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Radiooooo.com : plongée dans un espace-temps sonore

Depuis sa création en 2013, Radiooooo.com invite ses visiteurs à explorer les mondes musicaux qui nous entourent, nous enveloppent, ceux d’ici et ceux d’ailleurs, ceux d’hier, d’aujourd’hui… et même ceux de demain. Alors que l'interface du site va bientôt connaître des transformations, on plonge, oreilles ouvertes, dans cet espace-temps sonore qui s’étend tous les jours un peu plus grâce au travail quotidien de l’équipe du site et à une communauté active.

Quel album de musique est sorti récemment Tanzanie ? Que pouvait-on écouter en Islande dans les années 1940 ? Et au Pérou dans les années 1980 ? Quels sons ont été captés en Antarctique au début du xxe siècle ? Des questions qui deviennent vite évidentes, même essentielles, une fois qu’on s’est connecté sur le site internet ou sur l’application mobile de Radiooooo.com. Alors on sélectionne un pays sur la carte, une décennie dans la série chronologique qui borde ladite carte, et on écoute les réponses (en voici une). On peut aussi, tout simplement se laisser aller d’une musique à l’autre, au gré des playlists ou du mode shuffle. Auquel cas l’écoute se fera joyeusement flottante. Non pas pour dire distraite, mais, en s’inspirant de Colette Petonnet, vacante et disponible. D’une piste à l’autre, les genres se mélangent puis se repoussent ; les temps et les espaces s’entrecroisent ou se distinguent ; souvent se répondent. L’oreille vibre sans cesse dans l’onde des musiques.

En plus de dix ans d’existence, le projet a évolué, et dans les semaines qui viennent, le site connaîtra de nouvelles transformations. Alors explorons Radiooooo.com, dans ses versions successives, de 2013 à 2024. On embarque à bord de la « musical time machine » qui accueille les visiteurs et les visiteuses fraîchement arrivé·e·s sur le site. 

Un projet de curation musicale

Tout a commencé en 2013 ; un projet imaginé par un petit groupe d’amis DJs et mélomanes. Benjamin Moreau, président et co-fondateur de Radiooooo.com revient sur ce moment. « On était plusieurs à travailler dans une discothèque parisienne, Le Baron. Une boîte très fréquentée par des musiciens, des artistes. Un jour, on a mis une musique des années 1930 et les gens ont dansé dessus. Alors on a continué. On a passé beaucoup de disques un peu étranges et on s’est vite retrouvés avec une importante bibliothèque musicale, qu’on a voulu mettre en commun. […] Par ailleurs, à ce moment-là [en 2013], il y avait plein de blogs musicaux, créés par des passionnés, et chacun de ces blogs était spécialisé dans un domaine très pointu. Alors on a voulu faire un métablog pour rassembler tout ça, comme un hommage à ceux et celles qui font ces recherches. »

Ainsi est né Radiooooo.com, de la volonté de partager, publiquement, les musiques des un·e·s et des autres, d’ici et d’ailleurs, d’aujourd’hui et d’hier, d’archiver des tubes mais surtout des pépites. 

Restait à savoir quelle forme donner au site. Benjamin Moreau insiste : « ce n’est pas une webradio, et surtout pas une plate-forme de streaming. C’est plutôt une curation musicale ». Ici pas de playlist générée par des algorithmes qui font tourner l’oreille en rond ; tout est pris en main par les membres de l’équipe, « le Laboratoire », qui proposent une réelle ligne éditoriale. Exit, aussi, l’habituelle navigation par menus déroulants et avec barre de recherche, ce « point d’entrée toujours un peu énervant » ajoute Benjamin Moreau. Dès sa première version, Radiooooo.com a proposé une écoute originale structurée autour de trois variables : géographique, avec une carte ; temporelle, avec des boutons, un par décennie d’enregistrement ; et de type d’ambiance, « slow », « fast » et « weird ». Trois variables qui seront toujours au cœur de la nouvelle interface d’écoute.

Projections d’un monde sonore

La carte interactive du monde est vite apparue comme une évidence. « On était beaucoup à avoir baigné dans les jeux vidéo, et il y a un côté ludique dans le fait de se promener sur une carte. Et puis, une carte, ça fait rêver », commente Benjamin Moreau. 

Dans la toute première version du site, le graphisme de la carte du monde insistait sur le dépaysement temporel proposé. Le fond d’écran était en bois sombre et chaud, du bois ciré dont sont faits les beaux bureaux d’étude. Dessus s’étalait une carte qu’on aurait dit dessinée à la main. Le cadre, les bordures bleutées des côtes, le jaune pastel des pays dégageaient une atmosphère d’école de la IIIe République. Projection de Mercator oblige, le Groenland disputait au continent africain en taille, et l’Europe trônait, au centre. 

