La parcelle : la cage d'escalier - 1923
La revue Entre-Temps lance un nouveau jeu d'écriture collective de l’histoire. Comme point de départ, la photographie d'une parcelle nue, située dans une grande ville européenne. Le but du jeu : écrire l’histoire de l’habitat et des habitants qui auraient pu l’occuper depuis l’Antiquité. Cette semaine, la première pièce du dossier: la cage d'escalier de l'immeuble en 1923.
Août 1923 : l’ambiance dans la cage d’escalier est moite.
La porte lourde s’ouvre sur un hall sombre. Dans la pénombre, les boîtes aux lettres indiquent les noms des propriétaires et locataires. Un seul nom féminin, celui d’une femme déjà âgée. Sous l’unique ampoule qui grésille, un tapis râpé accueille les hauts talons à strass, les derbies, les bottines, les richelieus – et les sabots des habitants du dernier étage. Théâtre de décrottages et de conversations quotidiens, il mène à l’escalier en colimaçon et à la loge de la concierge, observatoire de frictions plus ou moins bruyantes selon le volume de crotte abandonné. La désapprobation la plus retentissante est réservée à la fille du troisième. Ses robes tubulaires, sa coupe courte et ses chapeaux cloches ont été l’objet, sur l’espace allongé et fatigué du tapis, de copieux et colorés commérages. Lorsqu’elle a adopté la coupe à la garçonne, les vociférations de son père ont raisonné dans l’espace feutré de la cage d’escalier. Y a répondu le silence des bottines de la fille, interdite pour plusieurs semaines de sortir de l’appartement familial.
Le tapis s’échappe du palier pour dessiner un chemin tortueux vers les étages supérieurs. Il étouffe les grincements des pas sur les marches irrégulières et dessine un itinéraire de soupirs et de gémissements. Compatissante, la rambarde s’offre aux gants brodés des étages inférieurs comme aux paumes râpées du dernier étage. Elle luit d’un éclat indécent, fierté ultime de la concierge qui la brique quotidiennement. Le tapis défraîchi et la rambarde polie sont les deux emblèmes du prestige auquel l’immeuble, et ses habitants, cherchent à se rattacher. En témoignent d’autres signes plus discrets, plumets échappés des chapeaux et aiguilles précieuses qui s’abritent dans le creux des marches. Ces marches irrégulières, d’un bois un peu poisseux, mènent péniblement le visiteur aux différents paliers, entre parfums capiteux et fumets arrogants. De rares fenêtres dessinent des interstices de lumière à chaque entresol, éclairant la poussière échappée du tapis rougeoyant à chaque pas.
La cage d’escalier, espace bruyant de solitudes qui se croisent, étouffe les secrets dissimulés derrière les portes.
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La revue Entre-Temps publie une nouvelle pièce toutes les deux semaines. Toutes et tous sont invité•es à participer. Retrouvez ici les règles du jeu et envoyez vos propositions à la rédaction : entretemps.editorial@gmail.com.