Façonner

En lieu et place : le foyer des jeunes travailleurs de Gagny

Puisant dans les archives mineures du vingtième siècle, Philippe Artières propose d'en exhumer des « lieux communs », de ces endroits collectifs qui font histoire, qui racontent un peu de ce que les membres d’une même société partagent. Il accroche ces lieux archivés, tous habités, sur Entre-Temps pour contribuer, encore et invariablement, à une histoire du Nous qui toujours échappe.

« Solidarité avec les jeunes travailleurs du foyer de Gagny

Depuis plus d’une semaine, les jeunes travailleurs du foyer de Gagny, ainsi que ceux de plusieurs autres foyers de la région parisienne luttent contre une augmentation de 11% de leur loyer mensuel et contre l’insuffisance de leurs droits.

Des revendications légitimes

La direction réclame 420 F des jeunes qui, pour la plupart, gagnent moins de 1000 F…
420 F pour seulement 25 repas mois et une nourriture médiocre
420 F pour des visites contrôlées, et même interdites de 22h à 10h
420 F pour le droit de se taire…

De plus, dans une circulaire « confidentielle » interceptée par les grévistes, la direction laisse prévoir de nouvelles augmentations d’ici un an. Le but est clair : faire payer aux jeunes travailleurs le prix de la rentabilisation des foyers.

Les jeunes travailleurs du Foyer de Gagny agissent en liaison avec le personnel, dont ils soutiennent les revendications sur le salaire et les conditions de travail.

Seule réponse de la direction : la répression

Le Jeudi 6, elle expulse : la police intervient contre la délégation venue rencontrer la direction générale, qui brille par son absence… Le lendemain, elle envoie 150 lettres d’expulsion aux résidents du foyer d’Épinay. Les jeunes travailleurs ne cèdent pas à la provocation, répondent par l’occupation de leurs foyers et l’extension de la lutte.

Le lundi 10, elle envoie la police à Épinay et fait évacuer les stocks de nourriture détenus par les grévistes  vers un foyer qu’elle pense tranquille : Saint-Gratien. Les jeunes travailleurs organisent la riposte : Saint-Gratien tient une Assemblée générale et décide à son tour l’occupation, ce qui permet la récupération et la répartition des stocks. […]. »

 

C’est la trace d’un lieu oublié de nos villes, exclu aussi de l’histoire contemporaine, de nos histoires des années 68 et pourtant.

Début 1970 dans une série de foyers exclusivement masculins éclate un mouvement qui rend visible une population jusque-là ignorée, passée sous silence ; il a comme point de départ l’augmentation des loyers pour financer l’amortissement de la construction et de l’aménagement matériel des établissements. Mais en réalité, les jeunes travailleurs se révoltent surtout contre l’idéologie que le foyer véhicule : « de par le règlement intérieur, [ils] visent à l’embrigadement de la jeunesse, à briser chez elle toute volonté d’indépendance et de liberté : ouvriers consciencieux soumis corps et âme au Capital, voilà l’objectif. » Cet embrigadement s’exprime, selon les résidents mobilisés, par une triple répression : politique et syndicale, sexuelle, et enfin disciplinaire. Ce sont à la fois l’interdiction de réunion et d’affichage, l’interdiction des visites de personnes du « sexe opposé » et le contrôle des horaires d’entrée qui sont en cause. Autrement dit, ces luttes ont surtout pour motif la vie quotidienne. Même si les Jeunesses communistes (JCR) prêtent main forte à cette mobilisation, il s’agit de changer sa vie et non la vie.

La première mobilisation en mai 1968 permet aux résidents de Fontenay-aux-Roses l’obtention du droit de visite dans les chambres de 10 heures à 22 heures. Mais c’est deux ans plus tard que les premières luttes collectives éclatent. En mai 1970 au foyer parisien Ledru-Rollin, l’arrivée d’un nouveau directeur et de nouveaux résidents amènent la mise en place d’activités culturelles et sportives. À la suite de l’embauche d’un animateur, l’association ALJT qui gère le foyer licencie le directeur. Un bras de fer s’engage alors entre les résidents et l’ALJT. Lors d’une assemblée générale un comité d’action est élu qui exprime les revendications des résidents : réintégration du directeur et embauche maintenue de l’animateur, doublée d’une liberté d’expression politique et syndicale et du droit de visite. Bien qu’une tentative de créer un mouvement de solidarité inter-foyers échoue, le directeur est réintégré. Mais c’est à Sochaux, au sein de trois foyers logeant plus de 1000 jeunes travailleurs de Peugeot, que l’union se fait et qu’un premier front commun est constitué. L’origine du mouvement est cette fois la mauvaise qualité de la nourriture de la pension ; dans chacun des foyers des assemblées générales ont lieu et un comité inter-foyers voit le jour qui organise des manifestations très suivies. L’information remonte en région parisienne, et les contacts pris lors de la lutte au foyer Ledru-Rollin sont réactivés. Des manifestations ont lieu à Paris en soutien aux résidents de Sochaux.

Dans les mois qui suivent, l’agitation gagne plusieurs foyers : à Paris, les foyers Bobillot, Massena, Ledru-Rollin, Daviel sont le lieu de mobilisations.  Pourtant fin 1971, si de nombreux établissements ont obtenu des victoires (avec l’amélioration de la cuisine et l’augmentation des horaires du droit de visite), la mise en place d’un comité inter-foyers permanent a échoué. Cet échec tient en partie à la forte mobilité des résidents et au cadre même du foyer, peu favorable à l’émergence d’un syndicat.

