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L’historien de l’art et ses sources : le cas des archives privées de Louis Grodecki. 1 - La Découverte

L'historien de l'art Arnaud Timbert propose aux lectrices et aux lecteurs d'Entre-Temps une immersion en trois moments dans les archives privées du grand historien de l'art du Moyen Âge Louis Grodecki (1910-1982), personnage dont il a publié une partie de la correspondance en 2020 aux éditions de l'INHA. Plein de sensibilité, le partage de son expérience de chercheur au contact de ces documents intimes est aussi une réflexion sur les différents aspects du processus de construction historique, lesquels sont non seulement matériels, mais aussi sensoriels et psychologiques. Cette semaine, Arnaud Timbert nous fait le récit de la découverte, des premiers liens tissés avec l'univers de son illustre prédécesseur.

Mes remerciements à Hugo Freby

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La Découverte

De la rencontre de l’historien avec l’archive naît parfois un entrelacs d’émotions. Cela a déjà été formulé – pour ne convoquer ici que quelques personnes de générations couvrant le XXe et le début du XXIe siècle – par Michel Foucault[1], Arlette Farge[2], Emmanuel de Waresquiel[3] et Pauline Guillemet. Au-delà du lieu commun, ces témoignages laissent entrevoir une nécessité quant à elle peut-être moins énoncée : parmi les exercices de l’historien, la narration de cette rencontre avec l’archive, ou les archives, est indispensable[4]. Elle autorise ce dépouillement, ce recul qui permet de tendre vers une appréciation objective des sources. Certes les historiens n’ont pas tous la même sensibilité ; tous, cependant, posent leurs mains et leurs regards sur des papiers dont le parfum ou l’odeur, la couleur, la texture et la poussière s’immiscent en eux. Cette relation multisensorielle tisse une histoire, elle crée un lien intime, sensible et parfois sensuel, qui invite à l’analyse. « L’archive est vivante[5] », si vivante, si puissante de mots, si matériellement signifiante qu’elle peut troubler avant d’instruire. Au rapport physique s’ajoute un effet psychologique.

Cette expérience s’est imposée à moi durant la transcription de la correspondance générale, puis au cours de la recherche des archives privées de l’historien de l’art du Moyen Âge Louis Grodecki (1910-1982).

Enseignant à l’université de Strasbourg puis à la Sorbonne, élève d’Henri Focillon, ami d’André Chastel et fondateur, à ses côtés, de l’Inventaire général des richesses artistiques de la France, Louis Grodecki fit autorité comme spécialiste de l’architecture ottonienne et de la sculpture monumentale des XIe et XIIIe siècles tout en étant le promoteur d’une nouvelle interprétation de l’architecture gothique. Associé par ailleurs à la remise en place des vitraux déposés en 1939, il put avoir un accès exceptionnel à des milliers de mètres carré de verrières, ce qui en fit un spécialiste – sinon le spécialiste – du vitrail médiéval en France. Bien que sa carrière académique fût difficile, il eut très tôt une reconnaissance mondiale et devint, de 1948 à sa mort, un acteur central de la recherche en histoire de l’art du Moyen Âge[6]. Son histoire personnelle a les couleurs de l’époque : parti de Varsovie à 18 ans pour rejoindre Paris, naturalisé dans les années 1930, marié à Eugénie Kagan – dont il divorça au profit de Catherine Gauchery – il fut démobilisé après l’Armistice. Il eut ensuite une activité de résistant isolé en passant des Juifs en zone libre. Il fut arrêté, fut interné à Drancy et connut vraisemblablement la torture tandis que sa famille disparaissait en Pologne. Lauréat de la Bourse Focillon en 1948, il partit aux États-Unis où il rencontra Erwin Panofsky, Paul Frankl, Charles Seymour, Albert Einstein, etc. et constitua à cette occasion un réseau de sociabilité scientifique international. Rentré en Europe, il s’impliqua dans la vie universitaire autant que dans l’administration des Monuments historiques avant de traverser, non sans encombre, les événements politiques des décennies 1950, 60 et 70[7].

