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L'Histoire sans fin : Faire l’histoire contrefactuelle de l’esclavage et des abolitions dans le monde euro-caribéen - collège Lucie Aubrac (Livry-Gargan) et lycée Évariste Galois (Noisy-le-Grand)

Entre-Temps se propose de relayer cinq projets pédagogiques d'histoire contrefactuelle menés dans des collèges et des lycées de Seine-Saint-Denis en 2020-2021. Une "Histoire sans fin" dont voici cette semaine le deuxième récit : l'historienne Romy Sánchez a proposé aux élèves de 4e d'Émilie Poncelet (collège Lucie Aubrac de Livry-Gargan) et aux élèves de 1ère de Monia Zaïdi (lycée Évariste Galois de Noisy-le-Grand) une plongée dans les XVIIIe et XIXe siècles non-advenus du monde euro-caribéen.

Mon expérience des ateliers d’histoire contrefactuelle commence dans le « monde d’avant », au tout début de l’année 2020. Un ami me propose de le remplacer pour animer des séances avec des collégiens ou des lycéens. J’accepte en n’ayant pour l’histoire contrefactuelle qu’une sympathie préalable. Pas de lectures dans mon bagage personnel : ni œuvres contrefactuelles, ni théorie. Tout au plus un a priori favorable, quelques échos sur l’ouvrage de Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz[1] et une curiosité pour le clivage que la question déclenche dans la profession : là où certains sont « fans », d’autres dénoncent une mode, une lubie anglophile, voire une fantaisie contre-productive. L’idée de confronter ce débat à la salle de classe en collège-lycée me plaît. Enfin, mon nouveau projet de recherche est en partie une histoire des possibles non-advenus dans la Caraïbe du XIXe siècle : j’ai l’intuition que cette façon de penser l’histoire colle particulièrement bien à mes centres d’intérêts.

Image de couverture. Félix Jean, Cérémonie du Bois Caïman, Huile sur toile, 36x48 in., Collection du Centre d'Art (Port-au-Prince, Haïti)
Image de couverture. Félix Jean, Cérémonie du Bois Caïman, Huile sur toile, 36×48 in., Collection du Centre d’Art (Port-au-Prince, Haïti)

Je découvre en échangeant avec Quentin Deluermoz, puis en lisant Pour une histoire des possibles, que des rencontres publiques ont déjà donné lieu à des expériences contrefactuelles « en live ».  L’association F93 se charge de la médiation du projet : réfléchir avec moi au choix de ma thématique de travail puis me présenter une enseignante, Émilie Poncelet, qui travaille au collège Lucie Aubrac de Livry-Gargan (93). Puisqu’il s’agit de travailler avec une classe de 4ème, le thème de la traite des captifs africains et de l’esclavage dans le bassin caribéen est retenu. C’est au programme, ça leur parlera. Je me lance alors dans la préparation des séances : le défi est de leur faire comprendre une démarche qui ne fait pas l’unanimité chez les historien.nes et de leur donner envie de « jouer au contrefactuel » avec moi pour comprendre autrement le contenu des cours.

Je suis historienne de Cuba, du XIXe siècle euro-américain, de l’aire caribéenne et des migrations. J’organise donc mes séances autour des traites, des esclavages et des abolitions, entre ce que l’on appelle désormais l’Âge des Révolutions (le dernier tiers du XVIIIe siècle) et les « dernières » abolitions des Amériques, dans les années 1880 (au Brésil et à Cuba). Pour m’accorder au programme des 4ème, le plus simple est de diviser l’année en deux temps : un premier moment consacré à la première abolition de l’esclavage de 1793-1794, et un second temps à celle de 1848. Reste à savoir quels « tournants » proposer pour ces deux moments.

Pour le premier, le jalon de la révolution de Saint-Domingue de 1791 me semble le plus évident. S’il est désormais un incontournable de l’historiographie globale rénovée, ce « moment 1791 » est moins souvent articulé à l’enseignement de la Révolution française dans les salles de classe. Et surtout, il s’agit d’un « turning point[2] » d’une ampleur indéniable pour mettre en place un raisonnement contrefactuel.

