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Espagne déshabitée : première étape

A travers un itinéraire en huit étapes, une photographe, une architecte et illustratrice, ainsi qu’un historien racontent le territoire espagnol et son histoire. En s’arrêtant sur les bas-côtés de cette vuelta a España, ils reviennent sur de nombreuses problématiques contemporaines : l’impact des crises économiques sur le quotidien, l’urgence des questions migratoires et climatiques, les effets urbains du tourisme de masse ou encore les luttes mémorielles associées à la Guerre Civile espagnole. Nous suivons ici leur première étape.

Pour lire l’introduction de ce voyage, vous pouvez cliquer ici.

Atlanterra, Tarifa (Anaïs Boudot)
Atlanterra, Tarifa (Anaïs Boudot)

 

Il y a comme un apparent paradoxe à commencer un voyage par les lieux déshabités de l’Espagne dans la province de Cadix car il s’agit de l’une des plus peuplées du pays. Elle abrite en effet à elle seule davantage d’habitants et sur une superficie six fois plus petite que la communauté autonome d’Estrémadure tout entière. Mais le déshabité n’est pas le simple dépeuplement d’un territoire. C’est aussi un « habiter à temps partiel », comme on peut l’observer dans la comarque du Campo de Gibraltar.

 Juché sur la Silla del Papa, l’un des saillants de la Sierra de la Plata, entre les parcs naturels des Alcornocales et le détroit de Gibraltar, on peut embrasser du regard tout l’ouest de la comarque du Campo de Gibraltar et même au-delà. Par beau temps, si les vents engouffrés dans l’entonnoir du détroit ont balayé les nuages, la silhouette de Cadix se devine. Plus proche, le regard dirigé vers le Ponant, on aperçoit le cap de Trafalgar et le tombolo, c’est-à-dire le cordon littoral, qui donne accès à son phare. Si l’on s’oriente à présent vers l’est, c’est la pointe de Tarifa et, derrière, le profil côtier du Maroc que l’on peut suivre : Tanger, l’Atlas et le sommet du Djebel Moussa.

Il n’est pas nécessaire de démontrer l’importance géostratégique de cette frontière : zone de commerce essentielle à l’Europe et à l’Afrique, porte d’entrée de la Méditerranée, point de débouché vers l’Atlantique. Espace de trafics en tous genres aussi et couloir de traversée pour les migrants comme ceux dont Nieves García Benito a réalisé le portrait au début des années 2000. Entre les windsurfers, les quelques pêcheurs de thon rouge qui poursuivent ses migrations à coup de madrague, les porte-conteneurs, les bateaux militaires, les zodiacs de trafiquants et les embarcations précaires des migrants, le détroit, à l’endroit où la mer devient océan et vice-versa, est un lieu de circulation majeur, un territoire plein à la densité instantanée élevée, presque autant visité, en somme, que la terre ferme. C’est la raison pour laquelle la côte que l’on aperçoit depuis la Silla del Papa est tant surveillée et que les militaires y sont omniprésents.

Atlanterra, Tarifa (Marine Delouvrier)
Atlanterra, Tarifa (Marine Delouvrier)

 

Si l’on détache à présent nos yeux de l’horizon et que l’on dirige notre regard sur les flancs de notre observatoire, deux grandes anses sableuses fermées par des saillies rocheuses s’offrent à la vue : Zahara et Bolonia. Observons en premier lieu celle de Zahara. La baie est ample. On peut y distinguer les deux noyaux urbains de Barbate qui s’étalent le long d’une même plage. Au-delà, il y a, malgré la continuité du cordon dunaire, une sorte de frontière : la partie la plus méridionale de la plage n’appartient pas à Barbate mais à Tarifa et Tarifa y a élevé Atlanterra, une station balnéaire construite ex nihilo dans les années 1990.

