Créer

Le chant des accusées : du procès verbal au verbe chanté - Épisode 3 : chanter l'archive

Commande de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence, Le chant des accusées, cycle de mélodies d’Arthur Lavandier, est composé d’après des archives de procès de femmes jugées en la chambre criminelle du parlement de Paris au xviie siècle. Il est l’aboutissement d’une réflexion historienne, textuelle et artistique menée par le compositeur en collaboration avec Aurélien Peter, doctorant en histoire moderne. Pour Entre-Temps, tous deux reviennent sur cette expérience partagée, sur les réflexions et les questionnements qu’elle a suscités chez eux et par rapport à leurs pratiques respectives. Dans ce dernier épisode, ils détaillent les procédés de mise en musique des archives sélectionnées et reviennent sur la journée de la création en concert à Aix par Julie Fuchs et Alphonse Cemin.

Transformation des textes et mise en musique – Arthur Lavandier

Dans le cas de notre création, deux points me sont apparus particulièrement puissants : d’une part, malgré les transformations dues au style principalement indirect des commis au greffe, les mots écrits sur les plumitifs forment l’unique lien, même s’il a pu être fabriqué, déformé, simplifié, avec l’événement-primordial, avec l’énonciation-même. Ces mots se placent donc, d’une certaine manière, un degré en-dessous de l’enregistrement sonore. D’autre part, ces textes ont une nature extraordinaire, puisque tirés de situations extraordinaires, criminelles, et confrontées à la justice.

Ma première idée, et j’admets que c’était par une certaine volonté de sensationnalisme, ma première idée était de ne prendre que des paroles de femmes accusées de sorcellerie. Heureusement, l’idée fut rapidement rejetée, pour ce qu’elle avait de déséquilibré et d’injuste. En effet, parmi tous les interrogatoires de femmes qu’Aurélien avait trouvés, très peu concernaient des affaires de sorcellerie, et il aurait été terrible, aux yeux de nos consciences, je crois, de forcer le trait et de mettre de côté un pan entier de ce champ de recherche qui nous semblait pourtant extrêmement intéressant, celui des affaires typiquement « féminines » de l’époque : l’infanticide, les mauvaises paroles ou l’adultère.

C’est de cette manière que nous avons commencé à extraire des bouts de textes, parfois juste une phrase, parfois cinq pages, de plumitifs rapportant des types d’affaires très diverses. De plus en plus, l’idée de présenter un panel varié de cette étrange tranche de réalité judiciaire nous est apparue comme étant la plus légitime. Il me paraissait aussi de plus en plus important que les textes une fois sélectionnés et mis ensemble forment un tout vivant et dynamique, voire surprenant.

Ainsi, le cycle serait de six mélodies, aux structures, tailles et caractères très différents. Rapidement, j’ai décidé que nous pourrions adapter librement les extraits choisis. Sans jamais en changer le sens, mais en modernisant certaines tournures, en soulignant, en éclairant certaines émotions, certains traits, en passant du discours indirect au discours direct. Il était important de se rappeler que malgré tout l’appareil de recherche mis en place, nous étions en train de créer une œuvre d’art vivante.

Et parce que le travail de sélection et d’adaptation a été aussi poussé, les idées musicales sont venues très naturellement. Je crois que d’une certaine manière, parce que nous avons passé autant de temps à nous plonger dans ces archives, des « personnages » ont commencé à apparaître. Je mets le mot entre guillemets parce que je parle de personnages musicaux, mélodiques, harmoniques et rythmiques, pas uniquement dramatiques.

Ainsi, les mélodies ont commencé à se caractériser, à se distinguer l’une de l’autre, grâce aux textes. L’un des principes fondateurs du cycle, c’est que chacune des mélodies possède sa propre logique, son propre langage, son propre développement. Certaines sont longues (presque 6 minutes), d’autres courtes (à peine 20 secondes) ; certaines, très denses, d’autres, légères ; certaines sont logiques, avec des processus déterminés, d’autres, plus chaotiques, plus libres.

Bien entendu, l’une de mes préoccupations fortes était tout de même l’unité du cycle, malgré la variété des mélodies. Cette unité se retrouve dans certains des mécanismes harmoniques, dans le style général, de l’écriture pour le piano, et surtout de l’écriture vocale.

