Créer

Memory is our Homeland (1)

Dans le cadre du colloque « Penser la littérature pour mieux écrire l’histoire », organisé en avril 2022, par François-Xavier Garneau pour Post-Scriptum, la revue des étudiant.e.s aux cycles supérieurs en littérature comparée de l’Université de Montréal, un dialogue a été organisé entre l’historien Rémy Besson, membre du comité de rédaction d’Entre-Temps, et le documentariste Jonathan Durand. Ils ont échangé sur différents enjeux thématisés dans "Memory is our Homeland", le documentaire réalisé par ce dernier en 2018 : les rapports entre histoire et cinéma, mémoire et oubli, mise en scène des témoignages et montage d’images d’archives dans un film documentaire. Nous en publions cette semaine la première partie, dans laquelle il est question de la construction du film et de ses différents protagonistes.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble important de préciser le sujet sur lequel porte le film, soit la déportation au goulag en Sibérie de la grand-mère du réalisateur, après l’annexion de l’Est de la Pologne par l’Union soviétique en 1939. Le film a aussi pour objet le fait que ces déportés polonais ont été libérés par les Soviétiques quelques mois après que ces derniers ont été attaqués par le Reich (été 1941). Ainsi, après avoir traversé une partie du Caucase et s’être rendue en Turquie, la grand-mère du réalisateur, au même titre que plusieurs milliers d’autres Polonais et Polonaises, est devenue une réfugiée. Elle a alors passé le reste de la Seconde Guerre mondiale en Tanzanie dans un camp de réfugiés.

ILLU-1
Capture d’écran de « Memory is our Homeland ».

Par la suite, le pouvoir soviétique étant toujours en place, le village dans lequel elle avait grandi ayant été annexé à la Biélorussie, toute tentative de retour était rendue quasiment impossible. Comme d’autres, elle a alors été amenée à vivre en exil, dans son cas, au Canada. Cette courte mise en contexte ne suffit toutefois pas à épuiser la question du sujet de Memory is our Homeland. C’est la raison pour laquelle, nous avons choisi de commencer l’entretien avec Jonathan Durand en lui demandant quel est, selon lui, le sujet principal de son documentaire.

Rémy Besson : Je voulais te proposer, Jonathan, trois hypothèses de sujets sur lesquels porte ton film. Tu pourras nous dire ce que tu en penses, à quel endroit, entre les trois hypothèses, ta démarche se situe.

Je me suis un peu amusé à regarder le site Web qui présente ton documentaire. Sur ce type de site, il y a toujours une phrase accrocheuse qui doit présenter le sujet du film. Sur ton site, le sujet est présenté de la manière suivante : « l’histoire de réfugiés polonais en Afrique durant la Deuxième Guerre mondiale et l’odyssée qui les a conduits là-bas ». Il s’agit d’une manière de définir le film par son propos, par les faits historiques qu’il présente – grossièrement, ce qui s’est passé, pour les déportés polonais entre 1939 et la fin de la Seconde Guerre mondiale.

On pourrait aussi dire que le sujet du film consiste plutôt à présenter ton enquête, au présent, c’est-à-dire les recherches que tu as menées entre 2008 et 2018 depuis le Canada jusqu’en Tanzanie en passant par le Royaume-Uni et la Biélorussie, qui portaient sur la mémoire d’un groupe de femmes qui a vécu ces événements historiques une soixantaine d’années auparavant : on pourrait alors concevoir le film comme un lieu qui accueille la mémoire d’un groupe donné.

Or, peut-être que ce déplacement n’est pas suffisant et qu’en fait le sujet de ton film, c’est encore autre chose… Que ton film ne porte pas, évidemment, sur n’importe quel groupe de personnes, puisque la femme placée au centre de ton récit est ta grand-mère. Il s’agissait aussi, pour toi, de comprendre sa trajectoire de vie, sa singularité et son rapport avec toi ; il s’agissait donc de reconstituer une mémoire familiale.