Le premier usage contrefactuel de cet ébranlement planétaire aurait pu être : « Et si les esclaves ne s’étaient pas révoltés dans la Plaine du Nord à la fin du mois d’août 1791 ? ». Mais pour des élèves dont j’ignore à quel point ils connaissent le contexte révolutionnaire des deux côtés de l’Atlantique, je préfère proposer une question qui leur fasse faire le lien entre ces deux tableaux : « Le soulèvement de 1791 aurait-il eu lieu sans la Révolution française ? ». Ce premier « test » de raisonnement contrefactuel est précédé d’une mise au point très rapide sur ce qu’est la zone caribéenne esclavagiste à la veille de la prise de la Bastille.

Un deuxième temps de cette séquence concerne l’abolition de 1793-1794 en elle-même. Cet événement est parfois enseigné sans être mis en relation avec le soulèvement des esclaves à Saint-Domingue. Il me fallait là encore tenter de montrer aux élèves que l’outil contrefactuel facilitait la compréhension de ce lien. Ainsi, la question « Et si les esclaves ne s’étaient pas révoltés dans la Plaine du Nord à la fin du mois d’août 1791 ? » pouvait (ou non !) aboutir à la réponse « L’esclavage n’aurait pas été aboli en 1793-1794 » une fois qu’un résumé des événements leur avait été présenté.

Le deuxième grand moment contrefactuel de ces séances concerne la « deuxième » abolition de l’esclavage, celle de 1848. Une nouvelle fois, une contextualisation « en avance rapide » était nécessaire afin que les élèves puissent faire le lien entre les deux contextes. Une fois cet intermède effectué, plutôt que de remettre en question l’abolition en elle-même, j’ai préféré proposer à la classe de réfléchir au lien entre cette abolition et la proclamation de la Deuxième République. En effet, la question « Et si l’esclavage n’avait pas été aboli en 1848 ? » s’est avéré bien moins pertinente après l’étude de la séquence antillaise des années 1790. Les élèves considéraient pour la plupart que ce qui n’avait pas pu persévérer en 1802, avec le rétablissement de l’esclavage par le consul Bonaparte, attendait d’être relancé. Or face à cette tentation téléologique d’un esclavage qui devait s’abolir, la question « Et si la République n’avait pas été proclamée ? » permet de penser les choses autrement. En effet, si l’on pense aux autres voies politiques possibles au moment de la révolution de février 1848, on peut se demander si elles auraient toutes abordé la question de l’esclavage de la même façon. Et on peut supposer que non. Imaginer ainsi les alternatives à la république abolitionniste permet de remettre en question l’abolition de 1848 comme nécessaire et devant advenir.

Les séances

Au collège

Lors de ma première rencontre avec les collégiens, l’enjeu était de faire comprendre aux élèves ce qu’était la démarche contrefactuelle, puis de leur en faire apprécier la pratique. Comme souvent, il a fallu commencer par une présentation générale et personnelle, qui incluait un petit topo sur ce qu’est être chercheuse en histoire. Quelques images et quelques phrases me servent à introduire la notion de source, ce que sont les archives, à expliquer l’analyse de documents du passé et enfin à proposer ma propre interprétation de la « démarche contrefactuelle ».

Il faut désormais présenter le contexte à mon auditoire. Il s’agit de résumer à une vingtaine d’élèves la situation de la Caraïbe à la fin des années 1780, en comptant sur ce qu’ils savent déjà grâce à leur cours et en mettant l’accent sur le cas de Saint-Domingue. Je choisis de leur montrer la simultanéité des tableaux européens et américains pour qu’ils.elles puissent ensuite établir des liens entre les différents événements présentés. L’idée est de leur faire découvrir des aspects de cette histoire qu’ils connaissent peu, ou moins. Comme la circulation d’une lettre anonyme, fin août 1789, en Martinique, prônant la « liberté des nègres » 48 heures après la proclamation de la première Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[3]. Ou encore des images et des graphiques mentionnant les nombreuses révoltes d’esclaves qui ont lieu dans le bassin caribéen, du XVIe au XIXe siècle. Cette contextualisation express débouche sur une proposition tirée d’un article de Manuel Covo dans le magazine L’Histoire. Son titre s’est avéré très utile pour cette partie des ateliers : « A-t-elle commencé dans les colonies[4] ? ». Elle, c’est la Révolution, bien sûr. Cette inversion heuristique semble parler aux élèves dès cette première séance. Elle ouvre ces fameux « possibles » que le contrefactuel permet de penser, et les 4èmes, ayant peu de préjugés chronologiques et historiographiques, sont très enclins à envisager ce renversement interprétatif qui désacralise la Révolution française « de la Bastille » en la liant intrinsèquement au problème des colonies et de l’esclavage. Difficile d’expliquer comment et pourquoi ce groupe en particulier se montre si réceptif à ce qui semble à première vue, un raffinement pour spécialiste. Épaulée par Mme Poncelet qui relance le groupe sur les connaissances déjà évoquées en cours, je sens que la classe est prête à un premier test « contrefactuel ».

