
Intérieurs. Ép. 6 : Le bouquet de fleurs et le petit chien
Entrée, salon, cuisine, chambre à coucher... Comment aménage-t-on son chez-soi ? Et les photographies, les textes qui capturent ces espaces et leur mobilier, que révèlent-ils de celles et ceux qui y ont habité ? Épisode 6 : bienvenue chez "Marie-Thé" ! Ou comment à partir d'un fonds de Polaroïds d'un intérieur bourgeois, Philippe Artières explore ce qu'aurait pu être la vie de l'habitante-photographe anonyme.

Avec son appareil polaroid, elle a photographié son appartement. Je dis elle car par mégarde sur l’un des clichés, elle apparaît dans un miroir, on distingue à peine sa silhouette, c’est une femme, elle semble être d’un certain âge comme on dit. C’est la seule figure humaine qu’on voit. Il est probable qu’elle vivait seule ; était-elle blonde, avec un chignon ? est-elle veuve ? célibataire ? On voit une table dressée avec soin pour deux, trois voire quatre couverts, mais les chaises sont toujours vides. Elle ne semble pas avoir non plus pris ces photos pour les envoyer à des parents, à des amis – elle a parfois doublé le cliché et a conservé les deux images. J’écris au passé car la photographe a dû mourir et en vidant l’appartement l’antiquaire venu acheter les meubles est tombé sur ce drôle de lot d’images, plus de trois cents polaroids d’intérieur… Il les a vendus, je les ai achetés.

Marie-T. et son théâtre d’intérieur
Des années durant, elle a multiplié les clichés instantanés de chez elle, mais contrairement à la pratique la plus courante de ce dispositif photographique, ce ne sont pas les visiteurs qu’elle a saisis. Pas de portrait de sa sœur Marie-Hélène de passage, pas d’images de son couple d’amis qui vit désormais à Nice et qui une fois l’an viennent déjeuner chez elle, chez Marie-Thérèse. Prénommons-la arbitrairement ainsi, notre photographe, ça lui va bien Marie-Thérèse, un prénom double. Marie parce que toutes les filles de la bourgeoisie française s’appellent Marie et Thérèse parce que c’est le prénom de la petite sainte carmélite de Lisieux, parce que Thérèse Martin était une belle âme détachée des choses matérielles et surtout que notre photographe est probablement née quelques temps après sa canonisation, dans l’entre-deux-guerres. Et puis avec le temps, on s’est mis à l’appeler Marie-Thé… c’était moins vieille France, c’était plus giscardien. Il n’y a pas que les gens de gauche qui ont eu leur 68.
Marie-T n’aime pas photographier ses semblables ; elle s’en fout de ses semblables ; quand Maman est morte, cinq après Papa, ses cinq frères et sœurs ont cessé de l’appeler régulièrement – « elle est très indépendante Marie-T. tu sais ! » –, les petits neveux ont commencé aussi à trouver que Parly 2, c’était bien loin… Ils lui envoient encore un faire-part de mariage et la liste des cadeaux. Au début elle y croyait, c’était l’occasion pour elle d’aller faire un tour à Paris, au Bon Marché… et puis assez vite, elle les a trouvés franchement gonflés : la « famille » avait bon dos. Alors elle a pris un malin plaisir à offrir un nombre impair de cuillères à moka, ou l’objet le plus inutile de leur longue liste. Marie-T. ne fréquente pas non plus beaucoup les gens de l’immeuble ; elle préfère garder ses distances ; il y a beaucoup de couples avec des enfants, et les autres, elle les voit à l’assemblée générale des co-propriétaires, ça suffit bien. À la dernière réunion, elle a failli se prendre le bec avec le voisin du 3e, il voulait faire couper le beau cerisier du Japon qui assombrissait son intérieur. Cet arbre, elle l’avait vu pousser, c’était même elle qui avait suggéré de planter cet arbre à fleurs.
Il faut comprendre que Marie-T. est une femme de goût, alors la vulgarité la met dans tous ses états… ça la rendrait même un peu méchante d’être prise pour une vieille tante dont on attend la mort pour se partager le magot. Marie-Thérèse aime les formes. Après tout Parly 2 est à deux pas de Versailles et du Château, mais quand elle va s’y promener, elle ne prend pas son appareil polaroïd. Notre photographe aime les décors, mais son Versailles à elle, les décors qu’elle produit avec soin. Elle a en effet transformé son intérieur en un petit théâtre.
Accord meubles & bouquets
« Bienvenue chez moi, chers regardeurs ! Ne comptez pas sur moi pour vous faire entrer dans ma chambre ; nous resterons dans les salles de réception, loin de ma cuisine et de la salle de bain et autres lieux utilitaires. J’ai fait quelques clichés de mes penderies – une belle collection de robes – mais c’était pour garder trace des coulisses de mon spectacle de la vie. »

