La cellule Δ d'enquête archéospéculative sur l’anomalie
L’équipe du laboratoire sauvage « Désorceler la finance » propose, sur Entre-Temps, de déployer un récit rétrofuturiste en quatre temps. Suivant les travaux de Donna Haraway sur le pouvoir de la fiction spéculative, ces quatre textes explorent la possibilité d’une bifurcation vers un monde post-capitaliste. Du rapport d’enquête au témoignage, ils naviguent aux frontières de l’écriture créative et de la méthodologie historique. Cette semaine, le quatrième et dernier temps : le point d’étape sur l’avancement de la cellule Δ d'enquête archéospéculative sur l’anomalie.
Pigeon·ne voyageureuse : Sirona
Colombogramme : Point d’étape sur l’avancement de l’enquête
Émetteurice : Cellule Δ d’enquête sur la bifurcation
Déstinateurice : Cercle des transdisciplinarités du mycélium interzones
Date : Dernière nouvelle lune du printemps 96 après Collapse Capitaliste
Le pendule d’une vieille dame rencontrée par ጰ choisit le moulin de l’ancien parlement d’Europe, et la première pleine lune du printemps, comme lieu et date de rencontre pour débuter notre enquête sur l’anomalie. ጰ et Ō étaient déjà sur place depuis un certain temps, et Ursul@ accompagné·e des pigeon·nes et des équidé·es arrivèrent avec deux jours de retard.
La zone est devenue beaucoup plus joyeuse et animée depuis que le parlement est occupé par un groupe d’humain·es, qui cohabite en cette époque avec une nuée d’étourneaux de plusieurs dizaines de milliers d’individus. Les vestiges du centre de Bruxelles regorge de vie, de chants d’oiseaux et d’éclosions de fleurs. Dans ce fourmillement interspécifique, nous décidâmes de construire sommairement une cabane en chaume, bambou et torchis, entre les murs de briques d’une maison en ruine, non loin du nouveau moulin. C’est dans cet abris que nous réalisâmes notre mycorhization d’esprit, via le tissage de nos recherches antérieures, et des exercices de narration collective, tel que le commencement de l’écriture de cette lettre.
ጰ partagea ses découvertes archéospéculatives faites dans la zone de Bure, notamment un sigil (écofact 1) et une note de carnet (écofact 2), s’inscrivant explicitement dans nos paradigmes égrégoriens et ayanamsiques de l’anomalie.
Elle proposa « Égrégore Altermondialiste » comme intention du sigil en vue de la signature « GRGR LTRMNDLST », ce qui selon elle, se corrèle parfaitement avec les points localisant sur la petite carte du monde certaines des zones historiques à l’origine de l’archipélisation. Les représentations graphiques de la constellation du verseau en haut du sigil, semblent avoir été réalisées pour mettre en exergue une proposition ayanamsique, liée à l’avènement d’une nouvelle ère astrologique. ጰ spécule sur les représentations du feu entouré d’un cercle et du soleil se levant à l’Est, comme étant une congruence entre les rituels de l’équinoxe et la naissance d’un égrégore altermondialiste. Une proposition fortement appuyée par la note retrouvée dans la même zone (Écofact 2).
Cet écofact nous permet de spéculer sur la corrélation entre la naissance de l’égrégore via des rituels de l’équinoxe dans diverses zones, et le jour concluant le long processus d’archipélisation des zones.
Lors des grandes fouilles cyber-archéospéculatives de l’an 77, Ursul@ trouva une suite de 0 et de 1 cryptant un récit des plus étrange, qu’ielle nous conta lors de cette mycorhization des esprits. Un certain Vincent Matyn, membre d’un collectif d’humain•es voué au désorcelement de la finance du capitalisme tardif, y propose une théorie sur l’anomalie qui nous questionne encore profondément. De source sûre, cet écofact[1] a été créé avant les dates présumées de la bifurcation, car il a été diffusé sur l’ancien réseau internet et non via le mycélium alternet post-capitaliste. L’auteur de ce texte pratiquait peut-être une forme de divination, lui permettant de théoriser un événement qui n’avait pas encore eu lieu à son époque. Sa proposition – qui est actuellement un débat sémantique fréquent dans les couloirs pluriversitaires – concerne la dénomination de notre sujet de recherche. Selon cet individu, les évènements à l’origine de la fin de son monde seraient « anomalie » seulement d’un point de vue de la norme capitaliste, « mais une singularité depuis les pratiques sorcières[2] ». L’évocation de ces dernières conforte nos visions egrégoriennes de la bifurcation, bien qu’elle puisse être en congruence avec d’autres propositions. Il nous reste à catalyser certains chemins dans les incertitudes que ce document provoque. Car cette suite binaire a été accueillie dans un « logiciel créé et géré par l’entité « Google », un acteur central du capitalisme tardif. ጰ est convaincue qu’un collectif de désorceleureuses altermondialistes n’aurait jamais utilisé ce médium, et que ce document est donc possiblement un obscure pastiche sans importance.