Lorsque l’on s’y promène en hiver, on se retrouve immédiatement plongé dans le roman de Ignacio Martínez de Pisón, Carreteras secundarias. On croirait alors pouvoir croiser le Tiburón, la Citroën DS du père de Felipe, le protagoniste du récit. Elle s’arrêterait devant nous. On monterait à l’arrière. On partagerait les pensées blasées du jeune Felipe, obligé de suivre les errances de son père dont l’unique rêve serait un jour de pouvoir louer un appartement sur la côte à la haute saison et qui, en attendant et faute de mieux, la parcourt en hiver au volant de l’automobile dont il est si fier, en subsistant de trafics en arnaques :

« Et j’avais par moments en effet la sensation d’être en train de voyager, mais de voyager comme dans les rêves heureux, sans effort, sans fatigue, désireux seulement de prolonger ce voyage le plus longtemps possible. Vous savez quoi ? Je crois que le bonheur a une sonorité de trompette. Moi, au moins, lorsque je me sentais entraîné vers ces plages éloignées, je finissais par entendre une mélodie douce, chaude, susurrante, presque humaine et bien qu’ensuite j’aurais été incapable de la reproduire et peut-être même de la reconnaître, je savais que cet instrument était une trompette, une trompette avec une sourdine comme celle que quelques temps plus tôt j’avais vue, jouée par un musicien noir à la télévision »[1].

On aurait pu croiser Felipe et son père à Atlanterra, le décor correspond bien au roman, à quelques années près. Mais on ne croise personne : en hiver, Atlanterra est presque totalement désert. Les milliers de coquets appartements des complexes fermés et surveillés sont vides, les rares échoppes sont fermées, tout comme les bars et les restaurants. Le seul bruit que l’on entend, c’est celui de la mer, du vent, celui aussi des travaux de construction pour de prochains estivants. Les seules personnes que l’on croise, ce sont les jardiniers qui entretiennent les pelouses, des ouvriers qui réparent et préparent tout pour la haute saison. Atlanterra accueille en été 20 000 personnes et à peine une centaine en hiver. C’est pour cela qu’Atlanterra est le premier territoire déshabité de notre voyage : un territoire qui vit à temps partiel, de façon totalement saisonnière.

Atlanterra,Tarifa, (Anaïs Boudot)
Atlanterra,Tarifa, (Anaïs Boudot)

 

Que serait habiter en hiver à Atlanterra, sans aucun service, entouré de milliers de logements vides avec la plage et la mer à perte de vue ? Un rêve de bonheur aux sonorités de trompette ? Peut-être, tout est réuni pour cela : le calme, le jardin parfaitement entretenu, la grille d’entrée sécurisée, le garage sous l’appartement, les palmiers, la piscine pour les enfants, la vue sur mer. Les appartements sont bien construits, entièrement blancs pour la plupart, dans un style imitant les habitations nord-africaines. Sécurité, tranquillité, loisirs. Comme un parfum de luxe pour classes moyennes, tout proche des villas somptueuses qui s’agrippent aux flancs de notre promontoire. Bien sûr, Atlanterra n’a rien d’exceptionnel : la côte espagnole regorge de ce type d’urbanisme tourné vers l’héliotropisme, depuis la Costa Brava jusqu’à la Costa de la Luz. La côte atlantique n’est d’ailleurs pas beaucoup moins épargnée. Mais Atlanterra a cela d’intéressant qu’ici le contraste saisonnier est particulièrement fort : du plein au vide. Et puis Atlanterra a un autre attrait : la station se trouve toute proche de la belle plage de Bolonia. Passons donc de l’autre côté de la Punta Camarinal et observons l’autre flanc de notre observatoire.

Ici se trouve le site archéologique romain de Baelo Claudia, l’un des mieux conservés et parmi les plus visités de la péninsule. À l’entrée de Mare nostrum, Baelo abritait un théâtre, des thermes, un Forum et beaucoup de conserveries de poissons formant, comme nous l’explique Iván García Jiménez, une « Rome en miniature ». La ville fut fondée comme cité au Ier siècle av. J.-C. Comme Atlanterra, c’est une création ex nihilo. Cependant, elle est aussi le produit du «glissement» de l’implantation indigène de l’oppidum de la Silla del Papa vers la côte. En effet, l’observatoire que nous avons adopté pour découvrir le Campo de Gibraltar a révélé voici quelques années son passé pré-romain : Bailo était un petit village entouré de défenses naturelles. Ici comme dans bien d’autres provinces de l’Empire romain, le processus de romanisation s’accompagna d’un déplacement des populations anciennement installées à l’intérieur vers le littoral devenu plus sûr. Au Ier siècle ap J.-C : fin de Bailo. Premier abandon de ville. La ville indigène de Bailo perchée sur son site défensif regardait vers l’intérieur des terres. Avec la construction de Baelo Claudia, c’est vers la mer que l’économie du territoire commença à se tourner.

