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Témoignage de Victorine A : « l’hypothèse blob »

L’équipe du laboratoire sauvage « Désorceler la finance » propose, sur Entre-Temps, de déployer un récit rétrofuturiste en quatre temps. Suivant les travaux de Donna Haraway sur le pouvoir de la fiction spéculative, ces quatre textes explorent la possibilité d’une bifurcation vers un monde post-capitaliste. Du rapport d’enquête au témoignage, ils naviguent aux frontières de l’écriture créative et de la méthodologie historique. Cette semaine, le troisième temps : le rapport critique autour du témoignage de Victorine A, sur une sorte de blob.

Le témoignage suivant a été recueilli auprès de Victorine A., dite la vieille Victorine, peu avant son décès en 2118. Il s’agit d’un témoignage d’autant plus crucial qu’il propose (ou prétend proposer) une description directe des phénomènes bizarres qui caractérisèrent l’Anomalie telle qu’elle advint un siècle plus tôt :

« Dans mon souvenir, c’est plus tard qu’on se connecte à toute cette histoire d’Anomalie[1], on a entendu parler de quelque chose avec les copines, on sait qu’il se passe quelque chose, on a entendu des bruits à propos de quelque chose qui changerait la donne, ça nous intéresse les bruits et les choses qui changent la donne. On se retrouve à Bruxelles[2], on se retrouve en banlieue dans un endroit où il y a du bruit, une sorte de fête dans un potager au milieu des buildings en ruine. Au milieu d’une foule de parents bourgeois, de jeunes rebelles, d’enfants indéterminés, de migrants en attente, d’objecteurs de vaccin qui expérimentent leurs agencements révolutionnaires respectifs, de lobbyistes en transition, de financiers désespérés et d’activistes acharnés[3]. Les gosses avaient décidé de cuisiner pour les adultes en mélangeant au hasard tout ce qu’ils trouvaient. Les animaux aussi s’efforçaient de participer à l’ambiance, comme ce bouledogue qui captait le regard et l’ouïe, accroché à une haute branche par les mâchoires, le chien se balançait de tout son poids, un spectacle animal comme seuls les chiens savent les faire. C’est une zone industrielle à l’abandon : il y a des trucs qui traînent partout, des restes de machines de moteurs rouillés, pièces détachées méconnaissables mêlées dans un amas de matières semi-organiques qui se confondent avec le compost en décomposition. Toute une vie qui se trame, grouille, se transforme, pourrit, fermente et rouille. Un potager avait poussé là au milieu des flaques d’huile de moteur, convoquant pour le récolter les habitants du quartier.

« Je m’étais installée un peu en retrait. Perdue dans mes pensées, depuis quelques minutes le regard fixé sur une tache jaune dans le paysage. Une petite boule jaune qui perlait au rebord d’une feuille, intriguée je me lève et remarque que la petite boule se comporte comme un être vivant, elle se déplace. M’approchant, des filaments se prolongent sur plusieurs mètres et rejoignent plus loin une masse imposante, gros paquet de matière agglutinante et tout aussi jaune. Un blob[4] ! Le blob coulait, glissait dans un coin de la zone donnant sur le potager, jaune canari. Le blob augmentait sa masse et filait à l’allure de la marche, de là où j’étais je pouvais suivre ses déplacements et ses transformations. Personne ne remarquait rien, c’était encore l’hiver, la fin d’hiver qui traîne en mars[5], un grand feu consumait le bois des palettes du supermarché voisin et ceux qui n’écoutaient pas Amandine étaient scotchés devant les flammes comme des gosses devant la télé. Le 18 mars si je me souviens bien, on était à quelques jours du carnaval sauvage, les conversations tournaient autour de la finition et de la description des costumes de chacunes. Dans une société d’hyper consommation plus besoin d’acheter rien, il suffisait de se promener, ramasser les rebuts et être créatives. Cette célébration avait une grande importance pour nous qui résidions dans l’une des capitales symboliques de la planète. On était fous mais respectées, même la police n’osait pas nous toucher, ils savaient qu’on était contagieux. Le myxomycète se rapprochait en glissant sur l’herbe et s’est arrêté au pied d’un des invités. Du blob devenu grosse boule prête à crever, de la matière visqueuse s’est échappée et a recouvert en un instant le corps du gars, prenant sa forme comme un moulage. Il s’est mis à hurler, son corps parcouru de spasmes et de tremblements, il parlait en hurlant comme une incantation proférée par des loups, une vocifération incantatoire. Ça a pris un moment à l’onde pour atteindre suffisamment l’assemblée, le temps que tout le monde s’arrête, se taise et réalise que quelque chose se passait. Évidemment on a d’abord cru à une performance artistique (“c’est encore Julien qui fait son intéressant”, j’entendis murmurer) mais on a remarqué que Julien ne nous portait pas attention, quelque chose se passait d’inhabituel. J’ai oublié que j’observais la scène de loin et on est devenue une, sans séparation. C’était incompréhensible ces cris de bébé qui sortaient du corps de l’adulte en possession, mais avec le temps on s’est habituées et du sens commençait à passer.

