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Marin Marais, le manuscrit retrouvé et la musique recomposée. Entretien avec la gambiste Noémie Lenhof

Léa Pouyau

Noémie Lenhof

Léa Pouyau

Agrégée d'histoire-géographie, Léa Pouyau enseigne ces disciplines au collège Beau-Soleil à Chelles. Elle est membre du comité de rédaction d'Entre-Temps.

Noémie Lenhof

Tout d'abord pianiste et violoncelliste, Noémie Lenhof tombe amoureuse de la viole de gambe en 2013, alors qu'elle mène des études de conservation du patrimoine à l'École Nationale des Chartes. Guidée dans un premier temps par Christine Plubeau, elle intègre en 2017 le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris dans la classe de Christophe Coin, dont elle sort diplômée en 2022 avec une mention Très Bien à l'unanimité. Instrument aux multiples facettes et aux répertoires variés, la viole de gambe offre des terrains de jeux infinis que Noémie se passionne à explorer. La musique de chambre tout d'abord, qu'elle pratique régulièrement auprès de musiciens reconnus tels qu'Olivier Baumont, Hugo Reyne ou encore Alexis Kossenko, mais aussi avec son complice de toujours, le claveciniste Guillaume Haldenwang. C'est avec lui qu'elle remporte le prix F.J. Aumann à l'International Biber Competition 2019 (Autriche). Noémie intègre également très tôt des formations de taille plus importante, au sein desquelles elle se plaît à parfaire, entre autres, sa pratique du continuo : Les Musiciens du Louvre (Marc Minkowski), Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie (Alexis Kossenko), Artaserse (Philippe Jaroussky), Correspondances (Sébastien Daucé), Les Musiciens de Saint-Julien (François Lazarevitch), etc. C'est enfin en tant que soliste que Noémie s'est récemment illustrée, en donnant plusieurs récitals en France et à l'étranger (château de Goulaine, Oude Muziek Utrecht,...). “Marin Marais, Le Manuscrit Retrouvé” est son premier album.

La gambiste Noémie Lenhof et le claveciniste Guillaume Haldenwang ont tenu à ajouter un accompagnement musical aux pièces pour viole de gambe inédites de Marin Marais qu'ils ont enregistrées. Une expérience où s'entremêlent recherche musicologique, reconstitution musicale et geste artistique ; une pratique qui interroge le statut des œuvres, le rôle des interprètes, et notre rapport au passé.

Faire (re)vivre la musique baroque, tel est le défi que se sont lancé la gambiste Noémie Lenhof et le claveciniste Guillaume Haldenwang en s’emparant de pièces inédites de l’œuvre de Marin Marais, célèbre joueur de viole de la Chambre du roi et batteur de mesure à l’Académie royale de musique sous Louis XIV. 

Leur aventure commence par la redécouverte du manuscrit dit de Panmure, contenant quarante-cinq pièces de viole inédites, la plupart écrites ou copiées par Marin Marais lui-même. Ce manuscrit, seul manuscrit autographe du compositeur connu à ce jour, avait été ramené en Écosse par James et Harie Maule, fils du comte de Panmure, après leur voyage en France où ils ont très probablement rencontré le compositeur français. Il est, depuis, conservé à Édimbourg.

Si ce manuscrit, pourtant présent dans le domaine public, a pour l’instant si peu suscité l’intérêt des amoureux de la musique baroque, c’est qu’il ne comporte qu’une partie de viole de gambe et aucune partie de basse continue, cette ligne mélodique grave à partir de laquelle les instruments polyphoniques développent des accords de notes qui soutiennent et enrichissent la partie soliste.

Cette partie a-t-elle été perdue ? Marin Marais ne l’a-t-il jamais écrite ? Autant de questions qui restent pour l’instant sans réponse. Cependant afin de mettre à l’honneur ces pièces de viole qui ont peu été jouées au cours des derniers siècles, Noémie et Guillaume décident de réécrire la partie de basse continue. Guillaume se charge de la reconstitution de la basse pour les pièces en ré mineur sélectionnées par Noémie dans le manuscrit de Panmure en vue d’enregistrer son premier disque. Pour cela, il s’appuie sur sa connaissance approfondie des nombreuses autres pièces écrites avec basse continue par Marin Marais.

Cette démarche interroge notre rapport à la musique et à son histoire. Est-ce la musique de Marin Marais si une partie n’est pas écrite de sa main ? Est-ce encore de la musique baroque ? La démarche du musicien est-elle comparable à celle de l’historien ? Noémie a bien voulu répondre à nos questions et éclairer les choix que les deux musiciens ont dû effectuer. 

Léa Pouyau : Comment avez-vous découvert le manuscrit de Panmure ?

Noémie Lenhof : En 2019, Guillaume et moi avons passé un concours en Autriche (l’International Biber Competition) dont l’un des critères de sélection était la mise en valeur de découvertes en musique ancienne. L’un de nos professeurs nous avait alors parlé de ce manuscrit, contenant de nombreuses œuvres non publiées de Marin Marais et jusqu’à présent très peu jouées du fait de l’absence d’une partie de basse dans le manuscrit.