Voudrais-tu rebondir là-dessus, nous dire aussi ce qui était placé au centre de tes intérêts au moment de réaliser ce film et si cela a évolué dans le temps ?

ILLU-2
Capture d’écran de « Memory is our Homeland ».

Jonathan Durand : Tout à fait. Comme cela est montré au début du film, le premier souvenir que j’ai de ma grand-mère, était de l’entendre me parler de son enfance, ou plutôt de son adolescence en Afrique. C’était quelque chose que je prenais complètement pour acquis, que je considérais comme normal ; j’étais un tout petit enfant et à cet âge on prend pour acquis ce que les adultes nous disent [Sourire en coin].

Pour moi, c’était tout à fait normal que ma grand-mère polonaise ait grandi en Tanzanie. C’est à travers les années que j’ai commencé à comprendre que j’étais entouré par des femmes – ma grand-mère, sa sœur et les autres femmes de ma famille – qui ne correspondaient pas forcément au modèle des « héros » de la Seconde Guerre mondiale, mais qui avaient été, elles aussi, courageuses et fortes.

Petit à petit, avec ce projet, j’ai compris qu’elles étaient – en particulier ma grand-mère – à l’intersection d’une histoire personnelle et d’une histoire plus large, celle de la Seconde Guerre mondiale. L’idée, à la base avec le film, était simplement de raconter l’histoire de ma grand-mère, en en faisant le personnage principal, mais elle est décédée en 2012, au tout début du processus. Cela a donc changé un peu mon objectif, mais l’essentiel est resté : montrer qu’elle était à l’intersection de quelque chose de suffisamment important pour comprendre la Seconde Guerre mondiale, mais qui était effacé et perdu.

Je ne sais pas si cela répond spécifiquement à ta question, mais c’était vraiment un processus organique qui s’est déroulé à travers le temps parce que cela m’a pris quand même dix ans pour faire le film : j’ai commencé en 2008 et je l’ai présenté, finalement, en 2018.

R : Donc, tu as vraiment commencé par cet intérêt biographique et familial avant d’élargir…

J : Exactement. En fait, j’avais étudié à l’université McGill à Montréal en science politique et en philosophie. Un jour, un professeur un peu offensé m’a dit « ah les Polonais en Afrique, je ne sais pas, je n’ai jamais entendu parler de cette histoire ». Je n’y ai pas trop pensé, mais j’ai quand même gardé cela en tête, l’idée qu’il y avait une tension entre l’histoire avec laquelle j’ai grandi, les histoires orales de ma famille et le fait qu’il n’y avaient pas de livres à l’époque, pas de films, rien qui en parlaient. C’est un point de tension qui est resté en moi pendant très longtemps.

En 2007 et en 2008, j’ai vécu en Afrique du Sud et au Mozambique. J’y ai fait du bénévolat puis du développement international. C’est en revenant au Québec que j’ai commencé à poser plus de questions à ma grand-mère, parce que quand j’étais au Mozambique, tout d’un coup j’ai compris qu’elle avait passé son adolescence pas très loin d’où j’étais. En fait, j’ai réalisé qu’il y avait plein de questions que je ne lui avais jamais posées avant.

En revenant, j’ai fait l’INIS (Institut de formation professionnel en cinéma situé à Montréal) où j’ai commencé à faire mes études en cinéma. Au même moment, j’ai commencé à tourner la caméra vers ma grand-mère, d’une façon plutôt maladroite, il faut dire. Dans le film, c’est un peu voulu que l’on me voit poser des questions plutôt naïves ; ma façon de filmer aussi est hésitante. Je n’étais pas très confiant en tant que cinéaste et je n’étais pas très confiant en ma propre histoire. Le film représentait mon parcours personnel, non seulement pour devenir un cinéaste et faire un film, mais aussi pour maîtriser ma propre histoire.