À partir de janvier 1972, la lutte dans les foyers connaît un second souffle. Le 22 février 1972 a lieu une assemblée générale de 150 résidents en lutte (7 de l’ALJT dont l’un féminin et 7 autres des foyers du centre parisien) : une plateforme est rédigée — trois revendications communes (« pas de rentabilisation sur le dos des travailleurs et du personnel, droit de visite et d’entrée 24 heures sur 24 sans contrôle, liberté totale d’expression. »). Lors du Conseil d’administration de l’Association, le 9 mars, soixante résidents s’invitent à la réunion. La direction s’oppose aux revendications. Dans les semaines suivantes, le mouvement semble marquer une pause : une action au foyer féminin d’Argenteuil se solde par un fiasco — les quelques résidentes mobilisées sont averties par la direction. Le 14 avril, à l’AG commune, seuls deux foyers sont représentés. Mais les revendications des résidents sont sorties des foyers et plusieurs organisations d’extrême gauche apportent leur soutien : les trotskystes de la Ligue communiste, ceux de Lutte ouvrière, mais aussi le PSU et le Secours rouge. À Clichy, la lutte s’organise et un « Comité pour les intérêts des Résidents » est élu à la suite du boycott du représentant des résidents du Conseil d’administration. Désormais le CIR fait pression pour obtenir la liberté d’affichage au sein du foyer. Avant l’été, la direction cède. Pourtant c’est au foyer de Gagny que la lutte se concentre ; cet établissement devient l’objet de tous les regards tant il rassemble toutes les tensions et surtout implique d’autres acteurs ; cette lutte locale quitte les murs du foyer et devient l’occasion d’un affrontement politique d’une rare violence dont la mobilisation ne se remet pas.

Dans le foyer de Gagny où les résidents rédigent ce tract retrouvé du 12 juillet 1972, la direction de l’association qui gère le foyer, l’ALJT, a décidé à la fin juin une augmentation de 11% des loyers : de 380 fr à 420 fr par mois. Début juillet a été lancé un mouvement de grève qui est suivi dans dix autres foyers en région parisienne. La grève se poursuit pendant deux mois. En septembre, elle prend fin : la direction maintient l’augmentation mais la grève a permis trois acquis : à Gagny et Clichy, un droit de visite 24h sur 24, la liberté d’expression des résidents et surtout, selon les termes de l’époque, qu’ «  conscience qu’une lutte collective [soit] possible » ; un gala de solidarité a réuni à Paris 3000 personnes. L’Humanité rouge, journal maoïste, a publié un article sur la mobilisation. De nombreux tracts de soutiens ont circulé.

Et en effet quand le 1er juin 1973, l’ALFJ indique une nouvelle augmentation des pensions de 20%, 14 foyers se mettent en grève. Cette mobilisation a pour effet, le 26 juin, l’annonce de la fermeture du foyer de Gagny suivie le 28 par le licenciement du personnel. Après la fermeture du foyer de Gagny le 1er juillet débute alors son occupation par un groupe de résidents. L’Association poursuit ceux-ci en justice, les convocations au tribunal arrivent le 17 et le 24 la comparution a lieu : la justice exige l’expulsion des militants.

Dans la nuit du 25, éclate un incendie criminel dans le foyer occupé, obligeant les contestataires à fuir. Le lendemain (27), un curé de Gagny, le père Léger de la paroisse Sainte-Thérèse, accueille les expulsés. Le père Léger s’exprime dans Libération et s’inscrit ouvertement dans la tradition des JOC : « Ce que j’ai fait pour ces jeunes travailleurs, je le fais dans l’esprit de l’Évangile” (25 septembre 1973, Libération). Le mois de septembre est très agité : le 10 survient la première attaque contre le local paroissien où vivent les jeunes travailleurs — un meeting de soutien est organisé le 14 — mais des 19 au 27 se succèdent des attaques du local par des groupes d’extrême droite (GUD, SAC, Occident). Pendant les manifestations de protestation qui ont lieu entre les 6 et 14 octobre sont inculpés cinq jeunes travailleurs de Gagny dont « 2 pour violences à agents, outrages à agents, bris de scellés et de clôtures ». Ces condamnations mettent à mal le mouvement.

L’affaire prend un tournant très politique ; les proches du député-maire UDR Raymond Valenet (1912-1978), résistant, gaulliste apparaissent à beaucoup comme les instigateurs de ces descentes de militants d’extrême droite. La lutte des expulsés tombe mal ; les 23 et 30 septembre 1973 ont lieu les élections cantonales et R. Valenet compte conserver son siège de conseiller général de Gagny. Il a axé sa campagne sur la fermeture de ce foyer d’agitation. Alors qu’il avait été le lieu de visibilité d’une jeunesse déplacée, les foyers disparaissent dans de sombres enjeux électoraux. Les usines Citroën vont prochainement s’installer alentour (à Fontenay-sous-Bois) et Valenet s’est engagé à faire place nette. Il n’est pas question que Gagny soit un nid de “gauchistes”. Déjà quelques mois plus tôt, 15 mai 1973, la secrétaire d’État auprès du ministre de la Santé publique, Mlle Dienesch, a annoncé qu’une partie des dépenses socio-éducatives seraient prises en charge par les caisses d’allocations familiales. L’année 1973 marque la début de la fin du projet des foyers pour les jeunes travailleurs. Ils seront désormais, en dépit des efforts de certains au sein de l’Union des foyers des jeunes travailleurs, des structures pour un public spécifique, à caractère médico-social. Les jeunes ouvriers n’avaient qu’à rester tranquilles.

Publié le 15 juin 2021
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