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L'historienne et le romancier: les arcanes d'une collaboration. Épisode 1 : Sources et ressources

Camille Cleret évoque son travail d'historienne aux côtés du romancier Pierre Lemaitre, dont elle est la conseillère historique depuis 2017. Histoire et fiction sont brassés dans les romans de Pierre Lemaitre. Quelles en sont les recettes ; comment les éléments historiques sont-ils dosés ? Dans un premier épisode, l'historienne remonte aux sources de cette collaboration et aux Couleurs de l'incendie, dans le tourbillon des années folles.

Depuis une vingtaine d’années, les rapports entre histoire et fiction romanesque ont donné matière à de nombreux décryptages. La question n’est certes pas nouvelle : nombre d’observateurs soulignent combien ces rapports sont depuis longtemps empreints de défiance, de concurrence ou d’incompréhension – le romancier disputant à l’historien sa légitimité comme sa capacité à saisir le passé[1]. La polémique entourant la publication des controversées Bienveillantes en 2006[2] semble avoir durablement relancé une réflexion qui est également portée par la demande sociale d’histoire et le succès non démenti d’œuvres littéraires à caractère historique ; un succès qui ne cesse justement de questionner l’historien ou l’historienne dans ses propres pratiques d’écriture. Si la relation histoire / roman reste souvent envisagée en termes « antinomiques[3] », l’analyse pointe également des recompositions, des apports mutuels et des rapprochements : tandis que des romanciers font désormais œuvre d’historien en enquêtant puis en dévoilant leurs sources et leur travail de documentation, des historiens s’aventurent ponctuellement sur le terrain fictionnel pour combler les silences des archives. Certains revendiquent même l’inscription proprement littéraire de la discipline historique[4].

Je souhaite aborder cette question des rapports entre historiens et romanciers sous un angle différent et dans une perspective plus personnelle. Il s’agit de présenter les activités de recherche et de conseil que je mène depuis quelques années auprès du romancier Pierre Lemaitre. Après plusieurs romans noirs ancrés dans une veine contemporaine, celui-ci est venu à l’histoire avec la publication en 2013 d’Au revoir là-haut. Goncourisé, adapté au cinéma par Albert Dupontel, ce roman que l’auteur qualifie lui-même de « picaresque » débute à la toute fin de la Première Guerre mondiale. Il conte l’impossible réinsertion sociale de deux anciens combattants français qui s’associent pour monter une escroquerie ciblant les monuments aux morts. Pour les besoins de l’intrigue, ce scandale a été créé de toutes pièces par le romancier qui a bien perçu toute la puissance symbolique et émotionnelle de tels monuments. En revanche, le commerce macabre auquel s’adonne le personnage de Pradelle avec avidité est directement inspiré des recherches doctorales de Beatrix Pau sur les transferts des corps des poilus[5]. Fondé sur un minutieux travail de documentation dont témoignent les remerciements en fin de manuscrit, le roman mêle intimement la fiction à la réalité historique. Ce savoureux brassage de faits inventés et de faits réels est d’ailleurs prégnant dans l’ensemble de la fresque historique à laquelle s’est ensuite attelé le romancier. De fait, celui-ci aime tout particulièrement que le lecteur « puisse s’interroger sur la véracité des faits[6] ».

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Couverture de Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013