La version actuelle utilise toujours la projection de Mercator. Mais la dimension interactive de la carte s’est renforcée, et le résultat amoindrit certaines inégalités de projection. À chaque nouvelle piste, l’écran zoome vers le pays qui lui est rattaché. On voyage d’un pays à l’autre, de continent en continent, au gré des musiques. Sur la couche cartographique par défaut, des ondulations bleuet sur fond bleu ciel figurent les mers et les océans. Le tracé des côtes est cette fois bordé de blanc. Les aplats de couleur des États alternent entre aigue-marine, crème, bisque, saumon et gris ; rouge corail pour le pays de la piste en cours. Il y a quelque chose qui évoque la carte de manuel d’histoire-géographie des années 2000. Comme un souvenir de jeunesse pour l’équipe de Radiooooo.com ?

La nouvelle version du site sera révolutionnaire. Littéralement, puisque le planisphère laissera place à un globe qu’on pourra faire tourner à l’envie, et faire revenir – si on le souhaite – à sa position de départ. Ainsi avec cette représentation, les terres émergées retrouveront leur juste proportion. Trois couches possibles pour habiller le globe : « classic » pour faire voir le relief des étendues de terres et d’eau ; « vintage », qui s’inspire ici de l’esthétique des représentations cartographiques du milieu du XXe siècle ; et « orange ». Avec ce dernier thème, mon préféré, le globe s’illumine. Les sons irradient les visiteurs et les visiteuses, qui observent désormais depuis l’espace la planète musicale. 

Un rythme décennal

Dès l’origine du projet, le découpage temporel s’est fait par décennie, depuis 1900, jusqu’à « now ». Dans la version actuelle comme dans la prochaine, les boutons ont un air de juke-box, ces distributeurs de chansons qui ont inondé les lieux de restauration américains au milieu du XXe siècle et que le père de Benjamin Moreau collectionnait. Ce découpage en décennies n’est peut-être pas le meilleur pour distinguer des temporalités musicales. Mais ce n’est pas son but. Ces décennies sont plutôt des points d’accès et de passage, des balises d’écoute. Et quand les pistes s’enchaînent, parfois l’on passe d’une décennie à l’autre, parfois l’on reste dans la même, et l’on est souvent surpris par le jeu des identités et des altérités musicales. 

On clique sur une de ces balises, la carte du monde se transforme : certains pays grisent ou palissent, selon les options de couche choisis et selon les versions. Cela indique que personne n’a – encore – proposé d’enregistrement pour cette décennie. C’est le cas pour une grande partie de l’Afrique avant la décennie 1950, ce continent à la documentation souvent fragmentaire, souvent oubliée. Il est non seulement nécessaire de penser, mais d’écouter attentivement l’histoire de l’Afrique. Alors, avis aux chercheurs et chercheuses qui sauraient où trouver des pistes musicales pour mieux explorer ce continent, Radiooooo.com est preneur ! 

Quand la musique traverse les frontières

D’une décennie à l’autre, les frontières géopolitiques bougent sur la carte. L’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest sont bien distinctes des années 1950 aux années 1980. Mais il y a aussi des écarts avec l’évolution historique de ces tracés. Certains sont assumés et viennent simplifier la lecture de la carte. D’autres, qui semblent impensés, mériteraient d’être réduits, surtout pour les premières décennies d’écoute. Car, pour l’instant, on se retrouve en 1900 face à d’étranges prémonitions : une Alsace-Lorraine regagnée par la France, une Corée du Nord déjà d’attaque, un empire ottoman qui s’est morcelé, anticipant le traité de Sèvres de 1920… Certes, l’expérience proposée est d’abord musicale, mais une représentation géopolitique un peu plus précise par endroits ne plomberait pas le voyage ; gageons même qu’elle l’enrichirait et ferait davantage ressortir le paysage de cette belle histoire musicale mondiale que propose Radiooooo.com. Benjamin Moreau en a d’ailleurs conscience et m’indique que la carte est corrigée au fur et à mesure des indications qui sont remontées au « Laboratoire » par les contributeurs et contributrices assidu·e·s ou par les deux archivistes de l’équipe. Et puis, la matière musicale est là, collectée et disponible pour l’écoute. D’ailleurs, avant de continuer, arrêtons-nous un instant en Éthiopie, décennie 1900, et écoutons l’azmari (c’est-à-dire poète-chansonnier) éthiopien Tèssèma Eshèté, dans un enregistrement réalisé à Berlin en 1908. Benjamin Moreau précise : « on met le pays d’origine de l’artiste, sauf si, comme Dalida, il ou elle a fait toute sa carrière ailleurs. »

2070

Laissons la décennie 1900, avançons à un tempo soutenu. Très vite. Jusqu’à dépasser le présent. On peut laisser le présent derrière soi sur Radiooooo.com. Depuis plusieurs années, la balise temporelle « now » n’est plus la dernière de la série. On en trouve une autre à sa droite : « 2070 ». Dans cet avenir se déploie une série de collaborations artistiques. À chaque artiste de proposer, dans une écriture qui navigue entre le fictionnel et l’illustratif, le possible des musiques du demi-siècle à venir. 

