Des étudiant·e·s face aux vitrines – ép. 5 : l'officine & le jardin
En 2023-2024, Tristan Martine, maître de conférences à Lille, a recommencé avec ses étudiant·e·s de master l'exercice des histoires sous vitrine, initié un an plus tôt en collaboration avec sa collègue Marie Derrien. Une saison 2, donc, toujours inspirée par Entre-Temps, et dont nous publions à nouveau quelques textes, en trois épisodes supplémentaires. Aujourd'hui, on s'imprègne des odeurs d'une officine et on teinte une planche de Chlorophylle.
Sacré officine !
Nous voilà devant ce qui est l’une des dernières traces des comtes de Flandre dans la région : le Musée de l’Hospice Comtesse dans le Vieux Lille, anciennement Hôpital Comtesse et Hospice Comtesse. Ce musée, rénové récemment, offre à son public – francophone, anglophone et néerlandophone – une immersion dans l’histoire de la ville et de ce bâtiment, autrefois tenu par des sœurs augustines.
Au bout d’un couloir, après avoir traversé plusieurs espaces jadis dédiés à la vie quotidienne de ces sœurs œuvrant auprès des nécessiteux, une entrée un peu dissimulée nous mène dans une salle composée d’une multitude d’objets à vocation médicale. Notre regard est dans un premier temps attiré par une huile sur toile, La leçon de pharmacie (Anonyme, 1815).Ce tableau révèle la place qu’occupaient les Augustines en ces lieux. La majorité des sœurs représentées sur cette toile prêtent attention à une religieuse située au centre du tableau : la dame prieure, la supérieure. Cette disposition des protagonistes est sans équivoque une référence à la Cène. Les contemporains pensaient-ils pour autant que ces sœurs augustines détenaient un pouvoir quasi divin, leur permettant, grâce à leur savoir, de guérir tous les maux des patients ?
Un ensemble de vitrines entoure le tableau, reconstituant une pharmacie typique des officines des XVIIIe et XIXe siècles. Pièces centrales pour les lieux hospitaliers, les officines servaient à préparer des médicaments à destination des patients. Cette pratique est en plein essor à l’époque. L’Hôpital Comtesse possède alors une officine réputée, dont les préparations sont vendues afin de contribuer au financement de l’établissement. Ces remèdes sont conservés dans divers contenants, lesquels sont observables dans les vitrines.
Située à hauteur d’yeux, la vitrine qui se situe en-dessous du tableau capte en premier notre regard. Elle est facilement accessible ; nous nous en approchons. Nous pouvons alors examiner minutieusement la scénographie et ses composants, des divers pots : une gourde-bouteille, un trébuchet, une tasse à malade, un crachoir, un mâche-bouchon et un mortier. Ces objets se classent en trois catégories. Tout d’abord, ceux qui sont destinés à la confection des préparations, tels que le mortier et le trébuchet – l’équivalent d’une balance. Après cette étape, les médicaments fraîchement préparés sont placés dans des contenants, comme des pots ou une gourde-bouteille. Enfin, ces remèdes sont administrés aux patients, parfois à l’aide d’outils, à l’exemple de la tasse à malade ou du crachoir. Tous ces objets sont disposés les uns à la suite des autres dans cette vitrine horizontale, évoquant un assemblage qui pourrait dater des XVIIIe et XIXe siècles. Des spots orientés vers les objets créent un léger jeu de lumière. Le décor de la vitrine en elle-même participe de cette mise en valeur : les quelques objets en faïence se démarquent du bois de la pharmacie, support de la vitrine.
Notre vue n’est pas le seul sens stimulé devant la vitrine : l’odorat et le toucher le sont aussi. Une borne interactive est mise à disposition des visiteurs. Les plantes utilisées comme dans la préparation des remèdes contenus dans les pots exposés peuvent être senties et observées. Il nous est également possible de toucher des reproductions de récipients. Enfin, intégrée dans ce dispositif, une tablette numérique nous permet d’en apprendre davantage sur les objets exposés en vitrine, leurs origines, leur datation et leurs matériaux. Cette vitrine est la seule du musée à être équipée de ce procédé.