Une page de prise de note d’une élève, pendant la séance 1
Une page de prise de note d’une élève, pendant la séance 1

À la question « Le soulèvement de 1791 aurait-il eu lieu sans la Révolution française ? », les élèves doivent répondre oui ou non selon des groupes définis à l’avance, et étayent ces hypothèses grâce aux connaissances évoquées ensemble. Les groupes chargés d’argumenter pour le « oui » concluent que ce soulèvement serait advenu sans la Révolution du fait des nombreuses autres révoltes d’esclaves qui la précèdent. Ceux qui alimentent le « non » arguent à l’inverse du poids de la diffusion des informations venues de l’Hexagone : la lettre anonyme faisant référence à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, les rumeurs qui circulent à Saint-Pierre de la Martinique sur les événements européens, etc. À l’issue de cette première séance, les élèves semblent avoir compris les règles du jeu et y adhèrent en grande partie.

Deux semaines plus tard, je leur propose de travailler sur la question suivante : « Et si les esclaves soulevés dans la Plaine du Nord avaient été vaincus par les forces françaises ? ». À partir de cette piste contrefactuelle, il leur faut produire une fausse source qui émanerait, par exemple, d’un planteur dominguois et qui daterait du lendemain de cette victoire des propriétaires de plantations de l’île. Pour les guider, je leur indique d’inclure dans ce faux document d’archive plusieurs thèmes cruciaux de la période : l’importance du sucre, de la plantation et du commerce, le rôle des noirs libres, la peur des esclaves et l’importance des catégories raciales pour les gens de l’époque. Cet exercice donne lieu à des créations diverses, dont un extrait de journal d’un certain « Monsieur Chiffou », planteur à la Guadeloupe, qui observe depuis son île la tournure favorable qu’auraient pris les événements de Saint-Domingue. Inspirés par les exemples du journal du négociant bordelais Antoine Lajard, qui raconte au jour le jour le soulèvement de la plaine du Nord, les élèves se montrent particulièrement intéressés par la dimension quotidienne et intime des sources du for privé : le faux journal de Monsieur Chiffou, le planteur guadeloupéen, est rédigé avec forces détails sur ses journées et son intérieur, tout en insistant sur le soulagement de l’échec de la révolte des esclaves. D’autres élèves choisissent de donner la parole aux noirs libres de Saint-Domingue, qui évoquent dans leur fausse lettre à des amis leur Sénégal natal, la vengeance qui demeure leur horizon après l’échec du soulèvement, la répression qui s’abat sur ceux qui, parmi eux, ont aidé les esclaves à organiser la révolte.

Ces fausses sources créditent l’idée d’un conflit qui aurait pu ne pas prendre la tournure qu’il prit. Mais la plupart des élèves insistent dans leurs écrits apocryphes sur la vengeance des vaincus, sur la préparation d’une riposte et sur la vanité et le ridicule des planteurs victorieux comme ce Monsieur Chiffou, qu’ils.elles tournent en dérision dans un quotidien de privilégié satisfait qui ne se doute pas qu’une nouvelle attaque se prépare.