Les morceaux sont tous accompagnés d’un texte d’explication. Au Brésil, Emmanuelle assiste à un concert d’orchestre télépathique. En Norvège, pour Ora the Molecule, à cause du réchauffement climatique, le brocoli a remplacé les crypto-monnaies. Pendant ce temps, Lifafa gravit les pentes de l’Himalaya pour découvrir dans la montagne un nouvel instrument-drone.

Thèmes et anthems

Radiooooo.com a aussi développé des playlists thématiques, la plupart étant disposées sur la carte comme autant d’îles perdues au milieu des océans. On aperçoit un bateau chaviré près d’un bout d’iceberg dans l’Atlantique Nord, pour qui voudrait écouter la « Titanic soundtrack », « the original playlist the band played that night ». Ce que l’orchestre a joué ce soir-là reste entouré de mystères et de légendes, alors on est curieux d’en savoir plus. Benjamin Moreau m’apprend qu’elle semble avoir été reconstituée à partir d’un programme imprimé des morceaux qui pouvaient être joués à bord du bateau. Un type d’informations qu’on sera heureux de voir apparaître sur le site un jour. La plupart des pistes de la playlist ont été « découvertes » par le contributeur Jean-Jacques Rousseau, dont la biographie indique : « Dead Philosopher zombie 24 ». Là aussi, on est intrigué. 

Benjamin Moreau ajoute que, de plus en plus régulièrement, le site propose des playlists engagées, en collaboration avec des associations. Dans l’océan pacifique, entre Hawaï et la Californie, près de là où flotte, bien réellement, un continent de plastique, on peut trouver la playlist « No more plastic ». Sur la terre ferme, en Iran, on distingue le visuel de la playlist « Woman, Life, Freedom », créée avec le collectif This is a Revolution. De nombreux titres de cette playlist ont fait l’objet d’une attention toute particulière et comportent une description détaillée, assortie d’une biographie de l’artiste, voire d’une transcription et d’une traduction des paroles chantées. Si, là encore, la présentation générale du projet sur le site est minimale, elle a été développée sur les réseaux sociaux, et notamment sur InstagramLe projet a aussi donné lieu à un partenariat avec « La série musicale » de France Culture. « Woman, Life, Freedom » archive les voix, les chants, les musiques que la mort de Mahsa Amini en septembre 2022 a fait surgir dans l’espace public iranien et par-delà les frontières ; des voix d’aujourd’hui mais aussi des voix d’hier, qui ont trouvé une nouvelle résonance dans la révolte contre le régime iranien. 

Radiooooo.com aujourd’hui

Dix ans ont passé depuis les débuts de Radiooooo.com et ce monde est en constante expansion. Benjamin Moreau me donne quelques chiffres. Chaque jour, la petite équipe du Laboratoire – ils et elles sont moins de dix – reçoit près de 1 000 titres et en sélectionne environ cent, qui doivent être ensuite catégorisés, indexés, décrits. Il y en a maintenant près de 50 000 en tout. Toute cette musique est diffusée légalement. Il faut imaginer ce que cela suppose comme écheveaux juridiques, quand on diffuse des titres issus de plus de 140 pays, avec presque autant de législations en la matière. C’est pour tout cela, pour rémunérer le travail de l’équipe et couvrir les droits de diffusion, que Radiooooo.com propose désormais un abonnement à celles et ceux qui veulent profiter pleinement du voyage musical. 

Côté fréquentation, 850 000 personnes possèdent un compte et il y a environ 500 000 connexions par mois entre le site et l’appli. Radiooooo.com met de plus en plus l’accent sur sa communauté, qui a dépassé les frontières de l’hexagone. Depuis le début, chacun, chacune peut partager des morceaux ; c’est l’essence même du projet. Mais il est aujourd’hui aussi possible de gagner des badges, surtout de suivre d’autres comptes. Les plus gros comptes atteignent les quelques milliers d’abonnés. 

On est loin, bien sûr, des chiffres revendiqués par les géants du streaming, qu’il s’agisse de la plate-forme suédoiseou des plates-formes états-uniennes. So what, dirait Miles Davis. À son rythme, le monde musical de Radiooooo.com s’étend et se densifie. Et si le référencement de certains morceaux peut gagner en précision, et les contextes, en épaisseur, rappelons-nous que Radiooooo.com n’est pas une banque d’archives mais un geste artistique. On s’immerge dans son flot musical les yeux mi-clos, les oreilles attentives à l’environnement sonore.

Merci à Benjamin Moreau, pour le temps qu’il m’a accordé et les informations qu’il m’a transmises. Bien entendu, cet article a été écrit au son de Radiooooo.com, et, entre autres de « You Don’t Have To Walk A Begonia » (Canada, 1976) ; une certitude cinétique à méditer.

Publié le 6 juin 2024
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