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En lieu et place : la salle Cusco

Puisant dans les archives mineures du vingtième siècle, Philippe Artières propose d'en exhumer des « lieux communs », de ces endroits collectifs qui font histoire, qui racontent un peu de ce que les membres d’une même société partagent. Il accroche ces lieux archivés, tous habités, sur Entre-Temps pour contribuer, encore et invariablement, à une histoire du Nous qui toujours échappe.

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Les paniers à salade sont garés en double file, d’autres voitures de la police sur le trottoir devant un porche ; le soir, il y en a parfois jusqu’à cinq ou six en même temps à cet endroit de l’Ile de la Cité, juste en face de la Préfecture de police, à deux cents mètres de Notre-Dame. Car au 6e étage du légendaire Hôtel-Dieu, se trouve la « salle Cusco ». Ce lieu en plein cœur de Paris est unique ; il s’agit d’une unité médico-judiciaire qui accueille quotidiennement plusieurs dizaines d’individus en garde à vue. Des médecins les examinent et les soignent quelques minutes, quelques heures, parfois quelques jours avant d’être déférés ou non devant la justice. Ces chambres cellules ont été construites dans l’hôpital en 1943 par l’Occupant allemand. Elles ont vus se dérouler toute l’histoire du second XXe siècle, la Grande et la petite histoire. Parmi ces milliers de blessés ou malades sous main de police, figuraient une majorité d’anonymes ; la salle Cusco raconte ainsi une autre histoire de la justice avec sa singulière galerie de portraits.

Il y a le voleur de manuscrits, en 1954. Le 29 avril de cette année-là, aux Archives départementales de la Vienne, on prit en flagrant délit de vol un courtier, Marcel-Henri Renaud, âgé de trente-cinq ans, employé par l’agence parisienne d’une société provinciale de cartonnage, dans la serviette duquel des documents d’archives dérobée furent découverts. Après s’être enfui Renaud fut appréhendé à son domicile parisien, 70, rue de Lourmel, mais il avait absorbé une vingtaine de comprimés de gardénal. Il fut transporté dans le coma à la salle Cusco. Une perquisition effectuée rue de Lourmel fit découvrir dans quarante-sept cartons de nombreuses pièces dérobées en divers endroits, notamment aux Archives nationales. Certains documents saisis proviennent d’un vol commis par Renaud à la bibliothèque du séminaire de Saint-Sulpice : il s’agit de soixante-huit lettres de Bossuet, de lettres et de plans de sermons de Fénelon, d’opuscules ayant servi à l’éducation du duc de Bourgogne, de sermons de Fléchier, etc.

Est passé par la salle Cusco, l’un des algériens du FLN qui tentèrent en septembre 1958 d’assassiner Jacques Soustelle à Paris, Place de l’Etoile. Il s’appelait Mouloud Ouraghi, âgé de vingt-cinq ans, armé à la fois d’un colt et d’une mitraillette, il tira sur le véhicule de Soustelle avant de s’enfuir en direction du métro Etoile. Dans la bouche du métro et dans les couloirs, il fit quatre victimes : un mort et trois blessés. Ouraghi réussit à passer sur le quai du métro, direction  » Porte de Neuilly « , où, son arme s’étant enrayée, il fut ceinturé par le chauffeur et le garde du corps de M. Soustelle, qui purent, difficilement, le soustraire à la fureur de la foule. Il fut conduit, dans un état grave, à l’Hôtel-Dieu.

Un autre militant algérien, le 4 mai 1963, Hemmi Maklous, trente ans, qui, ancien membre du M.N.A., faisait l’objet d’une mesure d’expulsion vers l’Algérie pour cause de sûreté, tenta d’échapper, en gare de Lyon, aux gardiens chargés de l’accompagner à Marseille, où il devait être embarqué pour Oran. Après avoir frappé les policiers, Maklous prit la fuite. Tandis qu’une rafale de sommation était tirée, l’Algérien fit une chute en enjambant une barrière. Souffrant d’une fracture du crâne, il fut transféré à la salle Cusco.

En décembre 1968, après de nombreux étudiants arrêtés et blessés par les forces de l’ordre en mai, c est au tour d’Andrée Destouet, une étudiante toulousaine blessée lors d’un attentat contre une banque de la rue de Rome ; là,  M. Angevin, juge d’instruction près la Cour de sûreté de l’État est venu lui notifier son inculpation pour destruction d’édifice habité par substance explosive, complicité et infraction à la législation sur les explosifs.

