L'histoire sous vitrine : La puce à l'oreille
Entre-Temps se prête au jeu du récit d’une mise en vitrine de l’histoire. Dans un musée, dans un métro, dans un resto ou tout simplement dans son salon, l’histoire se donne aussi à voir sous vitrine. Il s’agit d’explorer les motifs d’une écriture exposée de l’histoire, à partir de la photo prise d’un de ces espaces devant lesquels on s’arrête. Aujourd'hui, on fait un saut de puce au musée de la Musique avec Aurélien Peter.
Anima (ex) musica
Qui entre dans l’« Espace XVIIIe – La musique des Lumières » du musée de la Musique à Paris la voit tout de suite, au loin. Avant elle, il y a les clavecins ; certains sont d’une magnifique facture, tel le Ioannes Couchet semé de fleurs de 1652 modifié en 1701, classé trésor national. Mais ces instruments-là sont rangés sur le côté droit de la pièce à mi-hauteur, alors qu’elle, elle est au centre, suspendue dans sa cage sans vitre : une puce, gigantesque. En la voyant ainsi, de loin, on n’est pas complétement surpris. Sous l’auvent du musée, on avait entraperçu une affiche ; dans le hall, surtout, on avait été accueilli par un premier spécimen : un grand méloé printanier, coléoptère des plaines argileuses et calcaires, a-t-on appris. Ces deux insectes font partie du bestiaire utopique Anima (ex) musica, installé par le collectif Tout/reste/à/faire au cœur du musée et de sa collection d’instruments de musique pour quelques mois encore. Au moment d’entrer dans la collection permanente, on était tombé sur le panneau explicatif de l’accrochage. Dos à un phasme dressé, au rythme d’une musique un peu inquiétante faite de notes tenues et de bruits blancs, on avait lu le texte de présentation. La lecture nous avait renseigné que « une douzaine d’insectes géants entièrement intégralement réalisés à partir de fragments d’instruments de musique hors d’usage investissent tout le parcours et créent un dialogue aussi poétique que surprenant avec les collections du musée ». Des instruments de musique hors d’usage ; c’est dire qu’ils en ont eu un avant de le perdre. Tellement usés qu’ils n’ont plus d’usage, les instruments qui ne jouent plus seraient-ils des instruments sans âme ? Le collectif Tout/reste/à/faire leur en trouve une, leur en donne une, en-dehors de la musique qu’ils produisaient – anima (ex) musica –, à condition de les défaire, sans les casser, et de mélanger leurs parties.
Organologie et organismes
Avançons et montons dans les salles jusqu’à retrouver notre puce. On l’a en vue, on s’en approche ; elle est immense. Alors la puce, dont on se souvient vaguement qu’il s’agit d’un insecte plat, prend de l’épaisseur. On distingue les instruments qui la composent. De tous les animaux accrochés, c’est elle qui en contient le plus. « Composition : 10 guitares, 36 guitares électriques, 1 guitare basse, 3 mandolines, 2 ukulélés, 1 luth vietnamien, 2 congas, 1 harmonium, 1 piano pneumatique, 1 accordéon, 1 caisse claire, 1 orgue à bouche, 2 flûtes à bec » est-il écrit sur son cartel. Voilà articulés ensemble des instruments bien disparates. Cela fait longtemps que de tels orchestres bigarrés ne font plus peur aux compositeurs et compositrices de musique savante ; nombre d’entre eux et d’entre elles apprécient ces associations sonores. Dans les années 1950 déjà, Stockhausen avait ajouté une guitare électrique à l’un des trois orchestres disséminés dans la salle de concert pour faire tournoyer la musique de Gruppen. Mais dans le spectre de l’organologie, science classificatrice, ces instruments sont d’habitude bien distingués les uns des autres. De même au musée de la Musique où l’on avance grosso modo chronologiquement dans l’histoire des instruments. Sauf pour ceux d’origine extra-occidentale, qui bénéficient d’un espace à part, en fin de visite ; seraient-ils hors du temps ? non, certainement non, même si ce regroupement-là atténue une partie de leur historicité. Dans la puce, par la puce, les distinctions organologiques et muséographiques s’effacent ; les distances d’espace, de temps et d’esthétique se réduisent. Tout se rattache, tout se lie ; avec, au centre de la structure, les caisses de résonnance des instruments à cordes pincées, nouveaux métamères de pulex irritans. Il y a dans la structure des corps reconstitués une part d’imaginaire en même-temps qu’une grande précision. On découvrira un étage au-dessus que les gravures entomologiques des siècles passés ont été sources d’inspiration pour les membres du collectif. Les postures de nombreux arthropodes s’en ressentent. On pense à Lorraine Daston et Peter Galison, au lien entre les images et la science, entre art et objectivité.