La troisième séance concerne l’abolition de l’esclavage de 1793/1794 en elle-même. Je propose aux élèves de reconstituer un faux débat qui aurait eu lieu à la Convention en 1793, entre la proclamation d’émancipation des esclaves de Sonthonax, à Saint-Domingue et sa transformation en décret de la Convention, en avril 1794. Trois groupes s’affrontent par la parole : les pro-abolition, les anti-abolition et ceux qui hésitent. Devoir faire siens les arguments des opposants à l’abolition permet de comprendre à quel point la mesure était loin d’aller de soi à l’époque. Les élèves se prêtent volontiers à cette mise en scène : il faut dire « Citoyen » quand on s’adresse à l’assemblée, respecter un temps de parole et mentionner le contexte de l’époque dans les déclarations. Outre la dimension théâtrale et ludique de l’activité, les élèves font de vrais efforts pour jouer leurs rôles respectifs et, comme souvent, prennent un réel plaisir à jouer le rôle des « méchants » partisans du maintien de l’esclavage, ayant bien compris les enjeux économiques et socio-raciaux qui sous-tendent cet argumentaire conservateur et raciste. Pour autant, l’idée avec cette représentation est de ne pas caricaturer ces partisans du maintien de l’esclavage, mais bien de les faire apparaître pour ce qu’ils étaient probablement : un groupe influent et résolu à maintenir l’ordre établi.

La quatrième séance aborde le « moment 1848 » : il faut donc commencer par faire une histoire en avance rapide des années qui séparent les deux séquences. Il a été question en fin de séance 3 de la réinstauration de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802, mais aussi de la déclaration d’indépendance d’Haïti en 1804. Nous prenons quelques minutes (!) pour faire le lien entre cette première période et la phase de restauration impériale et monarchique qui suit. Je propose alors au groupe de travailler sur la question suivante : « Et si la République n’avait pas été proclamée ? », afin de réfléchir au lien entre régime républicain et abolition de l’esclavage. Quelles autres voies étaient possibles au moment de la révolution de février 1848 ? Ces autres options politiques auraient-elles abordé la question de l’esclavage ? Si oui pourquoi, et si non, pourquoi ? Pour guider les élèves sur ces questions, je leur propose de resserrer la focale sur un événement de l’époque. Le 24 février 1848, Louis-Philippe abdique au profit de son petit-fils de neuf ans, le comte de Paris, puisque son fils, le duc d’Orléans, est mort en 1842 des suites d’un accident de voiture à cheval. Les groupes d’élèves doivent imaginer la double page d’un manuel de 4ème qui enseignerait l’histoire non advenue d’un prince héritier qui aurait vécu et hérité du trône paternel. L’idée était d’y ajouter des activités et de l’iconographie pédagogique, comme dans les vrais manuels. Cette piste contrefactuelle devait ensuite les mener à imaginer ce qu’il en aurait été de l’abolition de l’esclavage dans cette version des faits, sous l’éventuel règne de Ferdinand Ier. Cette proposition rencontre un franc succès, et une page de faux manuel est même réalisée à la maison.

Une page du manuel d’histoire alternatif proposé par un élève
Une page du manuel d’histoire alternatif proposé par un élève

Après cette quatrième séance du 6 mars 2020, le monde ferme, l’épidémie mondiale commence et le projet prend fin de façon abrupte, comme tant de choses à cette date. Le colloque final durant lequel les élèves auraient dû présenter leurs travaux d’histoire contrefactuelle n’aura vraisemblablement pas lieu. Après quelques échanges, nous décidons avec Émilie Poncelet de tenter de poursuivre quelques activités en ligne, via la plate-forme mise en place dans le collège pour la « continuité pédagogique ». Mais la dynamique qui était née en classe résiste mal à l’écran et au clavier. Même s’ils font le lien entre la démarche contrefactuelle et ce qui est en train de se passer à l’échelle mondiale (« Et si l’épidémie de Covid ne s’était pas déclenchée ? »), les élèves sont dispersés, inquiets et moins enclins à jouer le jeu par forum/chat. Le dialogue tourne alors à ce que cet exercice contrefactuel peut avoir de plus délétère : des blagues sur la mort d’Hitler, des suppositions complotistes, etc. Difficile de ne pas comprendre ce manque de concentration au vu du climat ambiant et de l’enfermement prolongé. À la fin du printemps confiné, il est question de mettre en ligne les traces photographiques et les travaux des élèves sur un site, pour en garder un souvenir, mais là encore, la dissolution post-confinement a raison de ces tentatives.