R : Et c’est très clair, c’est vrai que ça commence avec ta grand-mère, mais dans le film on voit en fait qu’il y a d’autres femmes qui s’expriment, notamment ta grand-tante et puis au moins deux autres femmes qui ont été déportées à l’âge de dix ans et douze ans, dont une qui est née au goulag en URSS. Comment est-ce que l’idée d’inclure ces autres femmes s’est concrétisée dans l’histoire du film, dans la réalisation ?

J : L’approche derrière la réalisation du film a été vraiment organique. J’ai commencé avec ma grand-mère. J’ai mené plusieurs entretiens avec elle. Par la suite, en 2008, on est allés visiter sa sœur en Angleterre. Il y avait vraiment des points de tension entre elles, leur mémoire n’était vraiment pas tout à fait la même : elles n’avaient pas les mêmes souvenirs des mêmes événements.

En général, l’idée pour moi était de passer d’une personne à l’autre et de leur poser des questions très simples : « qu’est-ce qui s’est passé ? », « comment êtes-vous arrivés en Tanzanie à l’âge de douze ans, quatorze ans ? », « pourquoi est-ce que personne ne connaît cette histoire ? ». J’ai posé ces questions à ma grand-mère, à sa sœur, à leur cousine, à une amie d’enfance. Après deux ou trois ans ont eu lieu des réunions au Canada, aux États-Unis, en Angleterre, de Polonais ayant grandi ensemble en Afrique. Finalement, j’ai compris qu’il y avait une communauté éparpillée à travers le monde de personnes comme ma grand-mère.

R : C’est cela qui est intéressant dans le film et de ce qu’on imagine du processus de réalisation, c’est-à-dire qu’il y a un élargissement des personnes auxquelles tu t’adresses. Cela part effectivement de personnes proches de toi et de récits que tu as entendus enfant, adolescent. Petit à petit, tu t’ouvres non seulement aux récits d’autres personnes, mais également à d’autres formes de récits.

Et c’était dans ce sens-là que je me demandais, puisque tu dis que c’était organique : est-ce que tu te disais au départ, je vais interroger seulement ma grand-mère ou bien est-ce que tu pensais déjà élargir comme tu l’as fait ?

J : En fait, au début, quand j’étais à l’INIS, j’avais un projet de scénarisation. L’idée originale était de présenter ma grand-mère un peu comme l’Ulysse de sa propre vie : l’Ulysse de L’Odyssée, qui est retourné chez lui après dix ans et Leopold Bloom, un homme normal vivant à Dublin, dans Ulysses de James Joyce. Ma grand-mère, pour moi, était ces deux personnages réunis. Elle était une femme très petite et très modeste : si tu l’avais croisée dans la rue à Montréal, tu n’aurais jamais deviné la vie qu’elle a vécue, mais elle était vraiment « un héros ». Ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a traversé : cela a fait d’elle un personnage extraordinaire.

Mon idée initiale était de faire un film sur elle, avec sa sœur et de retourner en Tanzanie. Mais comme elle est décédée, j’ai mis le projet de côté pendant un certain temps, j’ai essayé de filmer d’autres personnes, d’autres survivants, mais cela n’a pas vraiment fonctionné.

Finalement, je me suis inséré moi-même dans le film pour devenir un peu un personnage. Ce n’était pas vraiment voulu au début, je voulais simplement faire un film sur quelqu’un, ma grand-mère, qui est passé à travers quelque chose d’extraordinaire et parler de sa vie. Je voulais aussi explorer cette tension dont on a parlé entre sa sœur et elle, parce que même si elles partageaient souvent la même émotion, leur mémoire et les détails spécifiques de ce qui leur était arrivé étaient souvent très différents. En plus, elles se disputaient souvent à propos de cela : je trouvais cela extraordinaire et intéressant, parce que je me disais alors « si elles ne peuvent pas se rappeler leur propre histoire, qu’est-ce qui est donc vraiment arrivé ? »

ILLU-3

ILLU-4

ILLU-5                   Captures d’écran de « Memory is our Homeland ».