Nouvelles perspectives de la puce ?
En s’approchant, on s’est décalé. Non seulement la puce a pris en épaisseur, mais elle se dédouble maintenant ; une, deux, trois… sept fois. Très vite, on s’en rend compte : si les objets qui suivent le siphonaptère ont une forme semblable à lui, ils n’en sont pas les copies. Sept harpes se détachent dans la perspective et retracent l’histoire de l’élégant instrument, ou plutôt jalonnent un moment dans cette histoire : la conquête du chromatisme, de la harpe à simple mouvement de 33 cordes, attribuée à Jacob Hochbrucker (1728), à la harpe chromatique de 78 cordes croisées de Pleyel (1900), tentative d’innovation sans suite. À cette chronologie a été ajoutée la puce, au premier plan, et l’accrochage fonctionne ; on se demanderait presque, un presque que l’on ne franchit pas, si l’instrument ne trouverait pas dans l’insecte l’origine de sa forme. André Gunthert l’a remarqué, les illustrations des modèles évolutifs ont marqué des générations, et cette succession d’objets verticaux fait son effet. On balaye toutefois vite l’idée ; d’autant plus à raison qu’on apprendra plus tard que l’insecte avait été tout autrement mis en scène lors des accrochages précédents. Il semblerait que c’est la disposition même du musée de la Musique qui a donné l’idée du lien avec les harpes – dont aucun fragment n’est contenu dans l’organisme composite –, qui a favorisé cette nouvelle perspective de la puce. D’ailleurs, une fois qu’on a dépassé celle-ci, on remarque que deux cartels la séparent clairement des instruments à cordes et à colonne. À gauche, les harpes, à droite la puce. Comme sur les autres cartels d’Anima (ex) musica, on lit la classification de l’insecte, la liste des instruments utilisés. On découvre que l’œuvre a été créée en 2021 dans l’Aisne, au familistère de Guise, qui évoque au moderniste les guerres de religion et au contemporanéiste le socialisme utopique. Le texte présente ensuite les caractéristiques biologiques de l’insecte et son histoire. Pour la puce, il y a un passage obligé, on le connaît ; il est sombre : pulex irritans « contribua grandement à la propagation de la peste noire », lit-on sur le cartel. L’absence de précision temporelle et la suite de la phrase pourraient laisser entrevoir une opposition entre un passé durablement pestiféré et un occident moderne débarrassé de la peste et de sa bête. Mais il s’agit peut-être d’une précaution des auteurs. Après tout, le centre du propos c’est l’installation en elle-même, la puce et sa composition instrumentale, la nouvelle vie de ces fragments.
Dans le biotope du musée
En même temps qu’on s’est approché, a-t-on vu un mouvement ; a-t-on entendu un bruit ? Tous les arthropodes exposés sont mécanisés et sonorisés ; ils se déclenchent à l’approche des visiteur·e·s. Les effets de la puce sont particulièrement sobres : ses petites cténidies métalliques se lèvent et s’abaissent doucement sur son dos ; l’animal cliquette (on peut le voir et l’écouter ici). La discrétion est voulue par les artistes du collectif : elle évoque les micromouvements des insectes, la rumeur d’une forêt. Le son n’est pas lié à ceux qu’émettaient les instruments fragmentés puis assemblés dans l’animal ; c’est une composition originale qui enrobe chaque rencontre dans une atmosphère singulière. La discrétion est même renforcée par les spécificités de l’installation au musée. Observons les plans des parcours antérieurs : à La Roche-Jagu, à Rennes, ces insectes marquaient l’espace. On s’arrêtait à l’un, à l’autre comme on le ferait en parcourant les images d’une planche gravée. Toute l’attention se portait sur les arthropodes. À Paris, ils se confondent pour la plupart avec les instruments dans le biotope du musée. Et l’effet de camouflage s’en trouve renforcé ; pour l’œil et pour l’oreille. Au bout de la pièce, on aperçoit un espace de performance ; un corniste présente ses instruments aux visiteur·e·s qui s’y arrêtent : le cor naturel, le cor d’harmonie. On ne le voit pas de là où l’on se tient mais l’oreille est attirée par la présentation. A-t-on bien entendu la puce ? L’interrogation fait partie de l’expérience telle qu’elle est conçue par les membres du collectif. Alors on s’éloigne des harpes, on s’éloigne de l’installation. Derrière elle s’effacent les beaux clavecins, sur lesquels il est bien possible que des airs de puce aient aussi résonné.
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