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Espagne déshabitée : troisième étape

Hier, dimanche 28 avril, la population espagnole devait élire ses députés et une partie de ses sénateurs. Si les élections législatives - les "Elecciones generales de España" - ont confirmé l'assise du socialiste Pedro Sanchez, elles signent dans le même temps le retour de l'extrême droite au Parlement. Notre série sur l'Espagne est aussi, en quelque sorte, un moyen de comprendre comment les histoires qui traversent les territoires sont, en un sens, à l'image des luttes politiques contemporaines. Après l’ancienne mine d’Alquife, la troisième étape de ce tour d’Espagne nous conduit dans la région historique de la Manche, entre Albacete et Valence. L’histoire de Villa de Ves n’est pas simple. Entre la centrale hydroélectrique, l’ermitage du Cristo de la Vida, le Molinar et le vieux bourg du Villar, le territoire de la commune se trouve morcelé et marqué par des dynamiques multiples. Le fleuve Júcar semble avoir voulu générer ici des mondes différents et complémentaires à chaque étape de son parcours dans le canyon.

Ancienne centrale hydroélectrique (Anaïs Boudot)
Ancienne centrale hydroélectrique (Anaïs Boudot)

 

À l’origine ils étaient deux. À la fois proches et lointains. Séparés seulement de quelques centaines de mètres, ils n’étaient pas en vis-à-vis et ne pouvaient pas se voir, en raison du fort dénivelé des gorges. À l’extrémité est de la Manchuela frontalière de la communauté de Valence, là où le Júcar s’engage dans un long corridor étroit, il y avait le village de Villa de Ves, un site défensif en aplomb du fleuve dominé par les ruines d’un château médiéval et du sanctuaire gothique du Christ de la Vie. Plus haut, sur le plateau, mais toujours sur le territoire de la commune de Villa de Ves, se trouvait le petit hameau du Villar. Une certaine rivalité existait entre ceux d’en haut, plus pauvres, qui pratiquaient une agriculture de secano, c’est-à-dire sans irrigation, et les « riches » d’en bas qui cultivaient les bonnes terres des rives du Júcar.

Au début du XXe siècle, à ces deux bourgs, vint s’ajouter le Molinar, le « poblado » pour les gens de l’endroit. Situé en aval de la rivière, au beau milieu du canyon, il s’agissait d’un ensemble de maisons réservées aux ingénieurs et dirigeants de ce qui fut l’une des premières centrales hydroélectriques d’Espagne. En effet, l’entreprise Hidroeléctrica Española, propriété des entrepreneurs basques Juan Urrutia y Zulueta et de Lucas Urquijo, décida en 1909 de profiter du spectaculaire parcours naturel du Júcar, 400 mètres de dénivelé sur 60 kilomètres, pour y installer une centrale électrique qui devait alimenter Madrid et le Levant, territoires entre lesquels elle était située. Les travaux furent colossaux. 3000 ouvriers travaillèrent pendant plus d’un an avec pour seuls outils pelles, pics, pioches, masses et dynamite. Ils construisirent un immense bâtiment de 3700 m2 qui abritait la salle des machines et creusèrent un tunnel d’environ trois kilomètres dans la roche de la montagne pour acheminer l’eau jusqu’à un précipice d’où elle chutait une centaine de mètres plus bas en activant quatre énormes turbines.

 

Pendant que se construisait la centrale, de nombreuses anfractuosités de la montagne, grottes et abris naturels, furent aménagés par les travailleurs. Le nombre d’habitants de Villa de Ves augmenta également pendant tout le temps où la centrale fonctionna. Petit bourg prospère, il atteint même 1500 habitants au début des années 1950. Par ailleurs, le bourg du Molinar se consolida. Appartenant également à Villa de Ves, il était cependant largement autonome, disposait de sa propre école, d’une église et d’un médecin. Il ajoutait une nouvelle strate sociale au cours du Júcar : au fil du fleuve, du Villar sur le plateau jusqu’au Molinar en aval, en passant par le village de Villa de Ves à proprement parler, à flanc de falaise, on voyait le niveau de vie s’élever. Curieuse pyramide sociale inversée que formait l’entonnoir du Júcar dans ces gorges.

