
La Parcelle de Blois. Journal intime, 1939
Une parcelle dans Blois, au 8-10 rue des Juifs. Point de départ d'un jeu d'écriture collective de l'histoire et des possibles urbains, lancé aux Rendez-vous de l'histoire 2024. Une exploration des nœuds d'attache entre la réflexion historienne et l'imaginaire. À quoi ressemblait ce lieu, qu'aurait-il pu s'y passer... à l'automne 1939, alors que la guerre vient de (re)commencer ? Le journal intime (fictif) d'une femme mariée documente l'inquiétude qui court les rues et pèse déjà sur certaines populations urbaines, mais aussi les échappatoires quotidiens, et notamment l'attrait pour le cinéma Le Capitole, en haut de la rue des Juifs.
Sur le toit de l’hôtel où je vis avec toi
Charles Trenet « Le soleil et le lune » (1939)
Quand j’attends ta venue mon amie
Que la nuit fait chanter plus fort et mieux que moi
Tous les chats tous les chats tous les chats
Que dit-on sur les toits que répètent les voix
De ces chats de ces chats qui s’ennuient
Des chansons que je sais que je traduis pour toi
Les voici les voici les voilà […]
Avertissement. L’archive potentielle ci-dessous est une fiction écrite par l’auteur (cf. les règles du jeu et ce qui entoure ce jeu). Elle est illustrée par des photographies et extrait de films, eux, réels. Cette archive a été lue par Philippe Artières à Blois en octobre 2024 dans le cadre de la performance organisée par Entre-Temps aux Rendez-vous de l’histoire consacrés à La Ville.
Jeudi 12 octobre 1939, Saint Wilfried, Blois
Hier mercredi journée humide, humide comme depuis le début du mois, on dit en ville qu’il n’a jamais plu autant un mois d’octobre de mémoire de blaisois.
Reçu une lettre de la mère de Paul disant son inquiétude pour ses fils et petit-fils. Je me demande si elle ne ferait pas bien de venir nous rejoindre, ces temps sombres ravivent la douleur de la mort en 16 de son jeune mari.
Je ne suis guère sortie sauf pour aller au Capitole, le cinéma qui jouxte la maison depuis juin 1933 au prix de notre joli jardin ; il y a toujours du monde rue des Juifs avec ce beau grand ciné permanent ; nous avons vu hier Le jour se lève de Marcel Carné avec Gabin. La scène où Gabin harangue la foule de la fenêtre du petit appartement m’a touché ; j’ai imaginé mon cher Paul ouvrir la fenêtre et se mettre à s’adresser à ceux qui montent en ville, formant un attroupement. Notre rue est passante, bien qu’avec la pluie et surtout les mauvaises nouvelles, on sort moins.

Il y avait néanmoins foule pour La Chevauchée fantastique de John Ford le soir mais je n’ai pas envie de guerre fût-elle celle des indiens en 1885. Depuis l’invasion de la Pologne, la déclaration de guerre, la mobilisation générale, l’arrivée de milliers de soldats britannique à Boulogne, on est pétrifié ; on reste à l’intérieur. L’appartement est petit mais que faire. La déclaration de Daladier qu’on a écouté toute la famille autour du poste dans la salon était claire : pas de négociation avec Hitler.
La ville déjà change. Le chapiteau du cirque Amar dans le quartier de Vienne, sur l’autre rive de la Loire s’est vu réquisitionné par la Préfecture le 29 dernier pour servir de camp d’internement aux réfugiés allemands. Transformer un chapiteau de spectacle en un camp d’internement, je me demande bien où cette guerre va nous mener. Hier, le grand barnum s’est effondré, m’a dit la voisine. La catastrophe a attiré de nombreux curieux, on a interdit aux enfants d’y aller.

Heureusement, ceux qu’on nomme maintenant les « étrangers indésirables » ont été évacués avant-hier. Reste que les réfugiés affluent. Je me demande bien comment les Amar, cette troupe kabyle qui s’est installée en 1936 sur les terrains rue des Métairies, qu’on aperçoit de la cuisine en se mettant sur la pointe des pieds, vont s’en sortir ; l’année passée nous sommes allés voir leur spectacle, on a gardé le programme en souvenir ; je l’ai encadré en bonne place, à côté du portrait des grands-parents, dans l’entrée de l’appartement.
Depuis début septembre, on commence à jaser sur la présence, chez les Amar, du cirque Strassburger, ces dompteurs et cavaliers juifs allemands originaires de Strasbourg. On dit que les hommes Strassburger ont été internés. Certains disent aussi que les Amar sont juifs eux-aussi. Paul m’a aussi appris que dans L’Indépendant, qu’il aime lire devant le poêle de la chambre, il a lu que trente-cinq députés communistes ont été arrêtés en raison du pacte germano-soviétique de cet été. On dit beaucoup de choses, je ne sais quoi penser, peut-être devrais-je ne plus les consigner dans ce journal.
Et ne tenir qu’un journal du dedans.
Je lis donc de plus en plus, besoin de me protéger ; ma bibliothèque s’enrichit malgré le prix des livres ; je les range précieusement dans l’armoire dont j’ai hérité de mes parents et où je range les papiers importants ; peut-être Paul me fabriquera une bibliothèque mais la place manque ; j’ai fini hier Les Raisins de la colère de Steinbeck qui vient de paraître en français, découverte que je me suis empressé de faire partager à Paul. Le libraire m’a dit que si j’avais aimé Steinbeck, il y avait Moby Dick d’un certain Melville qui pourrait me plaire. Après la Californie, la haute mer. Cela va me distraire de la lecture du journal. Et je dois tenir la maison : je ne peux compter sur Geneviève qui a refusé, sous prétexte qu’elle voulait rejoindre des camarades, de me donner un coup de main pour changer les draps ce matin. Elle fait sa lycéenne, sa Violette Nozières. À Blois, notre grande figure, c’est Blanche Monnier, la séquestrée de Poitiers, qui a fini sa pauvre existence hospitalisée dans un hôpital psychiatrique pendant dix ans, où elle est morte en 1913.
Paul arrive, je t’abandonne mon cher journal, à demain.

La parcelle de Blois : un jeu d’écriture des possibles urbains auquel vous êtes invité·e·s à participer ! Retrouvez les règles du jeu ici, et envoyez vos propositions à la rédaction : entretemps.editorial@gmail.com.