Narrer mon cheminement vers les archives de cet historien « monstre », rappeler les conditions de leur découverte puis ma cohabitation avec elles semble être utile au bon exercice du métier d’historien de l’art et de ceux (les historiens de l’art) qui l’écrivent (l’histoire de l’art). Un tel récit est aussi indispensable que l’invitation de Marc Bloch à relater les conditions de la recherche et de l’écriture de l’histoire[8], ou celle d’Henri-Irénée Marrou d’explorer son « itinéraire intérieur, car toute recherche historique, si elle est vraiment féconde, implique un progrès dans l’âme même de son auteur : la ‘‘rencontre d’autrui’’, d’étonnements en découvertes, l’enrichit en le transformant »[9]. Un exercice d’auto-réflexivité de la pratique historienne en somme, un exercice historien surtout[10].

Cheminer vers les sources : récit

Ce matin-là, dans la nuit de juillet 2015, je traversais les forêts du Cantal puis celles du Puy-de-Dôme afin de prendre, à Clermont-Ferrand, le premier train pour Paris. Quelques heures plus tard, je marchais dans les galeries du Palais-Royal où Louis Grodecki emprunta souvent, tantôt la galerie de Chartres tantôt celle d’Orléans, pour se rendre à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, ou pour venir aux archives des Monuments historiques, rue de Valois.

À cette date je ne connaissais encore rien de lui, ni le grain de sa peau, ni la tessiture de sa voix, ni le rythme de son pas. Seules, quelques photos, imprimaient son visage et sa silhouette dans ma mémoire. Je ne connaissais que ses livres, que sa vision et son interprétation des arts du Moyen Âge. Louis Grodecki, comme tant d’autres, était une image floue[11].

J’entendis parler de lui dès mes premières années en Sorbonne. Anne Prache[12], qui fut son élève avant de lui succéder sur la chaire de Focillon, convoquait souvent sa figure et son nom. D’emblée s’érigea dans mon imaginaire le mythe que ses élèves et disciples voulurent en faire. Puis, durant mes premières recherches en tant qu’étudiant de maîtrise et de DEA, j’eus souvent recours à sa littérature. J’ai aussi effleuré sa présence. Ses regards, comme les miens, ont glissé sur les mêmes murs, aux cathédrales de Chartres, de Bourges et de Reims, à la Sainte-Chapelle, au château de Pierrefonds et aux Invalides. Peut-être même me suis-je assis où il travailla, à la bibliothèque de l’Institut d’Art de la rue Michelet, au Musée des Plans-Reliefs, aux archives de la Commission des Monuments historiques…

C’est encore dans le sillon de son effluence que je marchais dans les galeries du Palais-Royal en ce mois de juillet 2015. Là, j’entendais les mêmes sons, les mêmes murmures de la ville, les mêmes envolées de pigeons. J’imaginais, pour venir un peu plus jusqu’à lui, les sons des semelles en bois, le parfum de la Gitane maïs, le trait au crayon sur les mollets des femmes, l’odeur d’essence des voitures de la cour d’honneur, les jupes courtes, les tailleurs uniformes, les pantalons à pince, les chapeaux de feutre, les corsages à bonnets, les robes boules en tissu vichy, le complet-veston trois puis deux pièces, les blousons, les blue-jeans, les mocassins, les mini-jupes, les talons-aiguilles, les jupes en tweed, les chandails à fleurs… : les Années folles, l’Occupation, l’après-guerre, les Trente Glorieuses, puis la suite. Ces galeries, mille fois traversées par Grodecki, me laissaient imaginer toutes les époques qu’il habita[13].

J’aime à y marcher. Ce jour-là plus qu’à l’habitude. Paris était déjà désert, le soleil était doux, je flânais avant de monter les marches du passage de la rue de Beaujolais qui mène à l’Institut national d’Histoire de l’art. Un jury de recrutement m’y attendait. J’apportais un projet : transcrire, annoter, présenter et éditer la correspondance générale de Louis Grodecki. Ils me reçurent, urbains ; ils m’écoutèrent, distraits ; m’interrogèrent, sans conviction. Je fus retenu[14].

Fig. 1. Paris, INHA, carton 020/46 du Fonds Louis Grodecki. Toutes les photographies sont de l’auteur.
Fig. 1. Paris, INHA, carton 020/46 du Fonds Louis Grodecki. Toutes les photographies sont de l’auteur.