J’ai rencontré Pierre Lemaitre grâce à Madeleine Péricourt, la sœur d’Édouard Péricourt, l’émouvante gueule cassée d’Au revoir là-haut. Cette grande bourgeoise était appelée à jouer un rôle central dans la suite que le romancier cherchait à donner à son histoire lors de notre première entrevue. L’idée était de centrer ce second opus sur les années 1930 et de repartir d’un personnage anciennement secondaire dont le potentiel narratif restait à creuser. Seulement, Madeleine est un personnage féminin et Pierre Lemaitre ne savait évaluer quelles pouvaient être sa place et ses marges de manœuvre dans la société de son temps. Était-elle par exemple en mesure d’hériter de l’empire bancaire familial, voire même d’en prendre la direction ? C’est pour obtenir des réponses à ces questions qu’il a pris contact avec Christine Bard, professeure à l’Université d’Angers, spécialiste d’histoire des femmes et des féminismes. Je débutais alors sous sa direction une thèse, désormais achevée, sur l’engagement féminin d’Action française[7]. L’époque sur laquelle je travaillais correspondait parfaitement à celle du roman. J’ai donc accepté avec enthousiasme de rencontrer l’écrivain et d’effectuer les recherches visant à assurer la cohérence historique de son histoire. Ce concours, qui devait initialement être ponctuel, s’est finalement mué en une collaboration régulière. Celle-ci m’a depuis menée bien loin de mes terrains de recherche personnels.

Avant d’entrer dans le détail de cette collaboration, il me semble important de préciser le cadre général dans lequel elle se situe. Je ne prends aucunement part au processus de rédaction proprement dit. Les romans ne sont pas écrits à quatre mains. En tant qu’historienne, j’interviens dans ma seule sphère de compétences, cela à plusieurs niveaux. Le plus gros du travail se concentre en amont de la rédaction via la préparation de notes contextuelles qui se précisent au fur et à mesure de l’élaboration du roman. Elles viennent progressivement s’ajuster aux trajectoires ou aux motivations des personnages et répondent à une exigence : éviter les sujets trop balisés, privilégier les sujets en friche. L’objectif des premières notes est à la fois de repérer le terrain sur lequel se développera l’intrigue et de mettre en valeur les faits divers signifiants ou les détails inattendus dont le romancier est toujours à l’affût. C’est à partir de ces notes mais aussi de ses propres efforts de documentation (lecture assidue de la presse et de mémoires notamment) qu’il puise matière à imagination. Le travail de recherche préalable passe également par la constitution de chronologies adaptées aux éléments de l’intrigue et aux biographies des personnages qui s’étoffent peu à peu.

Pendant la rédaction, mes interventions sont plus ponctuelles, plus concrètes et parfois plus périlleuses. Les besoins du romancier concernent surtout des manques identifiés en cours d’écriture, des détails visuels nécessaires aux descriptions ou des questions techniques entrant dans le déroulement de l’histoire. On peut, à titre d’illustration, en dévoiler une sélection : « Comment un ouvrier peut-il saboter un moteur à réaction ? », « De quels moyens dispose la police scientifique en 1933 ? » (Couleurs de l’Incendie), « Comment faire sauter un pont avec les moyens dont-on dispose en 1940 ? », « Quelle procédure pour abandonner un enfant ? » (Miroirs de nos peines), « Comment fonctionnent les comités de confiscation des profits illicites », « Quel matériel pour consommer de l’opium ? » (Le Grand Monde), « Quels soins apporter aux bébés au début des années 1950 ? », « Comment un patron peut-il contourner la législation du travail ? » (Le silence et la colère)… Le format de ces « commandes d’urgence » peut s’avérer déstabilisant pour un historien ou une historienne, plus enclins à manier concepts et contenus théoriques. Elles supposent d’apprendre à se glisser dans la peau des personnages et à mobiliser son imagination lorsque la documentation fait défaut. De fait, aucun document historique ne vous indiquera précisément comment détériorer un réacteur en 1933 ou comment s’affranchir de la législation du travail en 1952. Il vous faudra alors « bricoler », vous intéresser d’abord de près à la configuration d’un réacteur (pour le premier exemple) ou aux nouvelles contraintes progressivement imposées au patronat par le cadre juridique après la Libération (pour le second exemple), puis vous mettre en quête d’éventuels précédents historiques ou de situations qui pourraient se rapprocher de celles du roman (autres cas de sabotage industriel ou de violence patronale). À partir de ce double substrat, il reste alors à concevoir des solutions crédibles, sans oublier l’illustration du propos car le romancier a souvent besoin de visualiser pour écrire.