Mais quelques siècles plus tard, c’est au tour de Baelo Claudia d’être peu à peu abandonné : entre les Ve et VIIe siècle, le site subit les effets de plusieurs tsunamis, il perd de son importance dans les routes commerciales de cabotage et il devient moins sûr du fait des incursions mauresques. VIIe siècle : fin de Baelo Claudia. Deuxième abandon de ville. On sait peu de choses de l’histoire du site dans les siècles qui suivent. John Conduitt, au XVIIIe siècle, un militaire britannique stationné à Gibraltar, raconte qu’il vit à Baelo une importante statue d’albâtre que le père de son guide, en bon catholique opposé aux idoles, aurait réduite en morceaux. C’est peu de choses. L’intérêt pour le site se réveille au début du XXe siècle avec les premières campagnes de fouilles. Problème : dans les conserveries de garum, la sauce à base de poissons qu’utilisaient beaucoup les Romains, à l’ombre des arcs du théâtre, le long de la série de colonnes du Forum, un village de pêcheurs s’est installé depuis quelques décennies. L’histoire des fouilles de Baelo est donc aussi celle de l’expropriation progressive des habitants de ce village à quelques centaines de mètres du site. Ainsi donc, pour faire ressurgir l’antique, on a fait naître un autre village : l’ensemble de préfabriqués du Lentiscal. Seconde moitié du XXe siècle : fin du Bolonia des pêcheurs et création du Lentiscal. Troisième abandon et deuxième fondation ex nihilo après Baelo Claudia et peu de temps avant Atlanterra.

Au total, trois abandons de villes et autant de créations ex nihilo : les déplacements de population semblent avoir été la règle aussi bien dans la baie de Bolonia que dans celle de Zahara et ce, depuis l’Antiquité. Un mouvement permanent de l’habité vers l’inhabité et inversement, voilà ce qui pourrait constituer une première définition du déshabité. Entre ce qui n’existe plus, entre les traces de ce qui reste, la mémoire de ce qui fut et la patrimonialisation de ce qui a subsisté ; entre l’ancien village de pêcheurs de Bolonia, la Baelo romaine et le Bailo indigène mais aussi entre le nouveau Lentiscal et la station balnéaire d’Atlanterra, tous ces lieux si proches géographiquement ont évolué selon des dynamiques propres. Ils sont aussi porteurs de questionnements transversaux malgré leurs différences et le passage des siècles : comment habite-t-on un territoire dans le temps long ? Que fait-on des lieux que l’on a abandonnés ?

Derrière ces questions, ces logiques d’implantations et de migrations, se joue le sens d’une relation entre les hommes et les lieux qu’ils habitent. Sens et logiques ne sont peut-être d’ailleurs pas les mots les plus appropriés : si l’on pense un instant à ces lieux abandonnés, à ces milliers de logements d’Atlanterra vides dix mois par an ou à ceux qui le sont de façon permanente dans toute l’Espagne parce que la spéculation immobilière a fourni au pays des centaines de milliers d’appartements sans habitants, si l’on pense à ces autres habitants qui, quant à eux, ont été expulsés du leur parce qu’ils n’arrivaient pas en payer les loyers, si l’on pense un instant encore à tous ces villages dépeuplés par l’exode rural des années 1960 et que nous allons traverser au cours de notre voyage, si l’on pense à tout cela, alors, on croit déceler un certain illogisme dans ces redistributions continues des hommes dans les territoires. Ce voyage sur les traces de l’Espagne déshabitée, c’est peut-être cela au fond : l’écoute des dissonances qui ont poussé à cette réorchestration de la conversation de l’homme et de la terre.

Descendu au pied de la Silla del Papa, sur la plage de Bolonia, près des ruines de Baelo et à proximité du Lentiscal, sur la plage où de nombreux migrants viennent s’échouer, on pense au documentaire de Shu Aiello et Catherine Catella Un paese di Calabria[2]. Y est retracée la façon dont un village du sud de l’Italie a été sauvé de la dépopulation par l’arrivée de migrants. L’espoir est toujours permis tant que la route continue.

[1] Ignacio Martínez de Pisón, Carreteras secundarias, Barcelona, Seix Barral, 1996, p. 38-39. (Traduction H. S.)

[2] Un paese di Calabria. Documentaire en coproduction avec Tita Productions (France), Bo Films (Italie) et Les productions JMH (Suisse). Réalisé par Shu AIELLO et Catherine CATELLA. Sortie en salles 2017. 90 min.

Publié le 11 février 2019
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