Marie-T a des tenues ; elle aime à se vêtir pour parcourir son décor. Une femme de goût, tu l’as compris, cher visiteur. Inutile de faire cas dans ses photographies du mobilier, il est là, il a toujours été là, elle a vécu enfant au milieu de ces meubles marquetés, pas de mobilier Ikea chez Marie-T., que des commodes Louis XV, que du fauteuil Restauration… Elle ne les a jamais quittés, sauf quand avec André, ils sont partis vivre comme « expatriés » : André avait été nommé au Gabon, c’était pas négociable, elle ne connaissait pas « l’Afrique noire », elle a dû suivre son époux mais elle a exigé de conserver l’appartement à Parly 2, pas question de soumettre ses décors aux climats chauds… Sur place, elle avait trouvé beaucoup de « jolies choses », elle n’a rien gardé ou presque, c’était bien à Libreville, mais au Chesnay, quelle idée ces restes du décorum des années africaines ! Il y avait bien un petit tabouret de bois mais malheureusement les transporteurs l’avaient abîmé (il était désormais à la cave), et puis le « joli » masque Fang, elle l’a placé dans le couloir qui mène aux deux chambres. Ce masque jurerait dans le salon à côté des tableaux XIXe. On les voit bien sur les photographies, les peintures champêtres et les marines qui habillent les murs du salon mais Marie-T. ne les a pas photographiés pour les assurances : Marie-T est une scénographe. Elle prend souvent soin de placer un bouquet de fleurs qui prolonge le paysage champêtre du tableau.

Elle ne maîtrise pas très bien la technique photographique mais côté décoration, c’est une experte : jamais deux tons qui jureraient, jamais un bouquet qui viendrait couper la perspective, pas une « faute de goût » ; tout est à sa place.

Ses polaroids sont ainsi des petits tableaux dont Marie-T. a supprimé la moindre poussière, le moindre affect, toutes griffes du temps aussi. Difficile de les dater, pas un journal ou un magazine qui trainent… rien ne traine chez Marie-T. Son intérieur ressemble à la maison de poupée d’une petite fille. Ça lui prend parfois des heures ; tenez, ces roses jaunes, elle les a changées trois fois de vase ; elle ne trouvait pas le bon et puis elle s’est souvenue de celui que maman lui avait donné pour leurs vingt ans de mariage. Elle l’avait oublié mais ces roses-là allaient lui permettre de le ressortir, de le faire entrer à nouveau dans sa vie.

Et puis Marie-T. a ses fleurs préférées, en pot celles-là, les bégonias. À la vérité, ce ne sont pas ses préférées, c’était celles de Maman encore… alors elle s’oblige. Après tout Maman peut bien avoir un peu de place dans son intérieur, elle lui doit tant à Maman…
Ce qu’elle photographie, c’est l’agencement le plus réussi des fleurs et des objets, la preuve qu’elle sait non pas tenir sa maison comme toutes les autres, mais que c’est une artiste. Preuve qu’elle n’est pas si coincée que tout le monde semble le penser.
Une histoire de chiens
Lorsque Irma était morte elle aussi – un petit fox terrier à poil ras à la robe blanche –, elle avait acheté chez un antiquaire rue de la Paroisse, près des halles, un joli fox en porcelaine de même taille, mais lui qu’il ne fallait pas sortir deux fois par jour. Au début elle a trouvé bien pratique cette figurine, mais elle a bien vu que son moral déclinait … elle achetait de plus en plus de bouquets mais rien n’y faisait. C’était André qui au premier signe de son cancer lui avait offert Irma, il avait raison André : ça lui faisait de la compagnie, et ça permettait de ne pas trop penser aux morts. Et puis, ça allait bien avec son intérieur un petit chien ; à Londres, elle se souvient bien des chiens sur les tableaux des familles aristocratiques. C’était de bon goût. Elle a acheté Astorg et gardé le chien en porcelaine. L’artifice et le naturel en un même lieu ! Elle a pris des photos, c’était vraiment si charmant.


Sur les dizaines de polaroïds de Marie-Thérèse, on voit bien ce sourire de satisfaction de la photographe. Elle a réussi, son petit théâtre nous fascine. Cet intérieur bourgeois est traversé par des failles, par des fissures que les clichés révèlent. Et ça aussi Marie-T. le savait bien.