Quelques mois plus tard je découvris par le menu les archives du Fonds Grodecki[15]. Les cartons disposés devant moi étaient une promesse d’aventure (Fig. 1). Ces archives furent versées à l’INHA par Catherine Grodecki, son épouse, entre 1985 et 2010[16]. En septembre 2015, ces papiers n’étaient pas totalement inventoriés. Sébastien Chauffour, alors conservateur des Fonds patrimoniaux, me reçut dans son bureau où il mit à ma disposition les cartons contenant la correspondance[17]. Catherine Grodecki avait soigneusement trié les lettres par auteur et classé les missives par ordre chronologique avant de les serrer dans des chemises constituées à l’aide de lettres, de factures diverses (électricité, téléphone, gaz)[18], de feuilles d’agenda sur lesquelles elle indiqua, au crayon de bois, des noms et des dates. Ces chemises furent ensuite classées par ordre alphabétique dans des sous-chemises et enfin rassemblées dans des pochettes à rabats cartonnées marquées des lettres de l’alphabet. Ce qu’il y avait devant moi constituait ainsi plusieurs milliers de feuillets composant 1311 lettres ; 1311 lettres de dialogues et d’échanges scientifiques entre Louis Grodecki et les historiens de l’art du Moyen Âge, sur une ligne allant de New York à Tokyo, en passant par Varsovie et ayant pour centre Paris[19].

Je commençai par feuilleter les lettres. Je me familiarisais avec les grains des papiers, avec la typographie des entêtes, avec les noms et les adresses. Bien que cette première approche restât superficielle, surgirent des mots et apparurent des noms. Je découvrais peu à peu les graphies et les langues, le ton mat ou brillant des encres, la disparition progressive du stylo à plume au profit du stylo à bille, l’abandon de la machine à écrire mécanique pour la machine électrique. Puis ce furent les télégrammes, les cartes postales, les copies carbone et les brouillons de lettres ; mes doigts étaient noirs.

Toutes les chemises parcourues et après tant de vies croisées, je pris les lettres pour les transcrire, dans mon bureau, à l’INHA. Je me retrouvais seul face à des feuilles touchées, tracées, pliées, face à des enveloppes et à des timbres léchés par des Panofsky, des Focillon, des Chastel, des Pressouyre, des Branner, des Sauerländer et une foule d’hommes et de femmes que je n’ai jamais connus, jamais croisés, jamais entendus et qui, pourtant, étaient là, entre mes mains. Je débutais la lecture ainsi, dans mon intimité silencieuse. La rencontre impose de savoir – ou de pouvoir – accueillir.

Pour m’aider dans cette entreprise, Abel Debize fut recruté comme Chargé d’études et de recherches. Il lui incomba l’inventaire puis la traduction des lettres de l’anglais, de l’allemand et de l’italien au français tandis que je me chargeais des lettres en espagnol. D’emblée nous choisîmes de mettre de côté la correspondance polonaise. Cette dernière requérait des connaissances, celle de la langue, bien sûr, mais aussi de la société des historiens de l’art médiéval polonais. Quelques lettres, piochées ici et là dans la diversité des cartons constituant le fonds, furent néanmoins traduites par Eva Bobrowska à la demande de l’éditrice de l’INHA, Marianne Dautrey. On n’est jamais totalement maître de ses choix et les éditeurs ne comprennent pas obligatoirement ce que signifie la particularité d’un carton et, par conséquent, sa singularité historique et stratigraphique.

Intrigué par le caractère monochrome de la correspondance, dans laquelle ne figure quasi aucun propos autre que scientifique, j’eus très vite la sensation qu’elle avait été épurée. Aussi, cependant que je transcrivais, je cherchais des descendants. Je découvris qu’il en existait un en la personne de Benoît Tardy, le neveu de Catherine Grodecki, fils de son beau-frère, Jean Tardy, l’éditeur de la thèse de Robert Branner[20]. Il possédait encore des archives.

[1] Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Cahiers du chemin, 15 janvier 1977, no29, p. 13.

[2] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989, p. 14-15, 18-19, 20-21, 42-43, 82.

[3] Emmanuel de Waresquiel, « Le plaisir de l’archive inédite », Tout est calme, seules les imaginations travaillent. Chroniques d’Histoire, Paris, Tallandier, 2021, p. 161-165.