Au lycée

Au début de l’année 2021, le projet « Contre les Faits » reprend sous le nom de « L’Histoire sans Fin », mais au lycée cette fois. Je décide de conserver le thème des esclavages et des abolitions, pour l’approfondir et l’adapter au programme des 1ères qui abordent la Révolution française en cours. J’arrive en février dans la classe de 1ère générale de Monia Zaïdi, au lycée Évariste Galois de Noisy-le-Grand. Si les collégiens de Livry-Gargan avaient joué le jeu du contrefactuel avec enthousiasme, peut-être qu’avec des lycéens la dimension ludique prendrait-elle moins, ou différemment ? J’avais bien conscience d’avoir à revoir mes activités en fonction d’un autre niveau d’études et d’un autre âge des élèves.

Le premier contact se fait en classe, et je leur propose à leur tour la présentation de mon travail de chercheuse en histoire, du rapport aux sources et aux archives, et de ma conception de la démarche contrefactuelle. S’ensuit un point rapide sur le thème des esclavages et des abolitions dans le contexte franco-caribéen à la fin du XVIIIe siècle. Pour la première mise en pratique, je décide de garder le tournant de la révolution de Saint-Domingue, mais de tester les questions que je n’avais pas voulu lancer avec les collégiens de Livry-Gargan : « Et si les esclaves ne s’étaient pas soulevés le 22 août 1791 ? » ou « Et si les planteurs blancs avaient réussi à juguler la révolte ? ». Je leur demande pour chacune de ces questions d’imaginer une lettre envoyée par un ou une contemporain.e de l’événement. Comme pour les 4èmes, le résultat de ce premier test contrefactuel est très enthousiasmant. Bien sûr on hésite un peu sur l’orthographe de « doming(u)ois » et on confond Antilles et Antibes parfois, mais l’idée de jouer avec les potentialités du passé est vite admise et le contexte semble rapidement intégré dans ses grandes lignes.

Pour la deuxième séance, je décide de passer directement au « moment 1848 » et donc de proposer aux élèves une histoire « en avance rapide » de tout ce qui lie les deux périodes d’abolition de l’esclavage en France : nous passons donc une demi-heure à évoquer la première abolition de 1793-1794, la restauration esclavagiste de Napoléon en 1802, puis les années de Restauration post-1815 et l’évolution très progressive de l’abolitionnisme français dans les années 1830 et 1840. Une fois cette mise à jour effectuée, je reprends l’idée d’une Deuxième République qui ne serait peut-être pas advenue dans les mêmes conditions si le fils de Louis-Philippe n’était pas mort en 1842. Les collégiens avaient beaucoup aimé cette piste et elle avait été très féconde. Cette fois, avec les 1ères de Mme Zaïdi, je propose d’imaginer une révolution de février 1848 qui advient alors que le prince héritier d’Orléans est toujours vivant et que son parti prône une certaine méfiance vis-à-vis de l’abolition, encore plus si elle est immédiate. Un faux débat nocturne à l’Assemblée d’un gouvernement provisoire s’organise : d’un côté, les partisans de l’héritier d’Orléans, monarchistes libéraux réticents à l’abolition de l’esclavage, de l’autre les républicains, qui veulent renverser la Couronne et imposer l’abolition, que certains envisagent depuis longtemps. Les deux groupes préparent le débat dans deux lieux séparés du CDI. Agathe, qui est stagiaire à F93, enregistre les réflexions des deux bords : il est question de la place de l’Eglise, des arguments à mettre en avant… on entend fuser des « ces droitards ! » ou des « c’est soit eux, soit nous ! ». La séance se termine sur le débat : chaque camp prend deux fois la parole et ici encore, la parole est cadrée pour essayer de faire « comme à l’époque ». Les réactions de « l’assemblée » font partie du contenu du débat et le temps est limité pour que chaque groupe puisse exposer ses arguments. Comme avec les 4èmes, cette activité rencontre un franc succès. Avec très peu de débordements et beaucoup d’enthousiasme les élèves se prêtent au jeu et explorent avec bonheur les possibilités du débat politique translaté à la fin des années 1840. Et comme à Livry, le parti orléaniste est « joué » avec conviction : aucun problème avec le fait de jouer le « mauvais rôle » de l’histoire, d’après ce qu’on observe dans le public, bien au contraire !

