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L'usine Cosserat et son fantôme

À la veille du premier confinement, en mars 2020, Louis Teyssedou, enseignant au lycée professionnel Édouard Gand d’Amiens, embarque ses élèves de première (mention "services de proximité et vie locale") dans un projet autour de l’ancienne usine Cosserat, dont les bâtiments sont toujours debout, en périphérie immédiate de la ville. De ce projet naissent un livre, un spectacle, plusieurs expositions et des expérimentations pédagogique en pagaille qui unissent la mémoire des anciens et des anciennes, les savoir-faire des élèves de lycées professionnels et les acquis des étudiants de la faculté d'arts. Il nous en parle, sur Entre-Temps.

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Fondations du monument aux morts au premier plan, salle des 500 métiers et salle des machines au second plan (Archives Départementales de la Somme 10R93)

Partir de bon matin à Paris en car, revenir en fin d’après-midi à Amiens en car avec comme maigre récompense la visite, de quelques heures, du plus grand musée du monde…. Avec des élèves (et des enseignants) dévorés par un lieu et spectateurs bien malgré eux de celui-ci.
Le propos n’est évidemment pas de laisser penser qu’il ne faut pas aller dans un musée. Il faut aller dans les musées, il faut aller au Louvre. De surcroît avec les élèves.
Mais, en échangeant avec Régis Signarbieux (Inspecteur de l’enseignement technique et général en Lettres-Histoire-Géographie dominante Histoire- Géographie), l’idée d’un « ailleurs pédagogique » s’est dessinée. En effet, en prenant comme terrain de chasse l’échelle locale, il devient possible de faire de l’histoire en tant que pratique sociale. Et en investiguant le territoire du lycée, cette activité a, au final, permis de prendre des distances avec le « présent », pour mieux le servir. « L’historien ne peut être utile aux hommes de son temps qu’à la condition de prendre ses distances par rapport à sa propre société »[1]. En s’engouffrant dans l’antre de cette usine abandonnée, nous nous sommes échappés de notre quotidien et nous avons pratiqué l’histoire.

L’idée d’avoir comme projet l’écriture d’un livre d’histoire avec des élèves de lycée professionnel est née la veille du premier confinement de mars 2020. Nous devions (la classe et moi, leur enseignant) faire une exposition de sérigraphies sur le monde du travail. La pandémie a empêché ce moment fort où des élèves de baccalauréat professionnel devaient prendre les clefs d’un centre culturel et montrer leur travail. L’idée de faire ce livre est finalement née d’une frustration pédagogique et surtout d’une conclusion faite rapidement : l’écriture d’un livre serait aussi possible en distanciel.

Envisager de vendre autant de livres, de rencontrer une mémoire vivante et multiforme de ce monde industriel disparu et de continuer ce projet le temps d’une année supplémentaire n’a été possible qu’en faisant ce premier projet. L’accueil qui lui a été réservé, les rencontres qu’il a permis – et les nombreuses découvertes – ont rendu possible la poursuite de cette aventure collective.

La phase I du projet

L’usine

Installés depuis le début des années 1830 à Saleux (une petite ville parcourue par la Selle, un affluent de la Somme et qui se situe à quelques kilomètres d’Amiens), les Cosserat créent en 1857 un nouveau site industriel à Montières (un quartier périphérique d’Amiens), également parcouru par la Selle.

Aujourd’hui, ce site est toujours debout. Après avoir eu plus de 1200 salariés, l’usine amiénoise Cosserat a fermé ses portes en 2012 sans que personne ne s’en émeuve. La presse locale évoqua rapidement le sujet et rideau fut définitivement baissé.
Dix-huit ans plus tôt, la Ville d’Amiens (et ses habitants) fêtait en grande pompe le bicentenaire de l’entreprise. Pierre Bergé, alors patron du groupe Saint Laurent et président de DEFI, organisme né en 1984 pour promouvoir le textile français, vint même sur place pour assister à cet anniversaire. Le contraste entre ces deux dates est révélateur du présumé oubli qui frappe ce monde du travail.

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Cheminée de l’usine Cosserat et, à l’arrière, la salle des machines dite la « cathédrale » (Louis Teyssedou – 2021)

Site industriel où le secret régnait, “ville” dans la Ville car tout y était fait “maison”, l’usine amiénoise Cosserat dispose d’un patrimoine architectural qui en fait un des cinq sites industriels les plus importants à l’échelle européenne[2]. Sur trois hectares de site, la majorité des façades des bâtiments datant de 1857    sont inscrites aux monuments historiques. Le site possède également deux baraquements de la Croix-Rouge américaine de 1917, un monument aux morts érigé en 1919 par la famille Cosserat pour honorer la mémoire de Jean Cosserat et des employés morts pour la France et une roue hydraulique Sagebien.