[4] Lire les articles de la série « Nos archives » de la revue Entre-Temps. L’argumentaire : « Pour la série ‘‘Nos archives’’, Entre-Temps propose à des historiennes et des historiens d’exhumer un fragment de leur propre fonds d’archives pour en faire brièvement le récit. Ainsi se dessine une série d’auto-portraits et puis, au fur et à mesure des contributions, se constituera un fonds d’archives collectif, celui de l’écriture d’une autre histoire : celle que les historiennes et les historiens ont vécu et avec laquelle, consciemment ou inconsciemment, ils et elles écrivent celle des femmes et des hommes qui les ont précédé.es. »

[5] Mathieu Lindon, Une archive, Paris, P.O.L., 2022, p. 65.

[6] Pour une biographie de Louis Grodecki : Jacques Henriet, « Grodecki Louis – (1910-1982) », Encyclopædia Universalis ; pour sa bibliographie : Claudine Lautier, Catherine Brisac, « Bibliographie de Louis Grodecki », Le Moyen Âge retrouvé, de l’an Mil à 1200, Paris, Flammarion, 1986, t. 1, p. 15-29.

[7] Arnaud Timbert, « Une vie en toutes lettres », Louis Grodecki, correspondance choisie (1933-1982), édité, présenté et annoté par A. Timbert, avec la coll. de A. Debize et E. Bobrowska, Paris, INHA, 2020, p. 11-50.

[8] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, (1949), 2018, p. 82. D’autres, après lui, invitent à la même démarche. Pour exemple : Alain Corbin, « Ne rien refuser d’entendre » – entretien réalisé par Vincent Casanova, Philippe Mangeot, Philippe Masanet, Vacarme, 2006, no35.

[9] Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, p. 231-232.

[10] Sur la question de l’auto-réflexivité et de « l’effort » ego-historique en histoire de l’art : Arnaud Timbert, « L’Architecture et ses historiens », Être historien de l’architecture dans la France des XXe et XXIe siècles. Des Ego-histoires et des Vies, dir. A. Timbert, irclama, coll. « Dissertationes et Monographiae », no 16, 2021, p. 21-44.

[11] Les historiens de l’art du XXe siècle ne sont guère étudiés. Pour un état de la question sur l’histoire de l’histoire de l’art médiéval en France en ce début du XXIe siècle : Arnaud Timbert, « Xavier Barral i Altet. Faire de l’historiographie », Repenser l’Histoire de l’art médiéval, dir. M. Jurkovic, E. Sirocco, A. Timbert, Zagreb, irclama, coll. « Dissertationes et Monographiae », no 19, 2022, p. 25-38.

[12] Dany Sandron, « Hommage à Anne Prache (1931-2009) », Bulletin monumental, 2009, 167-4, p. 323-324.

[13] Il ne faut pas se méprendre, l’histoire est aussi menteuse que l’imagination, et plus pernicieuse, sous ses oripeaux scientifiques et ses airs sévères. Elles ne se potentialisent pas pour autant, elles se complètent en se catalysant. Elles cheminent côte à côte sans se marcher sur les pieds. Un bon historien est celui qui a de l’imagination. Dorrit Cohen, « Vies fictionnelles, vies historiques : limites et cas limites », L’Éclatement des genres au XXe siècle, dir. M. Dambre, M. Gosselin-Noat, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1997, p. 24-48.

[14] Le jury était notamment composé de Johanne Lamoureux, d’Hélène Jannière et d’Alexandre Gady.

[15] Paris, INHA, Archives 20.

[16] Arnaud Timbert, « Une vie en toutes lettres », op. cit., 2020, p. 15.

[17] Paris, INHA, Archives 20/44-45.

[18] Factures qui constituent une documentation précieuse pour reconstituer une vie et qui, par conséquent, ne furent exclues ni de la conservation ni de l’étude. Elisabeth Schmit, « La facture », Vitalités de l’archive – 1, Entre-Temps, 18 février 2020.

[19] Arnaud Timbert, Louis Grodecki, correspondance choisie (1933-1982), op. cit., 2020, 1405 p.

[20] Robert Branner, La cathédrale de Bourges et sa place dans l’architecture gothique, Paris-Bourges, éd. Tardy, 1962.

Publié le 21 mars 2023
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