Puis viennent les relectures. Il ne s’agit pas tant pour moi de traquer les anachronismes dont Pierre Lemaitre se soucie finalement peu – il est clair que certains m’échappent – que de veiller à ce que le roman ne soit pas mensonger et s’insère au mieux dans l’air du temps. De cette collaboration – à mon sens fructueuse, en tout cas fondée sur une bonne entente, la complémentarité de nos points de vue et de nos compétences – je propose de dévoiler quelques arcanes en montrant, livre par livre et sans recherche d’exhaustivité, ce que l’historien peut apporter au romancier et vice-versa.

Les ressources de l’histoire : organiser la déchéance puis la vengeance d’un personnage fictif (Couleurs de l’incendie)

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Couverture de Couleurs de l’incendie, Albin Michel, 2018

Publié en 2018, Couleurs de l’incendie est le premier roman auquel j’ai collaboré. Explicitement conçu comme un hommage à Dumas, il dépeint la déchéance puis la vengeance d’une femme et d’une mère. Construite en deux temps séparés par une ellipse, l’histoire court de 1927 à 1929 puis reprend en 1933. Outre l’essor du fascisme et la crise économique qui constituent l’arrière-plan du livre, elle immerge le lecteur dans une période marquée par la corruption de la presse, la fureur spéculative, l’essor de mouvements technocratiques. Lorsque j’ai rencontré Pierre Lemaitre, il s’était déjà largement documenté sur la période et avait construit une première intrigue. Unique héritière d’un empire financier, Madeleine Péricourt devait être évincée de la succession paternelle par ses proches qui la placeraient sous une forme de tutelle juridique. La vengeance devait initialement être assurée par son fils Paul, tandis que Madeleine succomberait à la tentation fasciste. Les toutes premières recherches historiques et juridiques que j’ai effectuées à la Bibliothèque nationale vinrent néanmoins invalider cette intrigue initiale, fondée sur une vision excessivement misérabiliste de l’histoire des femmes. Divorcée, protégée par le contrat de mariage que son père avait pris soin d’établir au moment du mariage ce qui correspond aux pratiques de son milieu social, Madeleine ne pouvait être si facilement spoliée de ses droits, à moins de la faire déclarer déséquilibrée. Jugeant cette dernière option trop facile, Pierre Lemaitre décida de modifier son histoire et d’inventer un stratagème qui permettrait à ses proches de la ruiner en dehors du cadre de la succession. Il me demanda alors de lui proposer un investissement risqué, mais cohérent pour l’époque, dans lequel Madeleine pourrait être poussée à se compromettre. Me remémorant mes cours de master et plus particulièrement un article de George-Henri Soutou sur « l’impérialisme du pauvre[8] » dans l’entre-deux-guerres, j’orientais mes recherches vers l’Europe de l’Est. J’en revins avec une proposition d’investissement dans le pétrole roumain, hypothèse de travail à partir de laquelle Pierre Lemaitre construisit son subterfuge : un subtil jeu de balance entre le pétrole roumain, secteur alors en difficulté et le pétrole irakien qui venait de jaillir à Kirkouk ; à charge pour lui de rendre ce subterfuge crédible aux yeux du lecteur.

– Je déconseille vivement à Madeleine un investissement dont je sais qu’il va s’écrouler, mais que voulez-vous, elle n’a plus aucune confiance en moi. C’est très irrationnel, très féminin, on n’y peut rien.
Charles en resta bouche bée. Gustave, lui, se reculait légèrement pour laisser travailler le serveur qui apportait le plat, ajoutant en souriant :
– Que voulez-vous, je suis le seul qu’elle n’écoute plus.
Cette affaire provoquait chez Charles une sorte de vertige.
– Pendant ce temps, reprit Joubert, l’irakien se porte à merveille. Il chute vertigineusement. Les actions valent moins de cent francs.
La stratégie était simple: celle des vases communicants. Si un investisseur achetait massivement du pétrole roumain, tout le monde se désintéressait de l’irakien.
– Et nous ramasserons les actions à cinquante francs. Je ne désespère pas de tomber à moins de trente francs.