La première mélodie, Ôter le sort, obéit à un principe simple et continu. Dans le texte, on apprend petit à petit les chefs d’accusation de plus en plus ridicules, en apparence, que contient le procès pour sorcellerie d’une certaine Renée Rioland. Pour appuyer ce décalage vers le bizarre, l’insensé pour les spectateurs d’aujourd’hui (il est dit qu’elle a été vue sauter de bas en haut et de haut en bas sur son lit, ce qui suffit à l’accuser de faits de maléfices), le piano énonce une suite de vingt-et-un accords (fig. 1), alternés entre la main droite et la main gauche (aigu / grave).

1. Extrait de la mélodie Ôter le sort: les 21 accords initiaux

Ces accords sont ensuite répétés (fig. 2) mais en subissant une désagrégation progressive au fur à mesure que les chefs d’accusation sont détaillés par le conseiller rapporteur et qu’elle y répond.

2. Extrait de la mélodie Ôter le sort: la désagrégation progressive des accords

Puis, cette désagrégation s’interrompt pour un moment (fig. 3) et les accords se resserrent, lorsque Renée Rioland nie, plusieurs fois de suite, les crimes dont elle est accusée.

9_Oter5
3. Extrait de la mélodie Ôter le sort : les accords un instant resserrés

Mais la désagrégation reprend et s’accentue (fig. 4), au point qu’à la fin de la mélodie, les accords sont complètement arpégés.

4. Extrait de la mélodie Ôter le sort: les accords arpégés finalement

Par-dessus ce décalage progressif, la ligne vocale vient se poser un peu en dehors du temps, comme si les paroles de l’accusée n’étaient pas perturbées par le conseiller rapporteur qui l’interroge. Une toute petite coda vient finalement annoncer le châtiment : Renée Rioland ne sera pas exécutée mais « bannie cinq ans ».

Dans la quatrième mélodie, Pendue et étranglée (fig. 5), c’est un peu l’inverse qui se produit : le piano égraine très régulièrement des notes qui forment progressivement des accords.

5. Extrait de la mélodie Pendue et étranglée

Ces accords se fondent les uns dans les autres avec une logique implacable. La voix, par contre, même si elle obéit toujours au même principe d’être hors du temps, hésite, se répète, se rompt parfois, pour dire la seule phrase qui constitue le texte de la mélodie : « Messieurs, je vous supplie de juger plus doucement les pauvres femmes accouchées de leur enfant ». Supposément prononcée par Anne Brumeau qui fut ensuite exécutée (voir l’épisode précédent), cette supplication semble ne trouver aucune prise sur les notes terriblement ordonnées du piano, qui montent lentement et inexorablement vers le silence.

C’est à peu près le même principe qui est à l’œuvre dans la deuxième mélodie, Le mal d’enfant, à une grande différence près : si le piano, dans Pendue et étranglée, monte régulièrement du medium vers l’aigu et se transforme en chemin, il est au contraire presque parfaitement statique ici, comme un glas avec lequel la voix ne tombe jamais en synchronisation (fig. 6).

6. Extrait de la mélodie Le mal d’enfant

La plus courte et peut-être la plus légère des mélodies est la cinquième, De la messe au bordel il n’y a qu’un pas, qui est composée de cinq mesures (fig. 7).

13_MesseBordel
7. La mélodie De la messe au bordel il n’y a qu’un pas, toute entière

Voulue comme une exclamation tonitruante mais hésitante en même temps, afin de donner à imaginer ce qu’aurait pu être l’attitude de la jeune, très jeune, femme (15 ans), la mélodie se fait tantôt affirmée, tantôt brisée, avec une prosodie tronquée et un dernier mot quasiment chuchoté (malgré l’aigu accentué qui le précède)

La sixième et dernière mélodie, Diable diable diable foudre foudre tempête, est de loin la plus longue et la plus complexe du cycle. Le texte sur laquelle elle repose est une adaptation de plusieurs documents liés au procès pour crime de sorcellerie de Jeanne Patard.

Dans la mélodie, les dénégations et les aveux sont mêlés l’un à l’autre. Les aveux de l’activité maléfique sont empreints de colère et de terreur, avec un accompagnement au piano extrêmement mouvementé et une ligne vocale complexe, distordue, pleine d’intervalles difficiles, de répétitions et de ruptures (fig. 8).

8. Extrait de la mélodie Diable diable diable foudre foudre tempête : L’aveu (1)

Dans ces parties, le piano suit une construction harmonique par ajouts persistants (fig. 9). À l’harmonie qui détermine les mesures suivantes (en rouge) viennent s’adjoindre de nouvelles notes qui enrichissent progressivement l’accord (en violet).

9. Extrait de la mélodie Diable diable diable foudre foudre tempête : L’aveu (2)

Ces notes sont gardées et présentées comme un carillon irrégulier, même lorsque l’harmonie fondatrice change. Ce système permet de faire entendre une harmonie stable et assise tout en étant en même temps mouvante et changeante.