Le débat, séance 2
Le débat, séance 2
Le débat, séance 2
Le débat, séance 2

La troisième séance est consacrée à l’exploration d’une source qui avait aussi bien fonctionné avec les collégiens : le journal intime. Je choisis celui de Pierre Dessalles, un colon martiniquais dont le journal publié retrace jour après jours les années 1848 dans l’île[5]. Je propose aux élèves de rédiger de faux journaux intimes sur le modèle de celui de Dessalles, en partant de la situation contrefactuelle établie dans la séance précédente : le prince d’Orléans n’est pas mort, il a succédé à son père et son régime n’a pas aboli l’esclavage… Que consigner alors dans son journal sur cette époque esclavagiste ? Comme souvent avec ce type de sources, certain.es élèves sautent sur l’occasion d’écrire sur la vie intime des personnages inventés ; d’autres poursuivent la réflexion commencée lors du débat, et endossent à nouveau le rôle du conservateur effrayé par l’abolition, racontant à ses proches les périls de territoires coloniaux « contaminés » par les courants progressistes caribéens. Un élève va même jusqu’à baptiser le mouvement politique du prince d’Orléans « La Monarchie en Marche ». D’autres encore préfèrent faire écrire un domestique noir, qui rapporte son quotidien dans la maison du maître, et toujours dans le contexte d’une abolition qui n’est pas à l’ordre du jour. Plus que d’autres cet exercice demande aux participant.es de mettre en valeur le contexte de l’époque et ce qu’il.elles en ont compris : des détails de la vie quotidienne, des lieux, des noms, des objets, tout doit sembler vraisemblable.

La dernière séance mobilise une autre source d’histoire antillaise du XIXe siècle : les mémoires de békées[6]. Cette compilation de récits autobiographiques donne un aperçu des vies de deux femmes de l’aristocratie sucrière martiniquaise et du bouleversement que constitue pour elles l’année 1848, ses soulèvements et l’abolition. Élodie Huc et Irmisse de Lalung doivent quitter leur île pour celle, voisine et espagnole, de Porto Rico, où l’esclavage est loin d’être aboli. Cet exil temporaire ainsi que les rebondissements et impressions narrés par ces nanties donne du matériau pour penser les histoires alternatives de 1848 aux Antilles. Je propose aux élèves, pour ce dernier exercice, un peu d’histoire-fiction : ils.elles doivent imaginer qu’ils.elles sont des journalistes, interviewant a posteriori ces deux femmes âgées, qui leur raconteraient leurs aventures dans une version des faits où l’abolition n’aurait pas eu lieu en 1848. Cette dernière activité est, à mon avis, celle qui a le moins bien fonctionné : je voulais avec cette source introduire la problématique de l’absence des femmes dans le récit historique étudié. J’ai donc encouragé les groupes qui pensaient leurs entretiens aux deux békées à réfléchir à cette question de l’émancipation féminine en regard de celle des esclaves. Mais ajoutée au fait que ces femmes étaient des privilégiées pro-esclavagistes et anti-républicaines, cette composante qui se voulait féministe a créé plus de confusion qu’autre chose. Certains des groupes ont toutefois réussi à transformer la difficulté en imaginant une révolte de femmes sur l’île de Porto Rico, où Irmisse et Élodie auraient assisté, médusées, à un soulèvement encore plus violent que dans leur Martinique natale (mais cette version table sur la confusion qu’il leur eût fallu quitter leur île, et donc que l’abolition de l’esclavage avait bien eu lieu en 1848, sinon, pourquoi partir ?). D’autres ont imaginé que Porto Rico était pris par la Couronne française et devenait ainsi « Port-Fortuné », dont la capitale, Saint-Jean, aurait dès lors abrité des réfugiées françaises devant aussi y faire face à l’abolition de l’esclavage. Cet exercice, peut-être moins bien pensé dans ses détails, intervient à la fin de nos séances, et on sent que les élèves ont intégré la méthode contrefactuelle et parviennent parfois à en contourner les problèmes, non sans inventivité et perspicacité.

