Façonner

En lieu et place : le kolkhoz « Rahva Viit » 

Puisant dans les archives mineures du vingtième siècle, Philippe Artières propose d'en exhumer des « lieux communs », de ces endroits collectifs qui font histoire, qui racontent un peu de ce que les membres d’une même société partagent. Il accroche ces lieux archivés, tous habités, sur Entre-Temps pour contribuer, encore et invariablement, à une histoire du Nous qui toujours échappe.

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Nous fûmes nombreux à ne pas avoir de parents communistes mais à choisir d’apprendre la langue russe au collège. On disait alors qu’il s’agissait d’une stratégie pour entrer dans de bons lycées. Le phénomène était si massif dans les années 70 qu’il me semble avoir une autre raison ; pour un certain nombre de collégien·nes, l’URSS incarnait l’étrangeté la plus radicale. Un étranger tellement lointain qu’il était quasi impossible de s’y rendre. Alors, comme beaucoup, j’ai rêvé ce pays, ses pionniers au foulard rouge, j’ai écouté des disques des chœurs de l’Armée rouge, j’ai lu des récits de la Grande Révolution. Et arrivé au lycée, comme tout lycéen français qui avait choisi d’apprendre le russe, je me suis abonné à des publications France-URSS. Chaque semaine, chaque mois, je recevais des petites brochures rouges dans lesquelles étaient reproduits les discours des dirigeants de l’Union soviétique ; c’était aussi ennuyeux qu’étaient fascinantes les autres publications, plus rares et illustrées celles-là, qui me faisaient visiter ce grand pays. On entrait dans les écoles, dans les usines, dans les hôpitaux, on parcourait les exploitations agricoles, on visitait même les musées et on admirait les icônes.

Étais-je alors assez naïf en ce début des années 80 pour croire que tout cela était réel et non une vaste entreprise de propagande ?  Je ne le pense pas. En 1985, je suis allé avec mon ami Stéphane, de deux ans mon aîné, en Pologne et ce que je vis en passant le mur cet été là fut certes un choc — quel·le adolescent·e n’aurait pas été stupéfait·e par ce monde où le silence était la règle ? — mais j’en avais déjà pris progressivement conscience, découvrant parallèlement à l’écriture cyrillique l’archipel du Goulag.

Si une fois passé mon bac et obtenu un maigre sur dix sur vingt à l’examen oral, les brochures rouges sont parties à la poubelle, j’ai gardé quelques exemplaires de ces petits voyages au pays des soviets. En les relisant me revient l’impression que j’en avais à la lecture, ce que je pourrais désigner comme l’esprit des lieux. 

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« Les hameaux ont longtemps existé en Estonie, comme dans tous les pays Baltes. Il fallait faire deux, trois ou même cinq kilomètres pour y aller. Chaque paysan cultivait son lopin de terre. Il arrivait que les voisins ne se voient pas durant des mois.

Il y a 16 ans, nos paysans se regroupèrent dans le kolkhoz « Rahva Viit » (district de Harjü). Ayant commencé à gérer ensemble leurs exploitations, les cultivateurs éprouvaient tout naturellement le besoin de se consulter les uns les autres, de prendre collectivement telles ou telles décisions. On ressentait de plus en plus les inconvénients du vieux système des hameaux. La vie commandait impérieusement de supprimer les distances.

D’année en année, l’économie kolkhozienne se renforçait. Les premières constructions apparurent au kolkhoz : deux fermes de gros bétail, une porcherie et une ferme avicole, un parc de machines agricoles, un garage, un atelier de mécanique.

La plupart des kolkhoziens ont déjà quitté les vieux hameaux pour s’installer dans le centre du kolkhoz, où l’on construit d’après un plan général spécialement élaboré.

Cottages blancs, tout simples, mais confortables. Bien entendu, ils ne sont pas tous bâtis sur le même modèle. Les uns sont destinés à des familles nombreuses, les autres à des familles d’un ou deux enfants. Les uns sont mansardés, les autres ont une grande véranda. Des arbres fruitiers les entourent, des parterres de fleurs ont été aménagés : tout cela était prévu par le plan. Nous voulons que notre village kolkhozien soit agréable à voir.

Au début, alors que les premiers kolkhoz apparaissaient en Estonie, d’aucuns assuraient que les paysans ne voudraient pas quitter les hameaux. Ils se trompaient. Nos kolkhoziens veulent vivre dans des maisons confortables, ayant l’eau courante, l’électricité et possédant une salle de bains. Mais comment procurer ces commodités à des hameaux éparpillés comme des pierres sur la terre ?

Aux familles qui désirent bâtir des maison, l’administration du kolkhoz ouvre un crédit sans intérêt ; elle leur procure les moyens de transport et les matériaux de construction. Il faut dire que, chez nous, les kolkhoziens gagnent bien leur vie et beaucoup d’entre eux bâtissent à leur frais.

Avec les fonds sociaux, nous construisons également des maisons que nous vendons à crédit aux kolkhoziens, les versements étant échelonnés sur plusieurs années.

Au centre du kolkhoz, on trouve des magasins, une cantine, une bibliothèque, une école, un bureau de poste, un salon de coiffure, un stade. Il y a quatre ans, nous avons inauguré un club. Nous voyons les mêmes films que les habitants de notre capitale, Tallinn. D’ailleurs, les artistes de Tallinn viennent chez nous. Le kolkhoz possède un groupe de chant et de danse, des musiciens amateurs. Au-dessus de chaque maison, on aperçoit une antenne de télévision. Nous songeons également à créer un central téléphonique kolkhozien et un café.

Dernièrement, on a achevé de bâtir au kolkhoz un silo d’une capacité de 500 tonnes de grain.

Le village kolkhoziens comme le nôtre rappellent de petites villes noyées dans la verdure. »

Études soviétiques, novembre 1984, n°200 : p. 14-15.

Publié le 6 juillet 2021
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