro et microhistorique, c’est-à-dire à l’échelle nationale, voire internationale, et à l’échelle d’un individu ou d’un groupe d’individus ». Ensuite, les différents groupes ont décrit leurs scénarios, à la fois le tracé de la frontière et la trajectoire de la famille Isz.

À la fin de leur production vidéo, les élèves ont tenu à préciser un élément important, à savoir que ce projet avait été la seule occasion pour eux de se rapprocher et de se retrouver les uns les autres, alors qu’ils vivaient leur scolarité en demi-groupes depuis plusieurs mois.

Bilan pédagogique et expérimental

Menée dans des conditions particulièrement difficiles tenant au contexte pandémique, l’expérience a été globalement couronnée de succès sur le plan pédagogique. La démarche contrefactuelle a été rapidement assimilée par les élèves et son caractère de jeu intellectuel a rencontré l’adhésion. Il en est allé de même de notre proposition de « contrefaçons contrefactuelles ». Ces exercices ont été bien maîtrisés et ont permis de comprendre, à rebours, l’importance des sources primaires comme supports épistémologiques indispensables à la reconstitution narrative et au raisonnement historique. Plus largement, les travaux ont montré que les élèves s’étaient familiarisés avec l’idée d’une contingence des tournants politico-militaires et des tracés de frontières qui en résultent. Ils ont aussi saisi, dans ses grandes lignes, la connexion complexe et multifactorielle entre ces évolutions macroscopiques d’une part, et des parcours de vie individuels de l’autre, ces derniers dépendant toujours pour une part de « l’agentivité » des acteurs eux-mêmes.

Pour autant, force est de constater que les bénéfices du projet ont été très inégaux selon de l’investissement de chacun. Une minorité de quatre ou cinq élèves se sont particulièrement investis dans le projet, les autres se contentant de suivre le mouvement avec une certaine passivité – laquelle n’était d’ailleurs pas propre à cet exercice. L’ensemble de la classe avait été frappée d’une grande démobilisation après deux trimestres de cours en alternance et plus d’un an de pandémie altérant profondément leur vie sociale, leurs facultés d’apprentissage et parfois leur santé mentale. Il n’en reste pas moins que l’exercice n’a guère profité aux élèves les plus fragiles. Ceux-ci, dont certains étaient à la limite du décrochage scolaire, étaient moins bien armés pour développer des scénarios alternatifs. S’ils ont apprécié la dimension expérimentale et créative du travail, le fond de la démarche contrefactuelle est resté pour eux étrange et mal compris.

Il nous semble donc que le développement de cette pratique en milieu scolaire, pour prometteuse qu’elle soit, demanderait qu’y soit consacré un temps plus long, par exemple en y revenant à l’occasion de plusieurs exercices au cours des trois années de lycée. En cela, les programmes qui vont de l’antiquité grecque au XXIe siècle ne manquent pas de points de bascule à manipuler. Cette fréquentation plus régulière du renversement contrefactuel permettrait vraisemblablement à l’ensemble des élèves, y compris les plus en difficulté, de s’en approprier les principes et d’en bénéficier pleinement. Il faudrait également veiller à ce que le socle de connaissances historiques sur lesquelles porte l’exercice contrefactuel soit bien assimilé au préalable. Dans notre cas, les retards accumulés du fait de la pandémie dans la couverture du programme d’histoire de première dans leur cours de tronc commun avaient eu pour conséquence qu’au printemps, les élèves étaient encore trop peu familiers des grands épisodes politico-militaires de la scansion 1871-1918. Cela a nui à l’efficacité de l’exercice.

Enfin, demeure du côté des formateurs le défi de canaliser l’imagination des élèves en les contraignant à ne faire varier, dans l’équation historique, qu’un seul paramètre à la fois – c’est-à-dire à rester autant que possible dans le cadre d’un « toutes choses égales par ailleurs ». À partir du moment où il a paru aux élèves qu’une multitude d’autres passés étaient possibles, ils ont été tentés de glisser vers le roman en dénouant les amarres de la vraisemblance et du réalisme. Il convenait donc de bien les aiguiller à chaque étape de l’exercice. Une fois rappelés à l’impératif de réalisme, ils ont su mobiliser d’excellentes intuitions et ont fait preuve d’un réel sens historique, lequel n’est pas autant stimulé dans le cadre d’enseignements plus classiques de l’histoire.

Conclusion

En conclusion, nous tenons à souligner que la microhistoire présente un potentiel narratif qui se prête bien à l’exploration des causalités qui fait l’objet de la démarche contrefactuelle. Conjuguée à des turning points plus vastes, la microhistoire peut permettre d’enrichir et d’incarner davantage encore l’approche contrefactuelle, dont l’attention aux individus porte généralement sur ceux qui sont réputés avoir « changé le cours de l’histoire ».

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[1]  Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, Éduscol, programmes, voie générale, HGGSP, classe de première, thème 3, janvier 2019, p. 7.

[2]  Antoine Reverchon, La France pouvait-elle gagner en 1870 ?, Paris : Economica, 2014. Voir aussi du même auteur, « Et si… Bismarck avait levé le siège de Paris ? », Guerre et Histoire, n°3, 17.11.2017, p. 77.

[3]  Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles, Paris : Gallimard/Seuil, 1996.

[4]  Benoît Vaillot, « La fabrication d’une frontière : la délimitation franco-allemande de 1871 » in Alissia Gouju et al. (dir.), Les frontières dans tous leurs états, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 2019, p. 41-56.

Publié le 7 février 2023
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