Mes petites collections particulières - Épisode 1 : Miroirs
Depuis une vingtaine d’années, j’achète dans les brocantes ou chez les antiquaires des ensembles de documents ou d’objets qui résultent, pour leurs producteurs initiaux, des pratiques de collecte. La pratique de la collection, largement étudiée par les chercheurs en sciences sociales, est soit fortement valorisée (le collectionneur d’art), soit largement dépréciée (pratique puérile, voire pathologique). Or, il me semble qu’elle traverse non seulement nos savoirs et le monde social mais aussi notre quotidien intime. Ma collection des collections est ainsi anonyme; j'en suis certes désormais le propriétaire mais paradoxalement en en héritant, j’en deviens le conservateur. À moi de les faire vivre. Il me semble qu’Entre-Temps pourrait être le lieu pour le faire. Mon projet est donc de les déplier sur le site, d’en proposer un accrochage qui fera, à terme, récits. Il y a bien sûr l’histoire que raconte chacune de ces collections, son histoire propre aussi mais l’enjeu du travail est de produire le récit d’une histoire de la collection vernaculaire. À travers une série de cas, l’exposition interroge cette pratique par les objets mêmes : collectes collectives ou individuelles, communes ou insolites, professionnelles ou amateurs, brèves ou longues, mises en forme ou simplement conservées.
Envie de commencer ce dépliement des petites collections dont j’ai héritées par une collection d’objets bien particuliers, ces objets autres aurait dit Foucault que sont les miroirs. Je ne sais pourquoi il m’évoque cette pratique qui consiste à la mort d’un proche de donner certains de ses objets à ceux qui sont vivants : il en va ainsi des manteaux de peaux, des bijoux… mais aussi d’une montre, d’un stylo, d’une ceinture, d’un fusil.
Moi j’ai hérité de miroirs. Sans doute n’est-ce pas étranger à un souvenir d’enfance. Il y avait face à la porte de ma chambre, dans le petit couloir qui la reliait au reste de l’appartement familiale, un grand miroir. Cette glace m’a imposé tous les jours de ma jeunesse de me saluer. Impossible de sortir, sans faire un signe à celui qui surgissait face à moi. Je n’ai pas cru longtemps que ce petit garçon était un autre mais j’ai vite compris l’incroyable pouvoir de cet objet que mes parents avaient placé là sans mesurer les effets qu’il pouvait avoir sur leur fils.
Il m’offrait à tout instant la possibilité de me mirer ; sans doute le fameux “stade du miroir” fut pour moi plus long que pour les autres. Car, tandis que mes sœurs partageaient une chambre et pouvaient à leur aise se chamailler, moi j’étais seul : j’ouvrais donc la porte et me tournais vers le miroir. Je discutais de longues heures avec le gamin qui s’y tenait. Pour m’adresser à lui, j’adoptai vite des accents. Mon père étant natif du sud du Massif central, je commençai par le plus simple et je lui parlai en imitant l’accent aveyronnais. A la maison, personne ne s’inquiétait de cette nouvelle habitude car j’y mettais beaucoup de rire, racontant à cet autre, lui qui n’avait pas d’accent, des blagues. Quand vint l’âge où l’on m’offrit des déguisements, j’y trouvai de nouveaux accessoires pour mon petit dispositif. Du chapeau en peau de chameau à la cape de Zorro, tout était bon pour faire le “zouave” comme disait mon père. Quand mes sœurs aînées n’eurent plus l’âge de s’habiller en fée, leurs déguisements atterrirent dans ma chambre. Soudain une nouvelle dimension s’offrit à moi ; mon compagnon du couloir pouvait désormais se métamorphoser en une inquiétante sorcière, ou en une jolie princesse. Je pouvais quand je voulais changer de sexe à mon camarade du miroir. Grâce à ces accessoires, je détenais ce pouvoir extraordinaire d’introduire dans mon récit parlé une voix féminine. Je faisais un pas de géant ; maintenant, il y avait une fille dans mon histoire. Je recouvrais ma tête d’un foulard, je drapai mon corps de gamin de dix ans dans un tissu aux reflets d’or et je n’avais point de mal à monter ma voix dans les aigus. Lorsque je me mis à muer, avec l’adolescence, lorsque mon corps se transforma, il me fallut avoir recours à d’autres artifices. Il y eut les paires de chaussures de ma mère, dont les talons étaient malheureusement peu élevés et surtout son rouge à lèvres. Elle n’en portait que très rarement mais en conservait un tube dans un des tiroirs de la salle de bain. Conscient qu’il y avait là quelque chose d’interdit, je n’améliorai la tenue de ma copine de jeu que lorsque j’étais seul dans l’appartement. De ces séances, je garde le souvenir d’un plaisir intense ; celui de déjouer le pouvoir de la nature et des conventions.
J’aime à penser que chacun des miroirs de ma collection est porteur d’une histoire comme celle-là. Dans ces glaces, une mémoire collective aussi se tient. Elle est silencieuse mais je ne regarde pas un miroir de ma maison sans penser à tout ce qui s’y est reflété : des joies, des peurs, des inquiétudes. Et puis, disons-le, devant le miroir, c’est là que le récit commence, il va falloir passer derrière.