Les recherches de Ō ouvrent de nombreux horizons. Ses propositions concernent l’évolution terrolinguistique de certain·es non-humain·es habitant·es les zones autogérées, où l’on présume que l’anomalie germa. Ō est convaincu que les langages actuels des mésanges charbonnières et des rouges gorges ont pris racine simultanément dans différentes zones, au moment présumé de la bifurcation. Il a aussi remarqué, pour cette même période et ces mêmes zones, certaines singularités dans les cernes des arbres, qui selon lui, serait engendrées par des facteurs symbiotiques et non abiotiques (Écofact 3).
Ō est fortement stimulé par la présence d’Ursul@ – ainsi que par celle du terrographe l’accompagnant – , qui via son expérience de paralinguiste, est à même de catalyser de nombreux chemins parmi toutes ces ébauches de propositions. Ō souhaite réaliser des études archéo-phéromonales sur différentes zones, pour retracer certains récits archéo-symbiotiques dont il a forte intuition.
Après une petite semaine passée dans notre cabane devant le parlement, ponctuée par l’accomplissement de formalités devant le Grand-Chênes du Bois de la Cambre[3], ainsi qu’un rapide passage de salutation à la zone du Batteur Solaire, nous prîmes la direction du Nord-Est. Nous avons décidé d’accompagner ጰ qui a été tiré au sort pour représenter l’une de ces zones affinitaires lors de la grande métagora interzones. Cette dernière se déroulait cette année à Néo-Christiana, qui après avoir été ensevelie par le tourisme[4], puis par les eaux, est redevenue un endroit où il fait bon de symbioser, en partie grâce à ses habitations nénuphars. Après 4 jours et 3 nuits d’agréable voyage, aidé·es par nos ami·es équidé·es et accompagné·es des douceurs du printemps, nous arrivâmes sur les côtes Christianites en pleine festivités de début de métagora. Un moment de retrouvailles et de découvertes, qui nous permit de tisser des liens avec les nombreux êtres venus assister à la rencontre, et de jouir de cette pluralité pour récolter des propositions sur l’anomalie. La rencontre avec Endor, originaire d’Exárcheia, marqua une rupture dans l’enquête, celle des rêves. Endor est une sorcière psychonaute, et elle nous assura que nombreuses de nos réflexions pourraient se catalyser par la prise d’un mélange d’herbes et de champignons hallucinogènes locaux. Nous absorbâmes cette potion autour d’un feu lors d’un rituel de la tribu des spirales, et l’effet fût fulgurant. Surtout pour ጰ, qui après une désagréable sensation de fraîcheur, comme si elle était dépouillée de sa peau laissant l’air assécher sa chair, fût assaillie de puissantes visions à la cohérence effrayante. Immergée dans une supra-entité – qu’elle proposa par la suite être l’internet capitaliste -, elle fût prise par une « folie numérique », n’arrivant plus à se contrôler dans une production effrénée de calculs complexes. Ces derniers, bien qu’incompréhensibles pour elle, semblaient être destinés à une sombre pratique de divination et de spéculation sur la valeur d’innombrables partenaires vivant·es et non-vivant·es, considéré·es comme des ressources. Ces calculs semblaient avoir de perverses finalités propres au capitalisme. Puis elle se transforma en un curieux réseau organique, où racines, hyphes, tentacules, et divers pattes et mandibules, vinrent mélanger une joyeuse fange humique. Elle se fit avaler par le Tout dans un puissant et complexe sentiment océanique. Non pas un Tout homogénéisé et globalisé, mais un Tout fait de singularités, où les spécificités et les proximités des liens importaient tout autant que la sommes de ces dernières. Dès la première nuit après cette expérience, ጰ commença à faire des rêves d’une cohérence et d’un réalisme sensible perturbant. Selon Endor, la potion a déclenché chez elle un don d’onironautisme.