L’affaire du pétrole roumain, extrait de Couleurs de l’incendie, p. 169.

Ces premières investigations ont donc contribué à réorienter l’intrigue en donnant à Madeleine un rôle et une agentivité plus importants qu’initialement prévus. Dans la version finale du roman, elle est en effet actrice de sa propre vengeance et de celle de son fils. Après avoir organisé sa ruine, il fut en effet temps de trouver les dispositifs lui permettant d’assouvir sa colère contre les responsables de son naufrage : André, son ancien amant, Gustave, le fondé de pouvoir de la banque et Charles, son oncle. Pierre Lemaitre souhaitait que ce dernier, député, soit associé à son insu à un scandale d’évasion fiscale. Les travaux de Nicolas Delalande[9] et un article de Sébastien Guex[10] nous orientèrent vers l’Affaire de la banque commerciale de Bâle, qui fournit le modèle de l’affaire de « l’union bancaire de Winterhour ». Sur mon conseil, Pierre Lemaitre précisa dans l’épilogue que ce scandale fut « promptement étouffé », cela pour ne pas exagérer la portée de l’évènement à une époque où la fraude fiscale suscitait finalement encore peu la réprobation.

Reste Charles Péricourt. Le scandale qui avait provoqué sa mise à l’écart fut promptement étouffé. Les quatre-vingt-huit juges désignés ne furent assistés que par…quatre experts-comptables, méthode très efficace pour ralentir l’instruction et laisser tomber le souffle.[…]
Charles Péricourt cessa d’être inquiété, mais il était un homme laminé par l’échec.

Le scandale de l’union bancaire de Winterhour, extrait de Couleurs de l’incendie, p. 527

 

Sans titre
La vraie affaire de la Banque commerciale de Bâle, dans Le Petit Marseillais, 9 novembre 1932.

… à suivre dans un prochain épisode.

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[1]Voir notamment : Annales. Histoire, sciences sociales, n° 2, mars‑avril 2010 : « Savoirs de la littérature » et Le débat, n° 165, mai-août 2011 : « L’histoire saisie par la fiction » ; ainsi que : Monica Martinat, « Historiens et littérature, romanciers et histoire : autour de quelques livres récents », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 65-2, n° 2, 2018, p. 30-46.

[2]Sur la réception des Bienveillantes, voir : Jean Solchany. « Les Bienveillantes ou l’histoire à l’épreuve de la fiction », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol.54-3, n° 3, 2007, p. 159-178.

[3]Cochet François. « L’historien et le romancier : les meilleurs ennemis du monde ? », Inflexions, vol. 41, n° 2, 2019, p. 167-173.

[4]Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

[5]Pau-Heyriès Béatrix, « La violation des sépultures militaires, 1919-1920 », Revue historique des armées, vol. 259, n° 2, 2010, p. 33-43.

[6]Entretien pour Lire Magazine littéraire, 10/01/2023.

[7]Camille Cleret, Le lys et la plume. L’Action française au miroir des correspondantes de Charles Maurras. Histoire intime d’un engagement féminin d’extrême droite (1898-1952), thèse de doctorat en histoire, Université d’Angers, Christine Bard (dir.), 2021.

[8]Georges Soutou, « L’Impérialisme du pauvre : la politique économique du gouvernement français en Europe centrale et orientale de 1918 à 1929 : essai d’interprétation », Relations Internationales, n° 7, 1976, p. 219–39.

[9]Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistance de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2014.

[10]Sébastien Guex, « 1932 : l’affaire des fraudes fiscales et le gouvernement Herriot », L’Économie politique, vol. 33, n° 1, 2007, p. 89-104.

Publié le 10 octobre 2023
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