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La parcelle de Blois. Courriers d'inondation, juin 1856

Une parcelle dans Blois, au 8-10 rue des Juifs. Point de départ d'un jeu d'écriture collective de l'histoire et des possibles urbains, lancé aux Rendez-vous de l'histoire 2024. Une exploration des nœuds d'attache entre la réflexion historienne et l'imaginaire. À quoi ressemblait ce lieu, qu'aurait-il pu s'y passer... en juin 1856, lors des crues de la Loire ? Les archives (fictives) du Journal du Cher documentent le passage de l'empereur Napoléon III à Blois les pieds dans l'eau, et sa visite de la maison, le temps d'un chocolat chaud tout droit sorti, ou presque, des nouvelles usines Poulain.

Journal du Cher, 10 juin 1856 – Courrier du Matin

Les nouvelles, arrivées aujourd’hui des inondations sont toujours des plus affligeantes.

À Blois, Saumur, Angers, Tours, les désastres sont immenses. Saumur a manqué de pain. Il y a trois mètres et demi d’eau dans la gare de Tours. La ville de Blois présente le plus triste aspect : des barques sillonnent les rues en tous sens : des cris, des plaintes, mêlés au bruit du tocsin, se font entendre. Les habitants du quartier Vienne et des environs, obligés d’abandonner leurs habitations, arrivent sur la rive gauche, les uns transportent à grand’peine les objets de première nécessité qu’ils ont pu sauver ; plusieurs amènent quelques bestiaux, leur seule ressource ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, sont dénués de tout, et viennent, ainsi que leurs familles, demander à leurs concitoyens une hospitalité qui ne saurait être refusée.

Dans la tourmente, la visite de l’Empereur au secours des sinistrés est une nouvelle que tout le Val de la Loire apprendra avec autant de joie que de reconnaissance !

L’Empereur est l’élu du peuple ; il a la fibre populaire, il rend à la nation en sollicitude ce qu’elle lui a donné en autorité et en affection.

Il était samedi à Blois. Notre correspondant sur place nous transmet la dépêche télégraphique suivante dans laquelle on nous indique le parcours de Sa Majesté dans la cité sinistrée.  

« L’Empereur est arrivé ce jour à midi 15, il a été accueilli place Saint-Honoré, où il a été reçu par le maire Eugène Riffault et ses adjoints qui l’ont accompagné dans sa visite de la ville. Après avoir descendu les escaliers vers la rue Haute, préservée jusque-là de la montée des eaux, il s’est engagé dans la rue des Juifs, les bottes mouillés jusqu’à mi-mollet et il s’est arrêté au numéro 8-10 qui accueillait une maison gothique dans laquelle il se rendit afin d’y rencontrer les trois familles locataires ». 

Journal du Cher, 12 juin 1856 – Courrier des lecteurs

D’un dénommé Blaise Puichaud

J’ai lu avec intérêt que votre journal rendait compte de la visite que l’Empereur a bien voulu nous accorder l’avant-veille.

Je suis locataire de l’appartement du rez-de-chaussée du 8-10 rue des Juifs, chez qui il s’est rendu en arrivant sur place.

C’était un sacré honneur que L’Empereur décide de se rendre chez nous. On avait tout préparé.

Je suis responsable de production à la chocolaterie Poulain, alors j’avais mandé ma femme de faire bouillir du lait pour faire un pot de chocolat chaud pour Sa Majesté. Il l’a dégusté d’une traite, il a même raclé le fond avec sa cuillère durant les quelques minutes que durèrent notre rencontre.

L’Empereur s’est enquis des dégâts subis.

J’ai l’usage d’un petit jardin à l’arrière du bâtiment, sur cour mais il est aujourd’hui complètement sous l’eau à cause des remontées de l’Arrou sur lesquelles sont construites les caves : “Il n’y aura plus rien à tirer du potager cette année” lui ai-je dis, “ma femme avait planté 33 plants de courgettes qui commençaient à donner des fleurs, c’est dommage”.