Quant aux dénégations, aux clameurs de l’innocence mise en difficulté par la douleur, elles apparaissent sous la forme d’une mélodie presque évanescente, lointaine, calme, étrangement apaisée mais horriblement triste, une mélodie ténue, ramassée sur elle-même, simple, et sous elle un piano presque inexistant, quelques accords, un semblant de tonalité mais qui n’est que tromperie (fig. 10).

10. Extrait de la mélodie Diable diable diable foudre foudre tempête : L’innocence

Et lorsque l’on pense être stable, enfin, l’aveu de la sorcellerie repart de plus belle.

Cette alternance tient jusqu’au bout de la mélodie, lorsque Jeanne annonce, sur une seule note, alors que le piano disparaît peu à peu vers les abysses du la grave, « Je suis innocente, vous me faites dire cela, par force et tourments et maux. Je mourrai innocente ».

 

Le concert – Aurélien Peter

Tout était prêt, le 16 juillet 2019 pour que le concert ait lieu le soir. En contraste avec la chaleur ambiante d’un mois de juillet, il faisait agréablement frais dans la cour de l’hôtel Maynier d’Oppède. Nous nous étions retrouvés la veille et Arthur, depuis plusieurs jours déjà, assistait aux répétitions de Julie et d’Alphonse. L’Académie du festival a permis qu’à midi, le jour du concert, nous présentions l’œuvre. Devant une centaine de personnes, j’ai commencé par évoquer le contexte historique de la justice royale au xviie siècle, et de la place qui y était faite aux femmes avant de présenter les archives que nous avions sélectionnées. Puis, Arthur a détaillé les modes de transformation des textes et les procédés de composition utilisés pour les mettre en valeur, le tout avec la complicité d’Alphonse au piano. Nous avons pu ainsi signaler la difficulté que nous avions eue à utiliser un matériau aussi complexe que les archives de la prise en charge des femmes par la justice royale de l’époque moderne. Nous avons pu montrer comment s’était construit le dialogue entre histoire et musique et comment le rapport à l’archive était devenu la colonne vertébrale du projet.

Le soir, au concert, Julie et Alphonse ont ravi leur auditoire. Nombreux ont été celles et ceux à pousser les portes de l’hôtel particulier pour écouter des mélodies de Barbara, de Debussy, de Poulenc et le cycle de mélodies d’Arthur. Est venu le temps du Chant des accusées. Comme Julie l’avait prévu, au son des premiers accords joués par Alphonse, elle est entrée sur scène, cahier de chant à la main, posant ses lunettes sur le nez : elle paraissait absorbée par sa lecture. Marchant, elle lisait pour elle-même ; puis elle leva la tête et chanta l’archive. Celle-ci était bien au centre de l’œuvre, de son début à sa fin. En la mettant en valeur par sa voix et par ses gestes, Julie a clairement fait résonner le jeu des contraintes judiciaires et masculines qui pèsent sur les paroles de femmes contenues dans les archives.

Les mortes des périodes passées restent bien muettes. Certes, en travaillant les documents textuels, en les enveloppant d’un appareil critique et analytique, historiens et historiennes en révèlent des échos. La lecture des archives leur permet d’« écouter les morts avec les yeux[1] », selon le sens que Roger Chartier donne à cette belle expression de Quevedo. Si nous sommes partis de l’envie d’appliquer ce principe à la fabrication du cycle Le chant des accusées, nous avons en fait changé de direction, pour mettre l’archive au centre de la narration musicale. Ce qui est raconté dans cette œuvre, c’est la prise en charge de femmes par le personnel judiciaire au travers des archives du parlement de Paris.

L’archive ne dit pas forcément la vérité, comme le soulignait Foucault, mais elle dit de la vérité. Elle a été pour nous la trace archéologique du moment de confrontation entre des individus, entre des femmes accusées d’une part et d’autre part des juges qui les interrogent, des greffiers qui captent leurs paroles : un personnel judiciaire qui modèle des figures de femmes innocentes ou criminelles. En mettant l’archive au centre, nous avons voulu faire en sorte que les contraintes imposées aux paroles des femmes apparaissent plus présentes, et que les « éclats de parole vive » marquent d’autant plus les esprits. Après avoir écouté les mortes avec les yeux, nous avons souhaité que le public puisse lire leurs archives avec les oreilles.

10. Julie Fuchs entre sur scène, accompagnée au piano par Alphonse Cemin, le soir du concert à Aix-en Provence (© Académie du festival)

[1] Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, 2015, p. 9.