Julien aussi se détendait, il acceptait sa possession. La grosse masse blobesque remuait sur son corps, recouvrait son visage d’une gelée translucide. D’ailleurs c’était exactement ce que vivait Julien : une transe lucide. La parole blob[6] à travers lui évoquait le vide, comme quoi il n’y aurait que du vide, ce serait le vide qui rend possible le plein, quelque chose comme ça, une de ces évidences paradoxales. La parole blob filait à toute vitesse, je me rappelle des planètes qui seraient collées les unes aux autres s’il n’y avait le vide intersidéral entre elles, puis ça parlait des ordinateurs qui ont besoin d’espace non-utilisés pour calculer tout comme les cerveaux fait-il remarquer, que si on utilisait tout de notre cerveau ont deviendrait fou avec trop d’infos à traiter. Ça parlait de l’espace entre les mots qui permet le langage, du silence entre les notes qui permet la musique, de l’espace entre les corps qui permet les relations et la personnalité, ça parlait de beaucoup de choses, on aurait pu lui faire remarquer que justement il n’y avait pas beaucoup d’espace dans son discours, mais quand même c’était fascinant. Au bout d’un moment il se mit à réciter un poème, carrément. J’ai pas tout capté, tout ce dont je me souviens c’est qu’il avait dit : “La musique est une odeur mentale colorée”. Ça s’est terminé par une dithyrambe chantée autour de l’ère moderne et comment l’accumulation et la production de biens était comme une course effrayée à l’encontre du vide, que les humains non civilisés de l’époque actuelle ont une angoisse du vide :

“Y a que du vide bordel ! Que le vide soit parmi nous… vide partout… faites le vide… Y a rien sans vide… Planètes collées superposées !… Gadgets sortant des poches… Remplissage… Faites place…. Y a plus de mémoire dans ton ordi… Dix pour cent… Ton cerveau… Tout penser tout… Si tu pouvais faire ça… À devenir fou… Devenir malade… Avec trop de plein… Faut moins de plein… Plus de vide… Pas d’espace entre la table et le mur pas d’espace entre la fenêtre et le frigo… Imagine ton corps raplati s’insinue entre les parois entre les maisons… Imagine un peu ! Plus d’espace entre rien…. Pas de silence entre les notes… Toutes les notes, toutes les expressions, tous les mots, tous les discours juxtaposées dans un monstrueux cluster assourdissant… Pas de vide entre les mots… Bruit continu… Pas d’espace entre les pensées… Vie sans vide est cancer !… Sans vide ha ha ha il n’y a rien… Ha ha ha… Il n’y a rien sans vide ha ha ha c’est le vide qui fait tout… Ha ha ha…. C’est la plus grosse blague… C’est une blague cosmique ha ha ha… Le vide le vide le vide…”[7]

Et là, il s’écroula. L’entité blob s’était rétractée en sa forme initiale, ronde et répugnante de viscosité. Le chien avait suspendu son numéro, il nous regardait depuis sa branche, sonnées qu’on était, les crépitements du feu étouffés par le silence qui s’ensuivit. La logorrhée blob sonnait encore dans nos crânes (“Mais putain, c’était quoi ça !?”, j’entendis crier). Terrorisées et fascinées, la trouille et aussi un peu jalouses de l’expérience de Julien qui restait planté là, les yeux révulsés et la bouche béante à contempler comme un naze les petites brindilles en feu qui dansaient au-dessus de la fumée. Il restait planté et marmonnait encore un peu : “Du vide… Du vide… Y a que du vide… Putain… Ha ha ha… Bande de ploucs…” On s’était approchées de lui on l’avait entouré doucement d’une couverture, son corps était parcouru de spasmes et de tremblements, on faisait ça en évitant de marcher sur la forme blob qu’on venait de découvrir. Il y avait ceux et celles qui voulaient prendre soin de Julien, espérant être contaminé.es par sa transe, les autres regardaient avec inquiétude l’entité blob comme on l’appelait alors[8]. L’entité blob immobile mais parcourue de vaguelettes kinétiques, des ondes de mouvements comme sur les muscles quand on est sur le point de s’endormir.

L’entité blob nous a appris à voir le vide, son importance. Il y avait un rêve qui possédait l’humanité, celui de remplir l’espace, colmater le vide qui angoisse – par des litres de boissons, des tonnes de nourriture, des champs de gratte-ciels, montagnes de carrosseries mécaniques, villes d’avions détournés, pays recouverts d’usines et de centrales nucléaires, forêts primordiales rasées au profit de fast-foods géants, rivières de déchets, fleuves de poubelles, océans de cadavres, ciels de câbles, terre de plastic. Mais aussi les cerveaux saturés de slogans publicitaires et idéologiques, l’imagination infectée de séries télévisées, l’attention capturée par des commentaires des partages de vidéos célébrant la bêtise, reproduisant les clichés, la musique produite par des machines. Tout cela avait créé un monde sans plus d’interstices, sans vide, sans air, sans vie circulante. Le vide est bien une chose alors que les choses ne sont rien. Et on s’est mise à le cultiver, ce vide. Une véritable machine fainéante, et il fallait en produire des tonnes de ce vide pour que la terre puisse survivre à l’encombrement généralisé. Sur la fin, l’extrême-libéralisme avait émis l’hypothèse d’une spéculation financière à propos du vide (que le vide pouvait aussi être privatisé) et c’est cette menace-là qui aurait réveillé le Blob[9]… »

[1] De nombreux historiens amateurs font l’erreur de prendre l’Anomalie pour un événement massif incontournable pour ses contemporains, or les contemporains de l’Anomalie ont mis plusieurs années à prendre conscience de l’événement. Le terme lui-même d’Anomalie n’a émergé dans les récits oraux qu’à partir des années 2080.