Le rendu final de cette deuxième année d’ateliers aura bien lieu, cette fois, sous la forme d’un événement collectif. Ce ne sera pas le grand colloque prévu initialement, toujours à cause de la pandémie, mais il y aura bien une restitution collective, pendant laquelle chaque groupe pourra présenter ce qui a été fait. Mon idée est de fabriquer un « audiorama » : cela se présenterait sous la forme d’un diaporama commenté par les élèves, qui montrerait, au fil des diapositives, toutes les séances, leurs contenus et leurs réalisations. Mme Zaïdi et les élèves sont partant.es pour cette formule, et je leur propose donc d’écrire le « script » de la présentation de l’audiorama. Une ou plusieurs voix doivent expliquer au fil des images ce qui a été fait, comment et pourquoi. Pour chaque séance, quelqu’un rédige donc un petit texte explicatif et ensuite, on montre des photos, on fait entendre des captations sonores des séances, du faux débat, des lectures de fausses sources et des faux entretiens. Une dernière séance est donc consacrée à l’élaboration de ces enregistrements et Agathe Frochot, stagiaire à F93, m’aide à monter l’ensemble.

Le jour de la présentation finale, une partie des élèves vient dans les locaux de F93, à Montreuil, pour assister sur écran géant à cette restitution en visio-conférence. Ils.elles sont content.es du résultat, et moi aussi.

Six mois plus tard, quelques un.es des participant.es sont invité.es avec Monia Zaïdi à reparler de l’expérience sur Aligre FM, en compagnie de Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz. Sans surprise, ce sont les plus motivé.es qui racontent les ateliers, mais leur engouement m’a toujours semblé sincère, pendant les séances comme dans leurs retours après coup. Avant l’émission de radio, ils.elles avaient écrit quelques lignes sur leurs impressions quant aux ateliers sur l’Intranet de leur classe. La plupart avait trouvé le moment enrichissant. Quant à moi, je dois dire sans chercher à enjoliver les choses, que ce fut une expérience pédagogique inoubliable. Dans les deux cas, j’ai travaillé avec des groupes très bien encadrés par des enseignantes passionnées. Bien sûr il y a eu des ricanements, des blagues, des moments d’éparpillement ou d’incompréhension, mais pas tant que ça finalement, et beaucoup moins que ce que j’aurais imaginé pour un exercice intellectuel aussi particulier. Au collège comme au lycée, les élèves ont été partant.es très vite, et très sincèrement. De mon côté, l’utilité de mon travail de chercheuse m’a semblé révélée par cette expérience. Le fait d’expliquer, de façon certes synthétique et accélérée, ce que je crois avoir compris des Antilles à l’Âge des Révolutions aux élèves, nous permettait ensuite de jouer à déformer et reformer le passé advenu. Et ce passé n’en devenait que plus attrayant, plus foisonnant, pour eux et pour moi. Ça sonne un peu creux de le dire, mais pendant ces deux années, j’ai repensé ma façon d’expliquer les révolutions caribéennes du tournant XVIIIe-XIXe siècle, et j’ai vraiment appris de la manière dont les élèves recevaient ces informations et les adaptaient ensuite à la démarche contrefactuelle. Les seules difficultés ponctuelles sont venues du côté de quelques rares élèves, dont on sentait qu’ils.elles ne voulaient pas vraiment se prêter au jeu des séances. Et encore, ces moments furent trop rares pour constituer un vrai bémol à l’ensemble des ateliers.

Le mot d’Émilie Poncelet

Dans ma pratique (avant et après cet atelier) ces questions contrefactuelles sont des questions qui émergent sans cesse. J’explique à mes élèves que ces interrogations sur le passé non advenu permettent de voir que l’histoire est une matière en constant renouvellement, pas figée (c’est important, je crois, qu’ils le comprennent). Cela me permet aussi de leur dire que des chercheurs en histoire se posent le même genre de questions qu’eux ! Je reparle souvent de cet atelier à mes élèves actuels.

L’intérêt de cet atelier était aussi de faire entrer la recherche dans l’éducation, pour leur permettre de comprendre ce qu’est le travail historique. C’est très important pour que notre matière soit pour eux un ensemble de vérités assénées sans réflexion. De plus, je trouve que ce travail contrefactuel permet de faire mieux comprendre aux élèves la causalité des faits, leurs conséquences et notamment celles sur le monde dans lequel ils vivent. Les élèves ont été happés, embarqués par le projet, sensibles au thème et à la variété des exercices proposés. Ce projet a permis d’inclure tous les élèves aussi divers soient-ils ! Ils m’ont demandé lorsque je les ai revus en 3eme si on allait continuer.