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Bâtiment de la Croix Rouge Américaine / Cosserat (Louis Teyssedou – 2021)
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Bâtiment de la Croix Rouge Américaine / Cosserat (Louis Teyssedou – 2021)

Naissance du projet

Le nouveau programme d’histoire de baccalauréat professionnel offre toutes les conditions pour étudier l’histoire du site industriel amiénois Cosserat.  Il repose sur les deux thèmes que sont « Hommes et femmes au travail du 19e au 21e siècle » et « Les deux guerres mondiales ».
Dans leur programme, les élèves de première de lycée professionnel sont aussi évalués sur la réalisation d’un « chef d’œuvre » qui prend appui sur une « démarche de projet pluridisciplinaire mobilisant des compétences et des savoirs issus des enseignements de spécialité et généraux dont éventuellement l’histoire-géographie »[3]. Ce chef-d’œuvre peut être l’écriture d’un livre ou la réalisation d’une exposition. L’occasion était toute trouvée.

Les travaux universitaires sur ce passé industriel amiénois étant fort rares, nous avons eu le loisir de nous aventurer sur un terrain quasiment vierge de toute exploration.

Grâce à l’aide du service éducatif des Archives Départementales de la Somme et du service de numérisation (qui a en charge l’inventaire de ce fonds riche de 2000 références), nous avons eu accès à des archives inédites et nous avons pu enquêter sur ce monde du travail qui nous était inconnu.

Nous avons retrouvé des photographies montrant des ouvrières et des ouvriers de l’usine Cosserat au travail, sur lesquelles personne n’avait jusqu’alors travaillé. Cela permettait de documenter l’histoire d’une profession qui, sur le même site et sous le même nom, pendant 200 ans, travaillait sur une même matière, alors considérée comme luxueuse : le velour Cosserat.

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Usine Cosserat de Saleux – 1920 (Archives Départementales de la Somme 10R93)

Les imprévus

Rien ne laissait présager un tel succès à ce projet. Avant même sa parution, le livre a été prévendu via le site de financement participatif « La trousse à projets »[4]. Nous avons transformé ce livre en spectacle (pour le jouer dans un EHPAD et une école maternelle), l’importance des ventes nous a permis de rémunérer une compagnie de théâtre amiénoise. Il fallait aussi rémunérer une graphiste et une imprimerie amiénoise. Des lots ont été constitués. Pour 20 euros, les clients potentiels pouvaient avoir un lot de cartes postales et une sérigraphie. Pour 100 euros, ils pouvaient avoir le livre, des affiches, des cartes postales. Tous les éléments des lots ont été réalisés par les élèves de lycée professionnel.

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Élèves de Seconde Bac Pro MMV du lycée Édouard Branly (Amiens) travaillant sur la pochette de velours (velours, don de Ph. Dessaint)

Madame Naamane et ses élèves de baccalauréat professionnel « Métiers de la Mode et du Vêtement » (lycée Branly – Amiens) ont conçu et réalisé une pochette de velours destinée à emballer les seconds lots. La matière première de cette pochette a été offerte par l’industriel Philippe Dessaint qui a ses locaux professionnels dans une partie de l’usine Cosserat. Il avait retrouvé, dans la menuiserie de l’usine, un rouleau de velours Cosserat. Ce dernier se transforma en 75 pochettes.

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Élèves de Seconde Bac Pro MMV du lycée Édouard Branly (Amiens) travaillant sur la pochette de velours (velours, don de Ph. Dessaint)

Nous n’avions pas prévu de vendre tous les lots aussi rapidement. Nous n’avions pas prévu d’être appelés par la librairie Martelle, la plus grande libraire de la ville. Les clients de cette dernière réclamaient le livre. Une réimpression s’est alors faite en urgence.
Nous n’avions pas prévu de recevoir un tel accueil médiatique. Des élèves ont pu, par exemple, enregistrer des chroniques sur le monde du travail (passage de Villermé à Amiens / le sort des ouvrières du monde textile) pour France Bleu Picardie.

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Manon, élève de 1ere Bac Pro ASSP, Lycée Édouard Gand en train d’enregistrer une chronique sur le monde ouvrier dans le studio de France Bleu Picardie (Louis Teyssedou – 2021)

Nous n’avions pas prévu d’être observé par une mémoire locale très vivace mais secrète.
Nous n’avions pas prévu que des anciens de l’usine allaient donner du velours, beaucoup de velours. Nous n’avions pas prévu que d’autres anciens allaient donner des outils, des photographies… et des souvenirs.

Depuis le début du projet, des lettres sont envoyées au lycée. Des anciens appellent.
Et ce site semble peu à peu retrouver sa mémoire. Celle-ci semble attendre le travail des historiens.

Les découvertes historiques se multiplient.

Ainsi, lors de la première phase de ce projet, nous avons découvert qu’une annexe de l’usine fut hôpital de guerre bénévole de 1914 à 1918. Des sources américaines évoquent, en plus, une collaboration étroite entre les Cosserat et la Croix Rouge américaine.