R : On va d’ailleurs pouvoir y revenir. Il y a un moment de différend entre les deux : je pense que c’est un des passages, d’un point de vue de mise en scène du témoignage, les plus intéressants du film.

Mais il y a quelque chose que tu as dit très rapidement, sur lequel je voudrais revenir un peu avant : c’est la question des lieux. C’est-à-dire que tu as mentionné qu’il y a eu assez rapidement, chez toi, l’idée de retourner en Tanzanie. Je me demandais, à quel moment s’est imposée pour toi l’idée d’aller en Biélorussie ?

J : C’est une très bonne question. Il faut rappeler qu’après la Seconde Guerre mondiale, le village polonais d’où venait ma grand-mère a fait partie de la Biélorussie. Comme je l’explique un peu dans le film, la Pologne s’est déplacée vers l’Ouest : la partie de la Pologne d’où venaient ma grand-mère et les autres déportés fait maintenant partie de la Lituanie, de la Biélorussie et de l’Ukraine. Je pense que la seule personne qui y était retournée est ma grand-tante, une fois, en 1991. Sinon, il n’y a personne d’autre dans ma famille qui est retourné visiter le village ou qui a essayé de retrouver le village.

ILLU-6
Capture d’écran de « Memory is our Homeland ».

Mais pour moi, je ne pense pas que j’avais un objectif matériel, j’avais plutôt un objectif émotionnel. J’avais besoin de trouver une certaine forme de connexion physique aux émotions et à l’idée d’un « chez-moi ». Donc je suis allé en Biélorussie ; j’étais complètement perdu, je n’avais pas de traductrice à l’époque et je suis finalement passé juste à côté du village où ma grand-mère a grandi. Cela a pris une autre année avant de le trouver.

L’idée c’était vraiment de trouver un lieu, parce que l’histoire de ma famille ce n’est pas comme avec l’Holocauste : Auschwitz, Majdanek, les camps de concentration, ce sont des lieux où on peut commémorer ce qui est arrivé, mais avec l’histoire des déportations, c’était vraiment difficile de commémorer. Alors pour moi le but, en retournant là, était de trouver quelque chose de concret. Essayer de faire le lien entre l’histoire que ma grand-mère me racontait et un lieu concret.

R : Ce qui, je pense, répond à une autre question que j’avais : quand tu as dit « retourner », c’est aussi, quelque part, « aller là » où ta famille a vécu. Retourner, en ce sens, implique une forme de lien de filiation, ce qui explique – et c’est peut-être une surinterprétation – pourquoi tu n’as pas forcément ressenti le besoin d’aller sur les traces du goulag en Russie, ce qui aurait pu aussi être dans le film.

J : Oui, en fait c’est une question de budget, d’abord et avant tout. Et aussi parce qu’il y avait encore trop de peur en moi. Honnêtement, l’idée de retourner aux goulags en Sibérie où plusieurs membres de famille sont morts, dans les bois, me faisait peur. Puis on voit aujourd’hui ce qui se passe en Ukraine… Peut-être que j’avais un peu raison. Maintenant, j’aimerais y retourner, un jour, pour voir, mais quand je faisais le film, j’avais l’impression que ce n’était pas faisable.

R : C’est intéressant la manière dont tu as répondu à la question, en mentionnant que ce n’était pas nécessairement le lieu de la mort qui t’attirait, mais surtout l’idée d’aller dans un lieu de vie, où l’histoire de ta famille s’est déroulée pendant une longue période.

J’aimerais justement, avant de te poser des questions plus en lien avec l’histoire, t’interroger davantage sur le processus de réalisation. Peut-être que tu pourrais nous parler un peu du montage aussi, dans la mesure où il y a une structure en sept parties à ton film, en sept chapitres – si on veut faire un lien avec la littérature – des chapitres qui vont du « flou », au « sibérien », aux « ruines », à « l’Odyssée », à l’idée de naviguer dans la nature, à « l’effacement » puis au « palimpseste ». Donc j’imagine que ce n’étaient pas des idées que tu avais forcément de manière aussi claire pendant le tournage ou au moment d’établir ta relation avec le passé et avec la mémoire. J’aimerais savoir comment cela s’est construit au montage ?