Le Chant des accusées pour voix aiguë et piano d’Arthur Lavandier (2019)

D’après les archives de procès de femmes jugées en la chambre criminelle du parlement de Paris au XVIIe siècle.

Commande du festival d’Aix-en-Provence. Création le 16 juillet 2019 à l’hôtel Maynier d’Oppède, avec Julie Fuchs & Alphonse Cemin. Recherche, sélection et adaptation des textes faites en collaboration avec Aurélien Peter.

1 : Ôter le sort

D’après le plumitif d’audience et l’arrêt du Parlement pour le procès de Renée Rioland, âge inconnu, veuve, condamnée le 4 mai 1610 à être bannie cinq ans d’Anjou et de Paris après avoir été diffamée d’être sorcière.

Interrogée comment se nommait. A dit Renée Rioland.

Remontré qu’elle est diffamée d’être sorcière. Dit qu’elle ne sait que c’est.

Remontré qu’elle jeta le sort sur l’enfant et qu’il tomba en langueur.

Remontré que le père la menaça et qu’elle ôta le sort à l’enfant et qu’elle porta le sort de l’enfant à un poulet. Dit qu’elle ne sait rien de cela. Dit qu’ils lui veulent du mal. Qu’elle est pauvre femme veuve.

Remontré qu’elle sautait de son lit de haut en bas et de bas en haut et qu’une fois on la vit faillir alentour d’un bois. Dit qu’elle ne sait. Est innocente.

La cour ordonne : bannie, cinq ans.

2 : Le mal d’enfant

D’après le plumitif d’audience de la cour pour le procès de Guillemette Rochereau, 21 ans, condamnée le 8 mai 1680 à être pendue et étranglée pour réparation de crime de recel de grossesse.

A dit que comme le mal d’enfant l’a prise, elle se mit à crier et son enfant s’étouffa sous elle.

3 : Barbe Bataille

D’après le plumitif d’audience de la cour pour le procès de Barbe Bataille, âge inconnu, mariée, condamnée le 10 décembre 1610 à faire une déclaration de réparation d’honneur.

Remontré qu’elle a dit que c’était une putain et l’a dit à sa servante. Dit que jamais.

Remontré qu’elle a chanté la chanson avec elle. Dit que tous ont chanté la chanson.

Remontré qu’à la fin, elle l’appela « Madame la Putain ». Dit, dit qu’elle en seroit bien marri.

4 : Pendue et étranglée

D’après le procès-verbal d’exécution de Anne Brumeau, 28 ans, condamnée le 19 janvier 1640 à être pendue et étranglée pour réparation de crime de vol de hardes (avec récidive).

Messieurs, je vous supplie de juger plus doucement les pauvres femmes accouchées de leur, de leur, de leur enfant.

5 : De la messe au bordel il n’y a qu’un pas

D’après la minute de l’arrêt de la cour pour le procès de Marie Macé, 15 ans, condamnée le 7 septembre 1680 à être admonestée pour réparation de crime de blasphème.

De la messe au bordel, il n’y a qu’un pas.

6 : Diable diable diable foudre foudre tempête

D’après le plumitif d’audience de la cour et le procès-verbal d’exécution de Jeanne Patard, âge inconnu, peut-être remariée, condamnée le 13 août 1604 à être pendue et étranglée pour réparation de crime de sortilège et maléfice.

Dedans ma maison en l’heure de minuit, le grand homme noir m’a prise, disant être diable, diable, diable ; m’a conduite en forêt pour trouver trois amis. Nous avons dansé en rond, invoquant et appelant le nom du diable nommé, nommé Belzebuth.

Je suis innocente de cela. Vous m’avez mise hors de mon esprit, vous m’avez, vous m’avez arraché les ongles, piqué, piqué le bout des doigts. Vous me le, vous me le, vous me le faites dire.

Ai reçu du diable par deux fois de la poudre. Ai été marquée par le diable à l’épaule droite. Ai refusé le corps de Dieu au jour de Pâques.

Vous m’avez boutée hors de mon esprit. Je suis, je suis innocente du fait.

Ai été instruite à faire sorcellerie. Le diable nous souffle dedans nos maisons. Au Sabbat avons tous pris les mains, disant « Diable Diable Diable Foudre Foudre Tempête », et alors apparaît le diable en forme d’homme noir.

Je suis innocente, vous me faites dire cela par force et tourments. Je mourrai innocente.

Publié le 23 juin 2020
Tous les contenus de la rubrique "Créer"