L. P. : Comment vous est venue l’idée de reconstituer les parties « manquantes » de la partition ? 

N. L. : Notre intuition musicale et notre connaissance de la musique de Marais nous ont assez vite poussés vers l’idée qu’il fallait rajouter une partie de basse à la partie soliste, seule présente dans le manuscrit. Cette question est cependant sujette à débat : en effet, si l’on regarde la littérature pour viole de gambe de la même période (fin des années 1670 – début des années 1680), il y a beaucoup de compositions pour viole de gambe seule (sans partie d’accompagnement). Cependant Marin Marais n’a de son côté jamais écrit de musique pour viole de gambe seule, il écrivait la partie de basse dans un cahier séparé. Dans la préface à son fascicule de basse continue, publié en 1689 et venant compléter son premier Livre de Pièces à une et deux violes paru en 1686, il écrit : « Lorsque je donnay au Public mon Livre de Pieces a une et deux Violes, j’avois bien dessein d’y joindre aussy les Basse-continües, qui en sont la partie essentielle. Mais comme la gravure est une entreprise tres longue, cela m’obligea a en differer l’execution jusqu’a ce jour. » Nous nous sommes donc dit que la partie d’accompagnement de la musique présente dans le manuscrit Panmure avait sans doute été perdue ou que Marais n’avait pas eu le temps de la coucher sur le papier avant de confier ses feuillets aux aristocrates écossais qui les ont emportés chez eux. Il m’a suffi par ailleurs de jouer la partie de viole de gambe seule pour me rendre compte qu’elle aurait tout à gagner à être enrichie d’une partie d’accompagnement harmonique. 

L. P. : Quel est le rôle de chacun dans la reconstitution ?

N. L. : L’essentiel du travail de reconstitution a été réalisé par Guillaume. Pour pouvoir reconstituer une basse continue, il faut soi-même en jouer beaucoup et avoir une maîtrise très approfondie de l’harmonie [cet art du regroupement des notes en accords et de l’enchaînement de ceux-ci, ndlr.], ce qui est le cas pour les clavecinistes qui ont l’habitude de compléter à vue les basses d’accompagnement. Ajoutons à cela le talent de Guillaume, ainsi que sa connaissance très fine de la musique française du 17e siècle, et le tour était joué !

Pour ma part, je me suis chargée de sélectionner les pièces et de les agencer entre elles pour former un tout cohérent. Il y a en effet 45 pièces non publiées dans le manuscrit. La partie de viole de gambe comporte également beaucoup moins d’annotations que dans les pièces publiées de Marin Marais et j’ai donc essayé de pallier ce manque en rajoutant des ornements, des articulations. Les basses de Guillaume ont été ajustées au fil de notre travail en commun et lors des répétitions.

L. P. : À quel moment ce travail change-t-il de dimension et est-il prolongé par un projet de disque ?

N. L. : Lorsque nous avons passé le concours et découvert le manuscrit en 2019, nous ne nous sommes, dans un premier temps, intéressés qu’à une seule pièce, l’une des plus belles, intitulée « Plainte ». Mais cette musique me hantait et il me semblait dommage d’en rester là. C’est pourquoi j’ai proposé à Guillaume de se pencher sur d’autres pièces et d’en reconstituer la basse. Nous avons finalement opté pour tout une suite de danses en ré mineur, une grande chaconne et douze couplets sur le thème des Folies d’Espagne.

Il était alors extrêmement tentant d’en faire un disque : nos collègues Alice Trocellier (viole de gambe) et Nicolas Wattinne (théorbe et guitare baroque) nous ont rejoints dans l’aventure, le label de musique ancienne L’Encelade nous a soutenu dans notre projet et nous l’avons enregistré.

L. P. : Peux-tu nous en dire un peu plus sur Marin Marais et ce qu’il représente pour toi ?

N. L. : Marin Marais est un compositeur phare pour nous autres gambistes. Il a publié près de 600 pièces pour notre instrument, toutes plus belles les unes que les autres. Il était lui-même un gambiste virtuose et a passé l’essentiel de sa carrière au service de Louis XIV. Peu d’autres gambistes ont porté leur instrument à un tel degré de perfection.

L. P. : Est-ce fréquent dans la musique baroque de devoir reconstituer une partie des pièces ?

N. L. : En musique baroque, il est assez fréquent de devoir reconstituer ce qu’on appelle des « parties intermédiaires », c’est-à-dire ce qui se trouve, dans les opéras ou les pièces en gros effectifs, entre la partie de dessus et la basse. En effet, il était assez fréquent à l’époque baroque que le compositeur d’une œuvre n’écrive que le dessus et la basse, et confie l’écriture des parties intermédiaires à des élèves par exemple. Ces parties ont parfois été perdues, voire n’ont jamais été écrites du tout, d’où la nécessité, assez fréquente aujourd’hui, de les reconstituer. En revanche, il est beaucoup plus rare de devoir reconstituer une ligne de basse et c’était la première fois que Guillaume s’attelait à cette tâche. Il avait cependant déjà eu régulièrement l’occasion de réaliser de l’harmonisation au clavier ou d’improviser sur un thème donné (l’équivalent des « standards » en jazz), ce qui a beaucoup nourri son travail sur le disque.