J : Cela s’est construit au montage, tout à fait. Finalement, en arrivant dans la salle de montage, j’ai réalisé que j’avais beaucoup tourné : il y a plein d’entrevues que j’ai faites en Afrique, en Biélorussie, au Canada qui ne sont pas dans le film. Finalement, au fur et à mesure, j’ai compris que mon film était un collage en fait : c’était un « film-collage ». Les morceaux, les films d’archives, le mariage de ma tante et de mon oncle, ou des films tirés de mon enfance – tout cela, ce n’était pas dans le film au début. C’était un film beaucoup plus « historique », qui portait sur l’histoire de la déportation et sur les lieux, aujourd’hui, qui ont été marqués par elle.

ILLU-7
Capture d’écran de « Memory is our Homeland ».

J’avais quand même l’idée, dès le départ, de faire un document avec le film. C’était très important, dès le début, même si je ne le savais pas et que je ne l’exprimais pas comme cela à l’époque. Je voulais transformer l’histoire orale en documents. C’était mon objectif principal, parce que quand j’étais plus jeune il n’y avait pas de documents, et cela même si j’étais entouré par des survivants qui me racontaient des choses extraordinaires sur leur vie. Je n’arrivais pas à croire les histoires qu’ils me racontaient et que je ne pouvais trouver nulle part ailleurs. Donc l’idée de faire un document à partir de tout cela, construit un peu comme un livre, c’était très important pour moi.

La monteuse avec qui je travaillais, Catherine Villeminot, est américaine et française, elle a passé sa vie avec « un pied dans chaque continent ». Elle avait une sensibilité lui permettant de comprendre l’histoire européenne, mais aussi une sensibilité américaine, canadienne. C’est grâce à elle, vraiment, que l’on a pu construire le film de cette façon.

R : C’est intéressant ce que tu dis, par rapport à ton propos au début de l’échange, quand tu mentionnais que l’impulsion derrière ce film partait de quelque chose de biographique, donc de très proche de toi. Puis tu as aussi dit que le but du film était plutôt de raconter l’histoire et donc de faire un documentaire historique, dans le sens où tu t’intéressais à écrire l’histoire du passé, mais qu’à un certain point dans le montage, tu as senti la nécessité de revenir vers toi, de réinsérer des archives personnelles, de réinsérer ta parole. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur comment cela s’est fait ?

J : Bonne question. Encore une fois, il s’agissait d’une question de budget. J’aurais pu passer tous les « personnages » en entrevue une deuxième fois avec une équipe de tournage, mais je n’avais pas le budget pour faire cela. J’avais quand même des entrevues qui fonctionnaient très bien, mais je pense qu’on a compris ensemble, ma monteuse Catherine et moi, que c’était aussi un film à propos de moi. Je pense que c’est elle qui me l’a dit et une fois que j’ai compris que, oui effectivement, c’était un film sur moi, que l’histoire de ma grand-mère était aussi ma propre histoire, que j’avais non seulement le droit, mais la responsabilité de garder cette histoire, de comprendre ma propre histoire, de passer à travers tout ce qu’elle a survécu, quand j’ai compris tout cela, je me suis permis en fait d’être présent dans le film.

J’ai compris, au fur et à mesure, que tous les petits morceaux où je me disais « OK, j’ai filmé cette scène en 2008, je ne vais pas l’utiliser », tous ces moments un peu maladroits ou amateurs montraient en fait mon parcours, toutes les étapes que j’ai prises pour maîtriser ma propre histoire et pour comprendre d’où venait ma grand-mère, tout ce qui m’a mené, d’une certaine manière, à devenir l’historien de cette histoire.