Je lui ai également raconté qu’à la chocolaterie Poulain, qui a ouvert ses portes ici il y a une dizaine d’années, la production était au point mort, depuis bien une semaine. Les ouvriers confiseurs ont été réquisitionnés pour écoper et consolider les digues et les machines ont été démontées et déplacées aux étages supérieurs si jamais toute la ville était engloutie.  

Évidemment, c’était une grande joie de recevoir l’Empereur mais j’aurais préféré que ce soit dans d’autres conditions, il y avait de l’eau partout, au sol on distinguait à peine les carreaux de ciment peints de la cuisine, tellement l’eau était noirâtre après avoir charriée les immondices des caves et les résidus de charbons qu’on trouve partout en ville de nos jours.

On a ensuite suivi l’Empereur au premier étage, chez les Quennesson, chez qui c’était difficile de s’entendre à cause des pleurs du bébé. Il y avait moins d’eau au sol chez eux, par contre c’était moins étanche du côté du plafond, il y avait 2-3 casseroles installés sur les tommettes de la pièce à vivre pour récupérer l’eau qui tombait. Le son du ploc-ploc de l’eau alternait avec les cris de l’enfant.

La famille était en deuil, le frère de Madame, militaire, était dans une embarcation qui s’est retrouvée prise dans les courants et qui a chaviré deux jours plus tôt. L’Empereur a annoncé un dédommagement et une médaille militaire à titre posthume pour le malheureux. Ça a entrainé bien des larmes, qui sont venues se rajouter aux gouttes de pluie.

Au deuxième et dernier étage, c’était au tour d’Ippolito Locatelli de recevoir la visite de l’Empereur. Ippolito est arrivé en ville il y a deux ans, au moment où ont démarré les travaux de voiries dans la ville, ceux qu’à entrepris le maire Riffault, pris par l’effervescence de ce qui a déjà été mis en œuvre à Paris. Il a le projet de façonner de grands boulevards dans la ville, pour relier les quartiers du bas et ceux du haut. Une dizaine de maisons ont déjà été détruites, c’est tout une histoire ce chantier et c’est pas près d’être terminé à mon avis.

Ippolito lui est terrassier et il nous ramène toujours un sacré bordel de poussière dans l’immeuble. Lui aussi son activité est arrêtée depuis le début de la crue car il s’agit plus de détruire pour le moment. Mais, au contraire des ouvriers de la chocolaterie, lui ne met pas vraiment la main à la patte depuis une semaine. Il n’est quasiment pas sorti de chez lui. Il ne méritait pas que Sa Majesté vienne lui rendre visite selon moi. À la place, Son altesse aurait mieux faire de prendre une deuxième tasse de chocolat chaud chez nous. Et puis il aurait pu en profiter pour ranger un peu son bazar, le transalpin, c’était à peine si l’Empereur a pu trouver une place pour s’asseoir, près du poêle.

De toute manière c’est toujours le bazar chez lui et puis il y a toujours du monde qui est fourré dans sa piaule et qui parle fort et dont on comprend pas un mot de ce qu’ils disent. Parce qu’en définitive, il y en a tout un tas des comme lui qui sont arrivés en ville depuis le début des travaux de voiries : terrassiers et maçons, qui nous pourrissent la vie.

Vivement que le chantier se termine, entre le boucan et le désordre que ça nous aura mis. On bénirait presque la pluie d’avoir permis de stopper les coups de pioche et la poussière du jour au lendemain. Mieux vaut vivre au rythme des gouttes que des démolitions si vous voulez mon avis.

De sa fenêtre, on voyait l’étendue des dégâts : la Loire est complétement sortie de son lit. L’eau a envahi la Rue du Mail, la Place de l’Ave Maria et les rues adjacentes. 

On a l’impression que ce n’est plus un fleuve mais un immense lac duquel pointe, du côté du quartier Vienne, le toit des maisons en contrebas. Ce jour-là, il y avait des dizaines de barques et certains habitants s’étaient réfugiés sur le faîte de leur habitation.

[Tableau 2] 


La parcelle de Blois : un jeu d’écriture des possibles urbains auquel vous êtes invité·e·s à participer ! Retrouvez les règles du jeu ici, et envoyez vos propositions à la rédaction : entretemps.editorial@gmail.com.

Publié le 21 janvier 2025
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