Mais la salle Cusco est aussi le lieu où fin avril 1971, se retrouve un certain M. Chang Shi-jung. A Orly, il  a attiré l’attention des policiers au moment où le groupe de compatriotes avec qui le conseiller allait partir effectuait les formalités de départ. M. Chang Shi-jung éprouvait les plus grandes difficultés à se tenir debout et semblait sur le point de défaillir. Les policiers firent appel à un médecin qui estima le malade hors d’état de voyager et qu’il avait subi un traitement analogue à celui qui est réservé aux malades agités. Cette thérapeutique a pour effet d’abaisser considérablement la température du corps, ce qui explique que le voyageur portait une demi-douzaine de pull-overs, détail que les policiers avaient d’autre part remarqué. M. Chang Shi-jung fut transporté à l’Hôtel-Dieu de Paris, accompagné de policiers en civil et de douaniers de l’aéroport. Afin d’éviter tout incident, toutes les portes de l’hôpital avaient été fermées tandis que le conseiller chinois était conduit à la salle Cusco pour y recevoir des soins.

Christian Riss gravement blessé le 23 juin 1971, par le tir d’un policier, lors d’un attentat contre l’ambassade de Jordanie à Neuilly (Hauts-de-Seine), fut placé sous mandat de dépôt à l’Hôtel-Dieu, pour y être soigné avant de comparaitre devant un juge.

En mars 1978, dans l’une des cellules-chambres de Cusco, on place Alain Caillol, l’un des kidnappeurs du baron Empain,

En aout, Hamed Hammami, l’auteur de la prise d’otages de l’ambassade d’Irak, le 31 juillet, est soigné salle Cusco. Appartenant à un groupe de l’O.L.P. appelé  » le Vengeur « , groupe chargé des représailles et des exécutions pour le compte de la fraction modérée de l’O.L.P, il a été blessé alors qu’il était venu pour tuer les attachés militaires de l’ambassade d’Irak.

En janvier 1981 M. Pierre de Varga, inculpé de complicité de meurtre dans l’affaire de Broglie, est transféré à l’Hôtel-Dieu à Paris, afin d’être soigné plus efficacement qu’à l’hôpital des prisons de Fresnes.

La membre du groupe armé Nathalie Ménigon, pendant sa grève de la faim en février 1988 y fait un séjour et en 1989, le jeune martiniquais Thierry Paulin, le meurtrier présumé de dix-huit vieilles dames assassinées à Paris entre 1984 et 1987, atteint du sida y est admis, dans un état très grave, avant de rejoindre l’hôpital Bichat.

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« L’accès à la salle Cusco se fait par l’ascenseur de la galerie B3. Pour des raisons de sécurité, cette salle n’est pas indiquée sauf lorsqu’on arrive au 6ème étage. Pour pénétrer dans les locaux, il faut sonner et montrer une justification à l’entrée dans cette salle. Un fonctionnaire de police est chargé du contrôle des entrées dans un sas et de l’ouverture de la grille permettant l’accès au couloir de 36m de long et de 1,50m de large qui dessert l’ensemble des locaux.

Celui-ci est occupé par des fonctionnaires de police qui effectuent des  gardes rapprochées auprès de certains patients, c’est-à-dire qu’ils se tiennent assis à l’entrée de la porte ouverte de la chambre pour ne pas perdre de vue, à aucun moment le malade placé dans cette chambre. Sauf cas particulier (personnes dangereuses ou signalées), les soignants dispensent les soins après avoir fermé la porte et hors la présence des policiers.

Une table de 1,20m sur 0,37m, à l’attention des fonctionnaires de police se trouve dans le couloir rendant difficile la circulation des personnels soignants et des autres personnes amenées à se trouver dans ces locaux : enquêteurs, magistrats, avocats, greffiers, interprètes…

L’espace réservé aux personnels de police est situé à l’entrée de la salle. Il comprend à droite du couloir, le bureau du chef de poste où se trouvent le registre d’écrou et la « main courante » et à gauche le vestiaire, équipé de casiers individuels, d’un lavabo, de deux WC et d’une douche.

Les policiers effectuent leur travail dans de mauvaises conditions : le couloir est étroit, certaines chaises sont en mauvais état et l’impression dominante est que chacun dérange l’autre dans l’exercice de son métier. En ce qui concerne la partie médicale, la salle Cusco comprend neuf lits sécurisés répartis de part et d’autre du couloir, la salle de soins des infirmières, leur salle de repos, le bureau du cadre infirmier, un local pour les archives, une pièce servant à la fois de lieu de stockage du matériel et de douche, un local pour le linge propre, le vestiaire des personnels soignants.

Les neuf chambres sont identiques. Chaque chambre, d’une surface de 16m² est équipée d’un lit d’1,94m sur 0,93m et d’une table de nuit carrée de 0,35m de côté, comportant deux étagères. Ces deux éléments sont fixés au sol. Une table roulante pour poser les plateaux repas se trouve également dans les chambres. L’éclairage naturel provient d’un vasistas de 1,08m sur 0,87m qui ne s’ouvre pas ; il existe deux appliques murales dont la commande est extérieure. Le coin toilettes de 1,60m² est séparé de la chambre par un muret de 1,19m de haut sur 0,79m de large. Il comporte un lavabo en émail, qui ne fournit pas d’eau car la commande se fait de l’extérieur, un WC sans abattant dont la chasse d’eau fonctionne, une poubelle, une balayette, du papier hygiénique et une applique murale à commande extérieure. Le lavabo est dépourvu de miroir.