[2] Aujourd’hui disparue, la ville de Bruxelles se trouvait à l’intersection entre les zones actuelles de Flandrie occidentale et de Flandrie orientale. On en trouve certaines traces sous la forêt transzone. La ville de Bruxelles avait le double rôle de capitale politique de la Belgie et de capitale administrative de l’Europie occidentale.

[3] On voit déjà dans la description de Victorine les premiers effets de l’Anomalie. Les sources orales montrent que dans le monde pré-Anomalie, les fêtes sont rares, les buildings ne sont pas en ruine mais rutilants, les migrants et lobbyistes ne se croisent pas sur des terrains vagues. Autant d’indices qui confirment que la scène du témoignage de Victorine prend place après le début de l’Anomalie.

[4] De nombreux écologues de la zone de Flandrie occidentale ont cherché à explorer et confirmer « l’hypothèse blob » (e.g. Cornelia aux Bottes-de-caoutchouc (2098) et Martin l’Ecologue (2123)). Aussi appelé myxomycète, cet organisme unicellulaire se compose de granules et s’organise en filaments étoilés qui vibrent, grossissent, se séparent et se regroupent, à la manière des coraux des éponges. Si le blob est bien jaune, en accord avec le témoignage de Victorine, les études écologiques soulignent que le blob se déplace de quelques centimètres par heure, une vitesse qui semble inférieure à ce que décrit la témoin.

[5] Il faut ici noter le décalage de la saison par rapport à l’ère pré-Anomalie par rapport aux nôtres : au lieu d’être un interlude d’une quinzaine de jours entre le 21 décembre et le 15 janvier, coincé entre les saisons du printemps, de l’été, des canicules, des pluies acides, des moussons et de l’automne, l’hiver est alors une saison qui s’étend de décembre à mars.

[6] Ici encore, le témoignage de Victorine amalgame plusieurs registres lexicaux : le concept de « parole blob » n’émerge que bien après le passage à l’acte des premiers blobs. Les premiers récits de blob retrouvés sur des vieux journaux et datant de l’époque de l’Anomalie évoquent le blob dans un registre bien plus alarmiste comme un pathogène biologique mystérieux.

[7] Un récit similaire à d’autres relatifs à la possession par le blob, émis par exemple par Martin le Pêcheur (2108) ou Ursula Le Guin (2054).

[8] Le témoignage de Victorine A. décrit ici une déclinaison particulière de « l’hypothèse blob », généralement désignée sous le concept de « blob shaman ». Le blob est alors un instrument qui place les consultantes et les consultants dans un état, provoquant un abandon de leur schéma de pensée habituel qui leur permet de voir et d’accéder à des récits alternatifs. Le concept du « blob shaman » est cependant critiqué par de nombreux récits historiques, qui accusent l’hypothèse du blob (et particulièrement du « blob shaman ») de promouvoir une vision « transcendante » de l’Anomalie. C’est ainsi que Max de Liège (2092) affirme dans son Discours à propos de l’hypothèse blob : « faire reposer l’Anomalie sur la survenue contingente d’un élément extérieur, et pour tout dire biologique, revient à s’interdire de penser les causes premières de l’Anomalie. L’hypothèse blob déresponsabilise les auditrices du récit historique : elle les transforme en spectatrices de l’histoire de l’Anomalie. L’Anomalie n’est plus le produit de l’action consciente de l’humanité, elle résulte de l’irruption d’un être biologique jusqu’alors inconnu dans les rouages de la société capitalistotardive, qui nous donnerait accès à un au-delà fort similaire à ceux promus par les religions d’avant l’Anomalie ». Pour rappel, Max de Liège défendait pour sa part l’hypothèse de la spéculation générale – hypothèse selon laquelle le goût de la narration et de l’histoire spéculative s’était tellement répandu qu’il avait mis fin au mode de production capitaliste, une hypothèse qui fait l’économie de tout acteur extérieur. D’après les tenants du « blob shaman » au contraire, l’hypothèse blob permet de penser comment l’humanité n’est pas la seule actrice à l’œuvre dans l’histoire.

[9] La témoin interprète rétrospectivement les événements : attiré par le vide, le blob aurait décidé de se rapprocher de l’humanité au moment où la spéculation financière d’avant l’Anomalie atteignait des sommets. Là encore, l’explication de Victorine est probablement anachronique par rapport au récit d’époque. Elle émergea bien plus tard, au début du 22ème siècle, à mesure que les connaissances en biologie et en psychologie du blob s’accroissaient.

Publié le 18 janvier 2022
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