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Affiche des formations sanitaires (Archives Départementales de la Somme 10R93)

Une personne nous a contactés pour nous confier des photographies des soldats soignés dans cet hôpital. Grâce au livre de soins conservé aux Archives Départementales de la Somme, nous avons pu identifier formellement 6 soldats.

En quelques mois de travail, nous avons pu passer de l’étude des murs à celle des hommes.

La phase II du projet

La guerre de Raoul Berthelé

Le travail de l’an passé a aussi permis la redécouverte et l’exploitation du fonds Faucher-Berthelé qui réside aux Archives Municipales de Toulouse. Mis en avant par le travail de Julie Maisonhaute et de Rémy Cazals en 2008[5], ces photographies, prises par l’officier d’administration Raoul Berthelé (1886 -1918), sont les seules connues, à ce jour, de l’usine Cosserat de Saleux. Cet officier, fils de l’archiviste Joseph Berthelé, a consciencieusement légendé chaque cliché. En cantonnement à Amiens de mars à août 1915, il nous a laissé un témoignage iconographique de première importance et inédit.

Grâce à cette usine, nous avons monté une première exposition – inaugurée le 22 février au centre Léo Lagrange d’Amiens et appelée à voyager –  de clichés stéréoscopiques et d’anaglyphes[6]  évoquant Amiens lors du printemps et de l’été 1915.

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Teissier, Albarède & Caucanas devant l’usine Cosserat de Saleux – 1915 (Photographie de Raoul Berthelé / Fonds Faucher-Berthelé / Archives Municipales de Toulouse)

Cette exposition réunit deux baccalauréats professionnels : le baccalauréat professionnel mention « Animation –  Enfance et Personnes Âgées » (lycée Edouard Gand – Amiens) et le baccalauréat professionnel « Métiers des Industries Graphiques et de la Communication » (lycée Montaigne – Amiens). Les premiers ont conçu l’exposition. Les seconds ont mis en page le matériel de médiation culturelle élaboré par les premiers.

Cosserat, une mémoire pour demain

Des liens se sont tissés.

Cette exposition permet d’allier les sciences techniques avec les sciences humaines.

Des élèves ont découvert, durant le temps du projet, que des membres de leur famille avaient travaillé      dans l’usine et des membres de la communauté éducative du lycée ont aussi fait la même découverte (et ont fourni des archives privées pour la réalisation du livre).

Nous assistons à une collaboration entre enseignement secondaire et enseignement supérieur inédite et rendue possible par une usine. Cette dernière permet, aujourd’hui et demain, à des lycées professionnels, aux Archives Municipales et au service « Culture et Création » de l’Université Picardie – Jules Verne de collaborer. Une exposition, qui mettra en avant le travail de trois baccalauréats professionnels et de plusieurs promotions d’étudiants en arts, est en cours d’élaboration.

Marc Bloch, qui estime qu’une science n’est complète que si elle peut « nous aider à mieux vivre »[7], éclaire cette aventure pédagogique. Et si faire l’histoire de ce monde du travail aidait Amiens à mieux vivre ? François Calame[8], qui a rendu possible l’inscription des façades de l’usine amiénoise en 2001, évoquait le silence qui accompagnait les travailleurs amiénois. Il est temps de les faire parler.

[1] Gérard Noiriel, « En mémoire de Marc Bloch. Retour sur l’Apologie pour l’histoire – Persée », Genèses. Sciences sociales et histoire,  17, 1994, p. 123.

[2] La majeure partie du patrimoine architectural de l’usine a été construite entre 1886 et 1910. C’est à cet ensemble qu’appartiennent la majorité des éléments inscrits aux Monuments Historiques en 2001.

[3] MENE2019530A. Arrêté du 20-10-2020 – JO du 22-10-2020

[4] Le groupement d’intérêt public (GIP) Trousse à projets a été créé le 2 mai 2017 à l’initiative du ministère de l’Education Nationale de la Jeunesse et des Sports en partenariat avec l’Office Central de la Coopération à l’École et le réseau Canopé.

[5] Rémy Cazals, Images de l’arrière-front, Raoul Berthelé, lieutenant et photographe, Privat, 2008

[6] Un appareil stéréoscopique est un appareil photographique équipé de deux objectifs qui permet de produire des plaques stéréoscopiques. Une plaque possède deux photos quasi similaires qui, insérée dans un boîtier équipé de verres spécifiques, permet de voir ces deux photos rassemblées en une seule et visible en 3D. Les anaglyphes sont composées de deux images prises du même objet avec un léger décalage. Avec l’ajout d’un filtre rouge et d’un filtre cyan, ces images peuvent être vues en 3D.

[7] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, ou, Métier d’historien, A. Colin, 1993, p. 73.

[8] Ingénieur d’étude au ministère de la culture

Publié le 15 mars 2022
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