Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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La parcelle: les toilettes entre deux étages - 1978

La revue Entre-Temps lance un nouveau jeu d'écriture collective de l’histoire. Comme point de départ, la photographie d'une parcelle nue, située dans une grande ville européenne. Le but du jeu : écrire l’histoire de l’habitat et des habitants qui auraient pu l’occuper depuis l’Antiquité. Aujourd'hui, une envie pressante à satisfaire nous donne à lire la description des toilettes de palier..

carrelage
Le carrelage des toilettes. Photographie de l’autrice.

La porte s’est refermée avec un son mat. Le hall, dans la pénombre, dévoile une batterie de boîtes aux lettres indiquant les noms des propriétaires et des locataires. L’ampoule est faiblarde, la lumière palote, il est dix heures du matin en ce jeudi de fin novembre, l’heure de la seconde distribution du courrier, des recommandés et des très attendus mandats, soigneusement comptés et rangés dans la sacoche financière en cuir elle-même attachée au fond de la sacoche courrier en épaisse toile verte. Il va falloir monter aux étages. Une odeur indéfinissable flotte, la porte qui mène aux caves est restée entrouverte; il n’y a personne, presque tout le monde est au travail, les enfants à l’école. Elle doit grimper chez la vieille dame du cinquième qui attend sa pension de retraite; elles parleront un moment, toujours de la même chose, elle connaît l’histoire par cœur, mais cela fait partie du jeu: “un petit café, factrice?”.

Révélateurs et instructifs les escaliers, leurs paliers, leurs portes, et ce qu’il y a derrière. On s’engage, on s’approche, on frappe deux fois comme il se doit, la porte s’ouvre et c’est avec un inavoué frémissement intérieur de curiosité et de sentiments mêlés qu’on franchit le passage entre le lieu commun et le particulier. Il y a des meubles, de l’ordre ou du désordre, des couleurs, des objets, des photos, des odeurs, des attitudes, des regards, tout saute à la figure, tout de suite, pêle-mêle, sans vergogne. Puis, au cours du temps, petit à petit, parfois, au gré des solitudes et des désirs de parler, on en apprend un peu plus. Toujours avec parcimonie, des fractions de vie s’empilent.

Au troisième étage, une petite fenêtre est ouverte sur la cour intérieure et jette une lumière grise; elle passe la tête, il pleut, une goutte s’écrase sur sa joue: temps de novembre. Une envie pressante commence à se faire sentir; l’humidité, le bruit de la pluie? Elle sait pour l’avoir déjà pratiqué qu’entre le quatrième et le cinquième la porte des wc turcs de mi-palier n’est pas fermée à clef. Ces cabinets (comme dit sa mère), sont une trace d’un autre temps et à présent, seuls ceux qui vivent là-haut sous les toits dans les chambres de bonne les utilisent. Un renfoncement au tournant de l’escalier, une porte peinte en rouge foncé, tout cela propre mais bien défraîchi, il faut dire que l’immeuble est vieillot et a perdu la marque de respectabilité petite-bourgeoise à laquelle il aspirait, sans aucun doute, au début du siècle, quand la rampe d’escalier était encore méticuleusement astiquée et qu’elle brillait comme un sou neuf.

Et ne pas se mouiller les pieds en tirant la chasse!

Publié le 14 décembre 2021
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