L. P. : Pour toi, quelle est la différence entre jouer une pièce entièrement écrite par Marin Marais et une pièce avec une partie que vous avez reconstituée ?

N. L. : Jouer une pièce de Marais avec une partie que nous avons reconstituée, c’est un peu comme passer du rôle de spectateur à celui d’acteur. Cela équivaut à tenter d’entrer dans l’esprit du compositeur, même si l’on n’y parvient jamais totalement. 

L. P. : Est-ce que ce travail a changé ton rapport à la musique ? Ta manière de l’envisager ?

N. L. : Je dirais que ce travail a tout d’abord changé mon rapport à la musique de Marin Marais car je ne vois plus du tout les basses de ses pièces publiées de la même manière, ni même l’ensemble de sa musique. Le fait d’avoir dû réfléchir « à sa place » durant toute l’élaboration du disque m’a permis de développer une certaine familiarité avec Marais et m’a aidé à comprendre beaucoup de choses sur son écriture, sur sa manière si emblématique de faire sonner la viole de gambe. Le travail réalisé pour ce disque m’a aussi fait prendre pleinement conscience que l’interprète peut avoir un rôle fondamental à jouer dans la transmission du répertoire ancien au public du 21e siècle. Il s’agit également de l’enregistrement de mon premier disque en tant que soliste et cela représente une étape très importante dans ma vie de musicienne. C’est la première fois que je me suis confrontée aux micros, au public hors des salles de concerts, aux critiques… et j’ai beaucoup appris.

L. P. : Selon toi, la musique baroque est-elle encore aujourd’hui une musique qui pourrait être considérée comme actuelle ? 

N. L. : Paradoxalement, de plus en plus de jeunes musiciens se tournent vers la pratique de la musique dite « ancienne » ou « baroque », sans doute car la place de la danse y est très importante, mais aussi car le répertoire laisse une place très grande à l’improvisation. Le renouveau de cette musique, globalement amorcé dans les années 1960-1970 n’est cependant plus si récent et il est important pour notre génération d’interprètes de réussir à continuer d’innover. Il est exaltant de se dire que nous pouvons continuer à pousser les murs du répertoire de notre instrument, en proposant une approche inédite de pièces très peu jouées et très peu enregistrées. Cela permet de réveiller l’intérêt du public, mais également de susciter sa curiosité en faisant appel à ses instincts de détective !

L. P. : Toi qui as fait des études d’histoire et de paléographie, établis-tu un parallèle entre la démarche que vous avez suivie et celle de l’historien ? 

N. L. : Complètement. Je dirais que tout interprète de musique ancienne se doit d’avoir, au moins dans une certaine mesure, une démarche d’historien. Il n’y a aucun enregistrement auquel nous puissions nous référer pour nous guider dans notre pratique. Nous devons donc exploiter toutes les autres sources à notre disposition : les traités, l’iconographie, les partitions, etc. Nous sommes bien conscients que le rendu de ce que nous jouons est sans doute encore très éloigné de ce qu’il pouvait être à l’époque, mais nous nous efforçons de nous en rapprocher le plus possible. Quant à la démarche suivie spécifiquement pour le disque, il m’a fallu bien sûr me documenter énormément, via les livres et les articles traitant de la vie et de l’œuvre de Marin Marais, mais aussi du manuscrit Panmure. J’ai comparé un testament de la main de Marais avec les titres des œuvres présents dans le manuscrit, afin de tenter de savoir si ce dernier était autographe ou non… Bref, j’ai essayé d’adopter une démarche qui soit la plus « scientifique » possible. Le résultat de notre travail de reconstitution n’est bien sûr qu’une proposition mais nous espérons qu’elle paraîtra convaincante au public !

C’est ainsi que s’achève l’aventure de Noémie et Guillaume pour jouer ces pièces inédites de Marin Marais. Elle donne à voir à quel point la musique baroque peut également être une musique de notre temps. Leur travail de recherche et de reconstitution se rapproche de celui de l’historien tout en le questionnant. 

Leur démarche d’expérimentation afin de produire une pièce la plus approchante possible de ce qu’ils connaissent des œuvres de Marais peut faire penser aux travaux d’archéologie expérimentale qui permettent aux historiens de s’immerger au cœur des pratiques de leurs sujets d’étude, afin de mieux comprendre les sociétés qu’ils étudient [voir sur un sujet proche l’article de Philippe Hameau et Fanny Lalande sur le graffiti carcéral pour Entre-Temps, ndlr.]. De la même façon les deux musiciens vivent de l’intérieur la création de la musique ce qui les mène vers une meilleure compréhension de l’œuvre du compositeur baroque. 

De quoi inspirer d’autres musiciens, musicologues et historiens désireux de faire revivre d’autres morceaux d’histoire.

Noémie et sa viole de gambe. © Zoé Khan-Thibeault

Marin Marais – Le Manuscrit retrouvé est disponible chez les disquaires et sur les plateformes d’écoute en ligne.

Publié le 29 octobre 2024
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