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L’historien de l’art et ses sources : le cas des archives privées de Louis Grodecki. 2 - Les papiers cachés

L'historien de l'art Arnaud Timbert propose aux lectrices et aux lecteurs d'Entre-Temps une immersion en trois moments dans les archives privées du grand historien de l'art du Moyen Âge Louis Grodecki (1910-1982), personnage dont il a publié une partie de la correspondance en 2020 aux éditions de l'INHA. Plein de sensibilité, le partage de son expérience de chercheur au contact de ces documents intimes est aussi une réflexion sur les différents aspects du processus de construction historique, lesquels sont non seulement matériels, mais aussi sensoriels et psychologiques. Cette semaine, le panneau central du triptyque d'Arnaud Timbert nous conte la poursuite de ses recherches et l'immersion, entre les murs d'une demeure du XVIIIe siècle, dans les papiers privés, les papiers cachés de Louis Grodecki.

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Les papiers cachés

Depuis son église, le village d’Henrichemont, dans le Cher, s’étend en étoile de routes et de sentiers qui mènent ici et là, parfois assez loin, et aboutissent à une seule destination, un seul terme : une maison, une ferme, un hameau ; nulle part. Je cherchais la maison dans laquelle Benoît Tardy m’avait donné rendez-vous. J’arrivais enfin à hauteur d’une allée de tilleuls marquée d’une ligne d’herbe entre deux ornières. Au bout, une vaste demeure du XVIIIe siècle, longue, basse, étroite comme la Grange-aux-Loups, se dévoilait derrière de petites haies ombrées de cèdres. Un homme était assis à l’entrée du parc. Pantalon beige et chemise blanche ; il m’attendait. Nous nous saluâmes, nous échangeâmes quelques mots. Il était très aimable, très courtois, humble ou timide, je ne sais pas. Après un café pâle et tiède bu à l’extérieur, Benoît Tardy me fit entrer dans la demeure.

Les meubles Empire, les glaces dorées, les armoires vitrées, les pendules en bronze, les tomettes cirées, la toile de Jouy sur les murs, tantôt rose tantôt grise selon les salons, la soie brûlée des rideaux, les plinthes pourries d’humidité : Balzac décorateur. Sur la table de l’office, trois boîtes vertes d’archives trillées par Catherine Grodecki. Benoît Tardy me les désigna et se retira.

J’ouvre alors, je feuillette et je découvre l’ampleur des sources et leur richesse. Excitation et désarroi.

Fig. 3. Archives privée Louis Grodecki, sans cote : Certificat de non-appartenance à la race juive dressé à l’endroit de Louis Grodecki, signé par le Commissaire général aux questions juives, Louis Darquier de Pellepoix et daté du 13 mars 1943.
Fig. 3. Archives privée Louis Grodecki, sans cote : Certificat de non-appartenance à la race juive dressé à l’endroit de Louis Grodecki, signé par le Commissaire général aux questions juives, Louis Darquier de Pellepoix et daté du 13 mars 1943.

Excitation parce que tout est là. Les photos de la jeunesse polonaise de Grodecki et de sa famille, des mots et des lettres de son frère, des lettres de sa mère ; des dessins, des aquarelles, des lettres de Focillon et des focilloniens ; puis son récit de guerre, les violences nazies, la perte d’une relation adultère raflée par la Gestapo, les velléités de départ à Londres pour rejoindre la France Libre ; puis les lettres écrites depuis le camp de Drancy, le répertoire des déportés de son « escalier » (Fig. 2), le certificat de non appartenance à la race juive (Fig. 3), l’angoisse, l’attente, la peur, le froid, la faim ; puis la paix, le voyage aux États-Unis, la bibliothèque de Princeton, la solitude, la tristesse ; puis le retour en France, les rapports de thèses, les hommages reçus, les papiers d’un voyage en Pologne sous couvert des services de renseignement, l’accablement, la dépression, la maladie ; puis des lettres, des lettres, des dizaines de lettres, des fagots de lettres multicolores aux papiers froissés, décolorés, frangés, déchirés, rongés, scotchés (Fig. 4), des lettres de Sumner McKnight Crosby, de Willibald Sauerländer, de Jean Bony, de Robert Branner, de Louis Saramito, de Maurice Lallemand, de Robert Gauchery, d’Evelyn Reuter, de Geneviève Louise Marsh-Micheli[1], de Caroline Bruzelius… des lettres qui ne parlent pas – pas trop – d’histoire de l’art, mais de leurs auteurs. Enfin de la chair. Enfin des femmes et des hommes qui vivent et qui meurent ; des hommes, des femmes, jeunes et vieux, qui vivent et qui meurent. Tout un peuple d’historiens de l’art unis durant les drames de la vie sourd ainsi, lourd et chaud ; tout un peuple qui fait société et sans laquelle l’étude de Louis Grodecki n’aurait que peu d’intérêt.

Désarroi, parce je suis débordé par l’ampleur de la documentation. Il s’agit de pochettes cartonnées sur lesquelles Catherine Grodecki avait inscrit, au feutre vert, « Papiers personnels (Drancy, autres…) » (Fig. 5), « Archives de guerre », « Correspondances personnelle et scientifique », « Commerce Aux objets russes », etc. Certaines de ces pochettes sont rassemblées, sans logique apparente – ou selon une logique qui m’échappe encore – dans deux boîtes d’archives vertes à rabats. Je ne pouvais photographier tous ces documents, cela aurait été trop long, trop difficile, et il y avait un risque, dans l’empressement, de « louper » quelques clichés et de rendre la transcription complexe, voire impossible. Benoît Tardy me comprit. Il me confia le trésor. Il me confia le trésor parce que je suis historien[2]. Quoi de plus évident qu’un historien de l’art du Moyen Âge étudiant un autre historien de l’art du Moyen Âge ? Si cette relation ne fonde aucune légitimité scientifique, elle lui en donne les apparences. Il offrit ainsi à un inconnu la dernière mémoire d’un homme, Louis Grodecki, dont l’épouse voulut taire, tout en les sauvegardant, les mots intimes et les intimes souffrances.