Le quotidien hospitalier des sœurs augustines se dévoile dans un jeu entre l’immersion dans l’officine et sa sanctuarisation. Tous les sens sont sollicités pour s’imprégner de l’atmosphère du lieu. Et en même temps, autour du tableau qui érige les augustines en apôtres du savoir apothicaire, les objets, par leur disposition, leur éclairage, sont présentés comme autant de reliques, elles intouchables, de l’activité et des gestes des religieuses. Mais peut-être est-ce là que se joue réellement l’immersion ? Dans cette distance, dans ce sacré, qui emplissait aussi l’officine et le quotidien de ces sœurs.
Corentin Bouchez, Romane Camus, Emmy Lebrec
Le jardin extraordinaire de Chlorophylle
Le Centre belge de la bande dessinée (CBBD) est un imposant musée de plus de quatre mille mètres carrés situé en plein centre historique de la commune de Bruxelles. S’adressant à un vaste public, avec une orientation marquée vers le public scolaire et familial, le CBBD présente un fonds permanent assorti d’expositions temporaires, dont celle actuellement en place : « Le Lombard, une histoire de famille » [jusqu’au 25 août 2024, ndlr.]. La conception de celle-ci résulte de la collaboration entre le musée, représenté par le commissaire Thierry Bellefroid et l’équipe de scénographie d’Ezilda Tribot, et la maison d’édition Le Lombard.
La deuxième salle de l’exposition est dédiée aux albums incontournables de la maison d’édition. Située au milieu de la salle, et au centre de l’exposition, se trouve une vitrine qui est accolée au mur sur son côté le plus étroit. Seules deux faces du meuble sont équipées de vitres qui rendent visibles son contenu lorsqu’on suit le sens de circulation. La spécificité de cette exposition est d’avoir conçu des vitrines fermées pour exposer les planches, choix de scénographie original et audacieux. Le risque étant tout de même que le visiteur ne comprenne pas qu’il doit ouvrir les portes et qu’il passe complètement à côté de la majorité des œuvres qu’il était venu découvrir.
La vitrine a pour nom « Le jardin extraordinaire » et présente l’univers de Chlorophylle, la série de Raymond Macherot. Les parois ont été décorées avec un dessin de Macherot reproduit en noir sur fond vert pour créer l’effet d’un jardin et donner de la profondeur à l’ensemble. Sur la face où est présenté le titre, on retrouve un texte justifiant le choix de la série et plus bas, en dessous de la vitre, un cartel d’explications sur le contenu de la vitrine. Il est très important de noter qu’il n’est fait mention que de la planche originale qui y est exposée, tous les autres objets (figurines, livres) ne sont donc là que pour décorer et ne doivent pas être considérés comme œuvre d’art à part entière.
La planche est disposée de façon à être visible à travers les deux vitres. Les autres objets ne sont, eux, visibles que lorsqu’on se situe face à la vitrine. L’ensemble est très coloré, presque saturé et le tout est baigné d’une lumière vive assez chaude qui attire le visiteur. La volonté de la scénographie a été de placer l’œuvre d’art au sein même de l’univers qui la constitue. La mise en perspective de la planche originale avec des produits dérivés confirme son statut particulier. La planche de bande dessinée peut-elle être isolée de la narration pour être exposée ? La présence d’une fiche-série livre quelques repères, tels que l’année de première parution de la série et le nombre d’albums parus. Seules quelques autres séries bénéficient d’un niveau similaire de visibilité mais c’est suffisamment rare pour que le choix ne soit pas dénué de sens. Au vu du contenu général de l’exposition il est possible d’émettre plusieurs hypothèses : chacune des vitrines du même type expose à la fois une planche et des produits dérivés. Il se peut donc que le choix dépende du matériel à la disposition des scénographes. Cela pourrait aussi être lié à un souhait de légitimer le travail de Macherot en le mettant tout particulièrement en valeur, ou encore à une volonté individuelle purement subjective. L’hypothèse la plus probable étant celle de la volonté d’associer chaque pièce de la maison à un ensemble bien identifié du catalogue de la maison d’édition. Le Lombard ayant édité assez peu d’histoires ayant des animaux pour personnages principaux, le choix de Chlorophylle pour illustrer le jardin paraît cohérent. Le choix plus spécifique des produits dérivés exposés répondrait quant à lui à des questions de disponibilité. Il aurait été intéressant de montrer la même planche dans l’album de bande dessinée imprimée pour inviter le visiteur à se questionner sur leur statut respectif. La planche est-elle toujours une œuvre d’art une fois qu’elle est reproduite massivement pour sa diffusion ?
Chloé Delville, Noé Vervaecke