Le mot de Monia Zaïdi

J’enseigne en lycée depuis dix ans et j’ai été contactée par F93 qui m’a proposé ce projet d’histoire contrefactuelle. J’ai très rapidement dit oui : je suis toujours curieuse de nouvelles méthodes pédagogiques à appliquer avec mes élèves. Ayant une classe de première en Histoire-Gégographie et spécialité Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP), une multitude d’heures étaient disponibles pour mettre à profit cette nouvelle expérience avec mes 35 élèves. Je n’avais pas d’idée claire sur cette approche historique, seulement une vague idée de ce qu’est l’uchronie et quelques réticences à laisser libre cours à l’imagination de mes élèves au gré du « et si… ».

La rencontre avec Romy Sanchez a été plus qu’éclairante et sa manière d’animer les ateliers avec mes élèves, très ambitieuse et enthousiasmante. La classe a été complètement embarquée dans sa proposition d’étude de l’esclavage dans les Antilles avec deux points de bascule dont les groupes d’élèves se sont bien emparés. La solidité des connaissances, la diversité des sources, la présentation des acteurs et actrices de l’histoire, le focus sur les oublié-es, la recontextualisation systématique ont été des « plus » dans la scolarité de mes élèves.

Ils ont pu travailler leur sens critique à travers les écrits apportés par la spécialiste Romy Sanchez, ce qui a été un déclic pour de nombreux élèves voulant poursuivre en histoire et en sciences politiques. Cela a dépoussiéré d’un coup la vision qu’ils avaient de l’histoire et de la recherche. J’ai en tête deux moments forts : la préparation du débat et le débat, très vivant, la recherche d’arguments par les deux groupes parlementaires ont été intenses. Les touchantes interviews écrites puis enregistrées des békées avec un imaginaire féministe nouveau et si moderne.

Ce projet en classe a eu des suites notables, premièrement à la restitution avec un groupe d’élèves ravis de faire aboutir le travail et de présenter l’audiorama. En classe de Terminale, j’ai eu la chance de retrouver un certain nombre d’élèves qui ont continué dans leurs réflexions d’appliquer cette « histoire des possibles » pour repenser le monde, l’avenir. Enfin, nous avons pu enregistrer en février 2022, une émission de radio à l’antenne d’Aligre FM avec Pierre Singaravelou, Quentin Deluermoz, 7 élèves et moi-même au micro de Nadia Ettayeb, pour un retour d’expérience. Un moment assez magique pour mes élèves !

Dans ma propre manière d’enseigner je poursuis aujourd’hui tout ce que j’ai pu recevoir de Romy Sanchez, Pierre Singaravelou et Quentin Deluermoz. Cela me permet d’ouvrir de nouveaux questionnements avec les élèves et de réfléchir autrement aux faits travaillés en classe.

[1]  Deluermoz, Quentin, Singaravélou, Pierre, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Seuil, Paris, 2016.

[2]  C’est le terme anglais employé pour parler des tournants événementiels qui servent à mettre en place un raisonnement contrefactuel. Je traduis cette expression ailleurs dans le texte par « tournant » ou « point de bascule ».

[3]  Copie d’une lettre anonyme adressée à B. M. Mollerat, de Saint-Pierre, le 28 août 1789 » (ANSOM, C8A, p. 68), reproduite dans Marie-Hélène LÉOTIN (éd.), La Martinique au temps de la Révolution française, 1789-1794, Fort-de-France, Archives départementales, 1989, p. 19-20.

[4]  Manuel Covo, « A-t-elle commencé dans les colonies ? », dans L’Histoire, collection 60 « La Révolution française », septembre 2013.

[5]  Journal de Pierre Dessalles (1785-1857) – La vie d’un colon à la Martinique au XIXe siècle, Journal 1848-1856, présenté par Henri Frémont et Léo Elisabeth, Ed. par H. de Frémont, 1986.

[6]  ***, Élodie, Lalung, Irmisse de, Mémoires de Békées, vol. II, Texte établi, présenté et annoté par Henriette Levillain et Claude Thiébaud, L’Harmattan, Paris, 2006.

Publié le 21 février 2023
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