L’apprivoisement des sources

Je n’ai pas voulu rouvrir les cartons empilés au pied de mon bureau. À vrai dire, dans l’immédiat, ce n’était pas tant les documents et leur contenu qui m’intéressaient que leur présence. Bien sûr, à Henrichemont, je n’avais fait que parcourir de manière rapide ces papiers, mais j’avais perçu la mine qu’ils constituaient et mon regard s’était accroché à l’essentiel. Je commençai donc par les rêver avant de les dépouiller. Par les sentir, par les regarder, par les imaginer pour mieux m’y projeter. Peu à peu ces cartons me sont devenus familiers jusqu’à ce que j’eusse peut-être moins peur de les aborder[3] ; et puis, si ces archives ne m’étaient plus étrangères, peut-être ne leur étais-je plus étranger ?

Souvent, les vies des femmes et des hommes ordinaires – au nombre desquels sont les historiens de l’art – se limitent à d’infimes traces documentaires : un acte de naissance, un acte de décès, quelques références éparses dans les archives des Services publics, quelques photographies jaunies dans un portefeuilles tanné, quelques objets parfois ; rien de plus, pas même de quoi remplir une boîte à chaussures. Entrer ainsi de plain-pied dans les archives de Louis Grodecki constitua donc une expérience exceptionnelle. À ma connaissance, il n’existe d’ailleurs aucun exemple comparable. Même les archives d’André Chastel et de Léon Pressouyre – pourtant denses – n’offrent pas le complément d’une documentation privée aussi riche[4]. Catherine Grodecki eut une attitude ambivalente vis-à-vis de ces sources, ce qui nous laisse dire que leur préservation relève de la chance. En tant que chartiste et conservatrice de divers fonds d’archives durant sa carrière[5], elle acquit l’expérience et la connaissance de ce qui constitue le matériau de l’historien. Pourtant, certainement troublée par la gestion de l’intime d’un homme qui fut sien autant que celui d’autres femmes, elle choisit de sculpter l’image post mortem de son époux ; et qui sculpte, retranche. Avant de livrer la correspondance générale aux archives publiques, Catherine Grodecki opéra une purge sévère afin de valoriser le plus beau profil de l’historien de l’art[6]. Elle livra ainsi un être idéal et offrit sa part à l’hagiographie. C’est dans le même esprit qu’elle écarta les archives conservées à Henrichemont. Trop de mots liés à une guerre confuse, trop de femmes, trop de souffrances, trop d’intimité et, par conséquent, de vulgarité. Plus subtilement, comme l’écrit si bien Philippe Artières, garder des archives, c’est aussi garder vers soi « une seconde dépouille » le temps d’un prolongement de vie[7]. Plus épouse qu’historienne, elle relégua donc ces frémissements dans des boîtes, elles-mêmes remisées dans une maison de campagne, au bout d’une allée close.

C’est tout cela qu’il y a dans les archives privées de Louis Grodecki, une foule d’hommes et de femmes, de mémoires et de souvenirs que la dépositaire devait trouver trop épaisse et, peut-être, pesante.

[1] C’est par erreur que la « s » de Marsh est devenue « c » dans l’édition et, donc, l’index de la correspondance générale.

[2] Il a été convenu avec Benoît Tardy et sa famille, qu’une fois l’étude de ces sources achevées, elles seraient livrées à l’INHA.

[3] La même attitude semble avoir animé Pauline Guillemet : « Arrivée chez moi, j’ai posé la boîte en carton par terre près de mon canapé. Pendant plus de six mois, elle n’a pas bougé. Souvent, mon regard s’arrêtait sur cette inscription au marqueur noir, je répétais « Documents Antoine », j’oubliais ma grand-mère. C’était une boîte d’archives, posée là, dans mon salon, sur laquelle je m’étais dit que je devais travailler. » Pauline Guillemet, « Le carton de Lettres », Votalités de l’archive – 2, Entre-Temps, 25 février 2020 [en ligne] : https://entre-temps.net/vitalites-de-larchive-2-le-carton-de-lettres/

[4] Paris, inha, Archives 090 – Fonds André Chastel ; Archives 144 – Fonds Léon Pressouyre.

[5] Arnaud Timbert, « Une vie en toutes lettres », Louis Grodecki, correspondance choisie (1933-1982), édité, présenté et annoté par A. Timbert, avec la coll. de A. Debize et E. Bobrowska, Paris, inha, 2020, p. 15, n. 52.

[6] Ibidem, 2020, p. 41-42.

[7] Philippe Artières, « Dépouillement », Sociétés & Représentations, 2017/1, no43, p. 102 : « Il y a quelque chose d’insupportable dans les archives, d’intolérable même : la présence du mort dans les traces que sa main a tracées sur le papier ; on comprend pourquoi d’aucuns conservent – le cadavre de sa mère, comme le protagoniste de Psychose –, plus de vingt-cinq ans, chez eux, les papiers de l’être disparu. Garder le mort pour soi, rien que pour soi. C’est sans doute pour cela que nous mettons si longtemps à nous défaire des vieilles affaires de nos proches décédés ; je n’y vois là que l’unique raison de cette rétention d’archives, parfois pendant plusieurs décennies après la mort de son auteur. Les proches ne peuvent perdre une seconde fois l’être disparu. Ils gardent précieusement cette seconde dépouille ; ils n’en parlent pas, ils la cachent. »

Publié le 4 avril 2023
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