En lieu et place : archiver les lieux
Puisant dans les archives mineures du vingtième siècle, Philippe Artières propose d'en exhumer des « lieux communs », de ces endroits collectifs qui font histoire, qui racontent un peu de ce que les membres d’une même société partagent. Il accrochera ces lieux archivés, tous habités, sur Entre-Temps pour contribuer, encore et invariablement, à une histoire du Nous qui toujours échappe.
Les sciences humaines aiment à qualifier et à classer les lieux : des récents hyper-lieux de Michel Lussault, aux non-lieux de Marc Augé, en passant par les lieux de mémoire de Pierre Nora, les lieux autres ou hétérotopies de Michel Foucault… L’institution d’espaces suivant des conditions historiques et sociales différentes est au centre des travaux des chercheurs en sciences sociales. Certains, comme Erving Goffman, en ont fait plus que leur objet d’étude, la pierre angulaire de leur intelligibilité du monde. Le lieu n’est pas le symptôme, il ne témoigne pas, il est précisément ce qui fait événement. L’histoire humaine ne s’inscrit pas à leurs yeux dans des lieux, ils n’en sont pas le décor, ni même la cause, mais les véritables protagonistes sont des lieux. Pour le dire en termes dramaturgiques, les lieux ne sont pas un élément de la didascalie mais de véritables acteurs de la fable. Molière dans son Don Juan en donne un magnifique exemple, mais personne mieux que Bernard-Marie Koltès n’a, me semble-t-il, éprouvé cette importance des lieux. Ainsi, Dans la solitude des champs de cotons, ou Quai Ouest, ou encore Roberto Zucco, Koltès n’y met pas en scène des lieux, il les fait entendre, parler. Il en fait les protagonistes des situations qu’il peint. Pier Paolo Pasolini dans son cinéma, qu’il s’agisse de ses films romains ou de ses œuvres africaines, fait de même : dans les premiers il filme ce que le lieu, les faubourgs de la cité, produit d’histoires, dans les seconds, il déplace les mythes antiques dans un autre lieu comme pour montrer le rôle central que celui-ci joue dans la tragédie grecque, dans Médée, dans Œdipe-Roi…
Sans doute les artistes et écrivains, femmes et hommes, ont-ils aussi été les premier·es à faire exister ces lieux ordinaires, ceux qui sont presque invisibles tant on vit avec eux, tant on interagit avec eux. La peinture d’Edward Hopper est exemplaire de cette lecture de l’histoire : phares, voiliers, maisons, véranda, pompes à essence, bureaux, restaurants, cinéma… le peintre a exploré patiemment les lieux communs de l’Amérique du milieu du vingtième siècle. La photographie a joué dans cette reconnaissance un rôle essentiel. Nicéphore Niépce, dès 1816, décrit en ces termes le sujet de ce qui est considéré comme la première photographie : « je plaçai l’appareil dans la chambre où je travaille ; en face de la volière, les croisées ouvertes ; je fis l’expérience d’après le procédé que tu connais, mon cher ami, et je vis sur le papier blanc toute la partie de la volière qui pouvait être aperçue de la fenêtre et une légère image des croisées qui se trouvaient moins éclairées que les objets extérieurs. » (lettre à son frère Claude, datée du 5 mai 1816). Et la photographie avec sa démocratisation rend visible ces « lieux communs ».
Ce qui caractérise, on le sait, le tournant des dix-neuvième et vingtième siècles est la naissance d’espaces privés, des lieux de l’intime tels que la chambre si chère à Michelle Perrot. Sans doute, ces nouveaux lieux, ceux de l’intérieur, ont eu tendance à focaliser l’attention des sciences sociales, alors même qu’une nouvelle documentation, les photographies mais aussi les archives personnelles, faisait traces des « lieux communs ». Une ferme en Normandie, une maison à Québec, le pont d’un navire au moment du franchissement de la ligne de l’Équateur, un village-vacances un été, la classe de CE1 d’une petite parisienne, mais aussi la ménagerie du Jardin des Plantes, la Cité de la Muette à Drancy ou le quartier femmes d’une prison du Nord de la France constituent quelques-uns de ces lieux. Il n’y a nul souci d’exhaustivité dans cette traversée ; ce n’est pas un paysage que l’on traversera ici, mais bien une foule composée d’individus singuliers.
Ce sont dans les archives mineures du vingtième siècle que j’ai trouvé la plupart des images et des textes qui composent cette série. Dans les armoires des maisons de famille, dans les cartons des brocanteurs, sur les étals familiaux des vides-greniers de villages, j’ai trouvé ces archives des lieux communs. Il en est certains que j’ai parcourus moi-même, qui sont proprement autobiographiques, d’autres qui géographiquement me sont lointains, pourtant ils me sont communs au sens où ils racontent non pas une histoire commune, mais une expérience sensible partagée. Aucune ambition phénoménologique dans cette entreprise, même si j’emprunte, je le réalise soudain en écrivant ces lignes, à Bruce Bégout la notion de lieu commun. Il ne s’agit pas de mettre en évidence certains d’entre eux comme métonymie d’une époque — pour ce philosophe, le motel américain — mais d’entendre par lieux communs, des endroits collectifs qui font histoire, qui racontent un peu de ce que les membres d’une même société partagent.
C’est un accrochage par épisode qui sera ici proposé, puisqu’il s’agira moins d’un récit que d’une juxtaposition d’éléments qu’on lira au fur et à mesure. Ce n’est donc pas par hasard que dans cette cartographie, se mêlent espaces, objets et moments. Chacun est habité et en cela, par cette série, du moins c’est mon ambition, il s’agit de contribuer encore et invariablement à une histoire du Nous qui toujours échappe.