Quant à Ō, ses visions lui avaient fait revenir sur l’intégralité de sa vie. Une vie découpée en phases correspondantes à ce qu’il appela des « cernes de bois humain». Après le témoignage de ce phénomène, Endor lui présenta un dendrochronospéculateur nomade, qui fût grisé par sa vision et sa proposition de recherche sur l’anomalie dans les cernes d’arbres. Dès leur premier échange, ils décidèrent de se lier pour un long voyage vers les grandes forêts de l’ancienne Pologne, pour spéculer sur les grands arbres des alentours de la zone de Białowieża. Notre nouvel ami dendrochronospéculateur est convaincu que les propositions de Ō s’épanouiront grâce à l’étude de cernes annuels du célèbre Chêne-Bison, qui s’est fait abattre récemment par la foudre. La perte de cet arbre multiséculaire est une bien triste nouvelle, mais c’est une opportunité pour notre enquête. Nous dirigeons toutes nos pensées vers cet ancêtre, et souhaitons une bonne germination à ses glands, et une bonne décomposition à tous les saprobiontes s’occupant de sa dépouille. BIOS-THANATOS-BIOS. En attendant le retour de Ō, ጰ et Ursul@ se rendent à l’Ouest, à la zone de la dune verte, pour recueillir un récit égrégorien de la bifurcation auprès d’une très vieille sorcière. Selon Endor, cette dame était enfant lors de l’événement, et se rappelle du récit transmis par sa mère[5]. Endor l’ayant entendu il y a plus de 20 ans, nous préférons aller récolter une proposition de seconde bouche, ou des récits de troisième bouche plus frais. Les sigils réalisés dans le sable que ጰ perçoit dans ses rêves, nous ont convaincu de la pertinence de ce voyage vers les dunes. De plus, sur la route, nous devons rencontrer une astrofuturospéculatrice dans la zone du Grand-Paris-Est pour récolter un récit sur les dernières évolutions de l’Ayanamsa.
Les chemins de cette enquête nous confortent dans nos visions égrégoriennes de la bifurcation. Selon les rêves de ጰ, le capitalisme tardif survivait seulement grâce à un puissant égrégore dissimulant aux humain·es de l’époque la perfidie des récits dominants. Des humain·es usé·es de cette mythologie désuète, se seraient organisé·es sur des territoires pour proposer d’autres possibles. La multitude et la singularité des nouveaux récits germant dans ces zones auraient fragilisé l’égrégore capitaliste, qui aurait finit par disparaître au moment de l’archipélisation, et de l’activation des récits par les rituels d’équinoxe, formant ainsi un nouvel égrégore[6]. Ursul@ suppose que des sabotages simultanés de différents serveurs de l’internet auraient aussi participé à l’éclosion de la bifurcation. Ielle souhaite trouver des synergies propices à de nouvelles fouilles cyber-archéospéculatives pour creuser cette proposition. Les récits Ayanamsiques font toujours échos en nous, mais nous devons encore parcourir un long chemin pour catalyser ces propositions de précessions des équinoxes, proposant l’avènement d’une nouvelle ère astrologique comme étant l’humus fertile de la bifurcation.
Pour nous répondre et nous envoyer le point d’étape de l’avancement de l’enquête sur l’anomalie des autres cellules, veuillez nous écrire au pigeonnier de la zone du Grand-Paris-Est, qui nous retransmettra le colombogramme dans les régions des dunes, selon notre progression.
Symbiotiquement,
La cellule Δ.
[1]Bien que certain·es chercheureuses refusent l’appellation « écofact » pour les vestiges numériques archéospéculatifs, nommer ces derniers « artefact » est pour nous une réitération problématique de l’ancienne dichotomie Nature-Culture. Pænser les anciens mondes avec des anciens mots peut parfois avoir du sens, mais peu pour notre enquête.
[2]Traduction de « 01101101 01100001 01101001 01110011 00100000 01110101 01101110 01100101 00100000 01110011 01101001 01101110 01100111 01110101 01101100 01100001 01110010 01101001 01110100 11000011 10101001 00100000 01100100 01100101 01110000 01110101 01101001 01110011 00100000 01101100 01100101 01110011 00100000 01110000 01110010 01100001 01110100 01101001 01110001 01110101 01100101 01110011 00100000 01110011 01101111 01110010 01100011 01101001 11000011 10101000 01110010 01100101 01110011 », par Ursul@ Cíxīn.
[3]Accompagné·es des trois équidé·es, et des 7 pigeon·nes voyageureusse, nous avons ensemble fait voeux d’écoute, d’ouverture, et de transdisciplinarité autour du Grand-Chêne, témoin de notre déclaration de réflexivité et de transparence de conflits d’intérêts.
[4]Le tourisme est une approche du voyage caractéristique de l’ère capitaliste, où les paysages et les coutumes sont considérées comme des produits de consommation. Les traces du réel fonctionnement de cette économie nous manquent, mais nombreuses sont les vieilles personnes à savoir encore raconter des histoires liées à ce sujet.
[5]Cette dernière aurait même participé à des rituels exocannibales, se sustentant de la chair des derniers grands capitalistes, cherchant à tout prix à s’approprier les ruines de leurs mondes. Elle est morte lors de la première guerre de recentralisation, tuée par la milice d’État.
[6]Cette proposition est en congruence avec les visions spéculactivistes de la bifurcation. Nous attendons donc avec impatience les retours de la cellule d’enquête Ξ en charge de parcourir ce chemin. Nous sommes toujours stimulés pour échanger avec les tenants de cette proposition, rejetant l’importance des rituels et de l’égrégore altermondialiste dans la bifurcation.