Un bouton d’appel relié à la salle de soins des infirmières est à la disposition des patients. En cas d’appel, un voyant rouge s’allume dans le couloir, au-dessus de la porte. Dans la chambre se trouve un boîtier fermé à clé comportant des prises électriques pour les ordinateurs et imprimantes des enquêteurs  venant procéder aux auditions des personnes en garde à vue. Le sol, en linoléum, est en mauvais état ; les murs sont recouverts de papier peint par endroits déchiré et sale.  La porte comporte un oculus de 0,80m sur 0,40m ; elle comporte deux verrous de sûreté. De plus une ouverture de 0,36m sur 0,30m sur le mur donnant dans le couloir,  permet de passer la tête dans la chambre et de voir tout ce qui s’y passe, notamment la personne sur le siège des WC.

Le jour de la visite, la température est de 24°C mais selon les informations recueillies, la chaleur serait difficile à supporter durant les mois d’été, du fait du vasistas. La commande d’eau pour les WC et le lavabo s’effectue par une trappe située dans le couloir. Les fonctionnaires de police prennent la décision d’alimenter la chambre en eau en fonction de la personnalité de l’occupant de la chambre.

Lors de la visite des contrôleurs, deux chambres étaient en attente de recevoir des patients, les lits étaient préparés, de manière identique à celle d’un service hospitalier. Une chemise de nuit était posée sur la table roulante.

La salle de soins comporte un lavabo en émail, un négatoscope, des casiers de rangement, le bac, non fermé à clé, contenant les dossiers des patients et les radiographies, un fauteuil pour les prélèvements, un électrocardiographe, un chariot mobile de soins et les dossiers plastifiés contenant les prescriptions  pour chaque patient.

Le bureau du cadre infirmier sert de bureau médical pour l’interne du service qui vient tous les matins à Cusco ou pour le passage d’un médecin. Il contient la pharmacie du service dans une armoire fermée à clé, un chariot d’urgence, un ordinateur, un fax et un défibrillateur. Sur la porte, on peut lire l’indication suivante : « les policiers n’ont pas à se servir de l’ordinateur du bureau du cadre. En conséquence la porte du bureau et la pharmacie doivent être impérativement fermées la nuit. Pour tout problème avec l’équipe de police (bruit, chahut…), prévenir le cadre de nuit ». Cette note en date du 26 janvier 2005 est signée par le cadre infirmier.

Il existe une salle de repos pour les personnels de santé. Étant données la situation et les considérations de sécurité inhérentes à la salle Cusco, ces soignants ont le droit de fumer dans cette pièce. Dans les autres services de l’hôpital, les personnels vont fumer dans la cour intérieure de l’hôpital.

Le dépôt de linge propre contient également la réserve du matériel médical : compresses, perfusions, aiguilles, seringues dans une pièce qui n’est pas fermée à clé.

La pièce qui sert de dépôt du linge sale renferme également un fauteuil roulant, un chariot avec les produits pour l’entretien des locaux et des chaises pliantes qui appartiendraient aux policiers, selon les informations recueillies. Dans un coin se trouve, derrière un muret d’une hauteur de 1,50m et d’une largeur de 0,72m, une douche ne fournissant que de l’eau froide comme le lavabo en émail. Cette « salle d’eau » a une surface de 1,64m². Selon les informations recueillies, la commande d’eau chaude s’effectuerait de l’extérieur par le soignant, en fonction des indications données par le patient. Les personnels sanitaires disposent d’un vestiaire dont l’accès se fait par un code.

Un local d’archives se trouve au fond du couloir.

Il existe une issue de secours fermée.

Un dispositif de vidéosurveillance est en place. Cinq caméras en tout sont installées dans les locaux et aux abords immédiats : deux sont placées de part et d’autre de la porte d’entrée, une à chaque extrémité du couloir central, une derrière la porte de secours qui filme l’escalier qui y aboutit. Des images provenant des deux caméras de la porte d’entrée sont reportées dans le sas. Le « sassier » est équipé de deux écrans lui permettant de surveiller le palier donnant accès à la salle et d’avoir des vues sur les sorties des deux ascenseurs. Lorsqu’une personne sonne pour entrer dans la salle Cusco, il peut ainsi voir qui est derrière la porte avant d’ouvrir

la trappe installée dans la porte pour connaître les motifs de sa présence, puis la porte elle-même si l’accès est autorisé.

Les images provenant des trois autres caméras aboutissent sur les trois écrans installés en hauteur dans le bureau du chef de poste. Les contrôleurs ont constaté que ces reports d’images étaient peu, voire pas, exploités, le chef de poste ayant à faire face à de multiples actions ne lui permettant pas cette observation, sinon de façon furtive.

Les cinq caméras sont fixes et les images ne sont pas enregistrées. ».

C.G.L.P.L  juin 2009

Rapport de constat : unités médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu à Paris (75)

Publié le 26 octobre 2021
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