R : Cela nous ramène à l’un des sujets du film, c’est-à-dire l’enquête que tu mènes. J’aurais une question sur le rôle que tu joues à la fois en tant que narrateur et en tant que personnage, rôle qui change effectivement durant le processus de réalisation, mais aussi dans le visionnement du film, dans le sens où au début du film, tu dis que tu choisis pour le moment de ne pas être dans le champ de la caméra. Tu ne t’assois pas à côté de ta grand-mère et tu ne te places pas de l’autre côté de la table. Plus tard, toutefois, dans les passages tournés en Biélorussie, tu apparais dans le champ à plusieurs reprises. Est-ce que tu peux nous dire un peu ce qui t’a poussé à changer d’avis sur cette dimension de ton film ?

ILLU-8
Capture d’écran de « Memory is our Homeland ».

J : En fait, une fois que j’ai compris que oui, j’étais un personnage dans mon propre film et qu’il fallait que j’y apparaisse, c’est avec Catherine la monteuse qu’on a commencé à m’insérer un peu plus, à vouloir communiquer que oui effectivement, j’étais un personnage dans le film. Donc, c’était vraiment voulu. Au début, je fais exprès quand je dis à ma grand-mère « je ne serai pas dans le film pour le moment ». Vers la fin, je suis là, j’y suis très présent.

R : Le tournage fait en Biélorussie, on présume qu’il a plutôt été fait à la fin du processus de tournage… Cela veut dire que le montage aussi était déjà commencé à ce moment-là.

J : Oui, quand même, on était rendus vers la fin du tournage. Je suis allé en Biélorussie en 2015. J’ai trouvé des bâtiments dans la forêt, qui appartenait à ma famille avant la guerre et la déportation. Quand je suis retourné un an plus tard, avec l’idée de filmer tous ces bâtiments, ils étaient en train de les détruire, sous mes yeux. Après tout le travail que j’avais fait pour retrouver cet endroit, ils étaient là, devant moi, en train de l’effacer.

C’était cela mon intention, de filmer une dernière fois tout ce qui était là. Aussi, dans le film, on rencontre un vieil homme qui connaissait ma famille, qui était un ami à mon oncle Josef, qui est lui aussi décédé depuis. Donc c’étaient non seulement les traces physiques, mais aussi les traces humaines – la mémoire – qui s’effaçaient tranquillement, au fur et à mesure.

R : Il y a aussi un moment où tu es assis… le vieux monsieur, celui de la génération de ta grand-mère n’est plus vivant et donc toi tu t’assois à côté d’un jeune homme. On ne sait pas si c’est son petit-fils, mais dans tous les cas, quelqu’un qui est deux générations en dessous de lui…

J : Son petit-fils, oui.

R : Il y a quelque chose aussi là, d’un passage de témoin, d’un témoin de seconde ou troisième génération. C’est intéressant aussi en termes de posture du réalisateur, si on peut comparer à la posture de l’historien, de l’écrivain dans son livre.

Cela nous permet d’aborder des questions concernant la mise en scène du témoignage et du même coup des questions cinématographiques, sur la manière dont on filme un témoignage, sur la manière dont on met en scène le fait que la mémoire c’est aussi le travail de mémoire, c’est aussi l’oubli, le différend, etc. Cette dimension est très bien illustrée dans le passage où ta grand-mère et sa sœur se disputent sur leur date d’arrivée, pendant leur déportation, en Iran.

Pourrais-tu nous dire à la fois comment le tournage s’est passé et aussi comment tu as choisi d’intégrer cette séquence, lors du montage, quel statut tu lui accordes et la manière dont elle soulève des enjeux sur le rapport au passé ?

J : Oui. La scène a été tournée en 2008. Je suis allé à Sheffield avec ma grand-mère pour visiter sa sœur, avec l’idée de les filmer ensemble pour qu’elle me parle de leur vie et de tout ce qu’elles ont vécu ensemble. Ce moment-là est arrivé tout d’un coup, elles se sont mises à discuter de l’histoire de leur arrivée en Iran, en 1942 ou 1943, et pour moi, je trouvais cela extraordinaire que ma grand-mère soit l’experte de sa propre histoire, tout autant que sa sœur qui l’était aussi. Si elles n’étaient pas d’accord sur la date précise de ce souvenir, comment est-ce que j’étais censé savoir ce qui était réellement arrivé ?