Malgré les moyens considérables déployés pour construire la centrale et le village du Molinar, leur durée de vie fut très courte : dans les années 1950, le pouvoir franquiste décida de fermer le canal de dérivation qui alimentait en eau la centrale hydroélectrique et de construire un barrage dont les eaux seraient dirigées cette fois vers une autre centrale électrique à Cofrentes via un nouveau canal creusé dans la montagne. Le Molinar, devenu inutile, fut déserté et la centrale hydroélectrique cessa de fonctionner. Arbres et plantes ont aujourd’hui élu domicile entre les murs recouverts de graffitis, et le tunnel qui servait à alimenter les turbines en eau, après avoir été utilisé à la fin des années 1970 pour cultiver des champignons, ne sert plus guère que de refuge à des centaines de chauve-souris.

Ancienne centrale hydroélectrique (Anaïs Boudot) (1)
Ancienne centrale hydroélectrique (Anaïs Boudot)

 

Avec la construction du barrage, les terres cultivées par les habitants de Villa de Ves furent inondées. Privés de revenus, ils durent s’en aller. Certains quittèrent définitivement la région et s’installèrent à Albacete ou à Valence mais bien peu migrèrent vers le hameau du Villar, sur le plateau. De la même façon que l’eau du Júcar avait été transvasée par la construction d’un canal de dérivation vers Cofrendes, les habitants de Villa de Ves se déversaient et se dispersaient à présent dans les alentours. Le village se vida peu à peu, jusqu’à ce que n’y vive plus qu’une femme seule, Remedios Argente Jiménez, visitée une fois l’an au 14 septembre par la foule des pèlerins accourus pour vénérer le Christ de la Vie.

Pour beaucoup d’anciens habitants de Villa de Ves, le coup fut rude. Mais parce qu’ils ne voulaient pas que leur malheur fasse le bonheur de ceux d’en haut, ils s’opposèrent, avec la bénédiction de la compagnie hydroélectrique qui aurait dû s’en charger, à l’installation des motopompes supposées remonter une partie de l’eau du barrage jusqu’au secano du plateau pour l’irriguer. Aussi, comme pour se venger de l’avenir meilleur dont ceux d’en bas les avaient privés, le Villar s’appropria le passé de Villa de Ves en prenant son nom, tandis que l’ancien Villa de Ves devint le barrio del Santuario (le quartier du sanctuaire).

Le Molinar (Marine Delouvrier)
Le Molinar (Marine Delouvrier)

 

Cependant, comme l’histoire est capricieuse, le jeu de vases communicants entre population et gentilé des anciens frères ennemis pourrait aujourd’hui s’inverser. En effet, alors que c’est au tour du nouveau Villa de Ves (l’ancien Villar) d’être menacé par la dépopulation – en hiver, il ne reste qu’une quinzaine d’habitants, pour la plupart âgés – le barrio du Santuario a retrouvé quelques couleurs avec l’arrivée de trois ou quatre personnes venues profiter des magnifiques vues sur le Júcar.

Quant à l’ancienne centrale hydroélectrique et à l’ancien village des ingénieurs, le Molinar, ils ont récemment été classés pour leur « intérêt culturel » et un projet de patrimonialisation a vu le jour grâce au travail de l’architecte Rocío Piqueras. L’idée serait, dans un premier temps, d’aménager dans le Molinar un espace d’accueil et de visite consacré à l’histoire de la centrale du début du siècle. Le tourisme que générerait ce projet pourrait permettre de maintenir quelques emplois à Villa de Ves. Ce serait alors le village totalement abandonné du Molinar qui ferait vivre ses deux prédécesseurs, et qui sait s’il ne parviendrait pas ainsi à les mettre enfin d’accord.

Villa de Ves -barrio del Santuario- (Marine Delouvrier)
Villa de Ves -barrio del Santuario- (Marine Delouvrier)
Publié le 29 avril 2019
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