Elles étaient si entêtées, si convaincues l’une et l’autre d’avoir raison et que l’autre avait tort. Pour moi, c’était vraiment un moment extraordinaire, mais à l’époque je ne pensais pas que c’était aussi riche comme séquence. C’est ma monteuse, Catherine, qui a compris tout ce que cette séquence communiquait comme enjeux, comme points de tensions, comme thématiques pour le film. Je pense que je suis arrivé un matin et elle m’a dit « regarde ce que j’ai fait hier soir », puis elle m’a montré la séquence.

J’ai présenté ce film dans plusieurs pays, dans plusieurs contextes et c’est la séquence où tout le monde rit, peu importe la culture ou la langue. Tout le monde rit parce que c’est une situation à laquelle tout le monde peut s’identifier : on a tous vécu des situations similaires avec les membres de nos familles ou nos amis. Catherine et moi avons compris que cette séquence était importante pour le film, qu’elle montrait des enjeux au centre du film, la tension entre la mémoire et les faits, par exemple. Mais ce qui est le plus important pour moi dans cette séquence, c’est l’émotion.

R : C’est ce que j’allais dire. C’est aussi ce qui est intéressant dans le film, tu ne cherches pas forcément à trouver la vérité factuelle ; par rapport à cette séquence, par exemple, il n’y a pas de moment de révélation, une dizaine de minutes plus tard, ou tu dirais « finalement, c’est en 1942 ou 1943 » : ce n’est pas la question qui t’intéresse. Ce qui te préoccupe plutôt, c’est de voir comment la mémoire « travaille », comment elle interagit, ainsi que la fragilité, j’ai l’impression, de la transmission de ce qui s’est passé.

J : Oui, mais pour la plupart des survivants avec qui j’ai parlé ou que j’ai passés en entrevue, ce n’était pas ce à quoi ils avaient survécu qui était le plus difficile à gérer, c’est le fait qu’ils aient passé leur vie à se faire dire que ce n’était pas arrivé et que personne ne les croyait, que personne ne savait parce que cela a été effacé. Toute cette histoire a été effacée par l’Union soviétique, mais aussi par les Alliés dans l’Ouest, mais on ne va pas rentrer dans les détails maintenant…

Je pense que c’est pour cela que cette séquence est très importante, c’est l’émotion. Ma grand-mère et sa sœur sont vraiment investies dans leurs souvenirs, dans leur mémoire. C’est ce que l’on voit dans cette séquence : l’importance, pour elles, de se rappeler, de se remémorer.

R : On voit aussi qu’à ce moment-là, c’est toi qui prends le relais pour la transmission de la mémoire. En effet, il y a ce moment où ta grand-mère dit « oui, bientôt je ne m’en souviendrai plus » et tu lui réponds « oui, mais moi je suis là avec la caméra justement pour régler cela ». Ce qui est assez drôle aussi parce que cela veut dire qu’elle participe au film sans être pleinement consciente du fait qu’elle est en train de participer à l’inscription de sa mémoire dans quelque chose de plus collectif. Et toi, en même temps, tu lui renvoies cela en miroir.

J : Oui, cela c’était toute une autre histoire. Ma grand-mère n’était pas toujours à l’aise avec la caméra, mais en même temps elle comprenait que c’était important, que j’avais quand même des raisons, une motivation pour vouloir la filmer, que c’était important pour moi en tout cas.

R : C’est vrai qu’il y a cette tension entre la fragilité d’un moment et une difficulté à se mettre d’accord sur quelque chose qui pourrait disparaître, justement comme les histoires qu’on raconte en famille, qui ne sont pas inscrites, alors que là, elles trouvent une place dans le film. Il y a quelque chose de cet ordre-là.

Publié le 11 octobre 2022
Tous les contenus de la rubrique "Créer"