
Intérieurs. Ép. 4 : Essai de reconstitution à partir d’une série d’objets et de meubles photographiés (années 1990)
Entrée, salon, cuisine, chambre à coucher... Comment aménage-t-on son chez-soi ? Et les photographies, les textes qui capturent ces espaces et leur mobilier, que révèlent-ils de celles et ceux qui y ont habité ? Nouvel épisode, nouvel intérieur exploré par Philippe Artières, cette fois à la lumière d'un projecteur de diapositives. Tableaux, miroirs, fauteuils défilent en plan serré, instants capturés du mouvement des héritages bourgeois.

« Si vous voulez être sûr que le montant plafond choisi est adéquat, n’hésitez pas à établir la liste de vos possessions. Pour cela, montrez-vous méthodique : établissez, pièce par pièce, l’inventaire de votre patrimoine mobilier (meubles, vêtements, matériel informatique, TV, équipement audio ou vidéo, objets déco, livres, CD ou vinyles, vaisselle, équipement électroménager, vins…). Essayez de leur affecter une valeur d’usage. Cela ne sert en effet à rien de retenir la valeur neuve, à laquelle vous avez acheté ce matériel il y a quelques années, l’assurance ne vous indemnisera jamais le montant exact de votre achat. N’hésitez pas à prendre des photos de vos meubles et objets, et à les conserver. Cela pourrait servir en cas de sinistre. Pensez aussi dans la mesure du possible à mettre de côté les factures de vos biens. »
Marie Rialland, « Assurance habitation. Comment (ré)estimer ses biens pour une meilleure indemnisation », Money Vox, en ligne, publié le 10 septembre 2019.
C’est une boîte plate jaune, le logo de la marque Kodak est moulé dans le plastique, elle contient 37 diapositives Kodachrome. Les bords des diapos sont gravés en deux endroits : en haut à droite on a gravé des numéros, de 01 à 38 [diapo n° 27 manquante] ; en bas au centre : « 03 95 », pour mars 1995, sans doute.


Description des diapositives
D1 lampe au pied sculpté, antiquité « asiatique » (?), abat-jour tissu plissé avec galon
D2 idem, autre point de vue, sur petite commode avec marbre
D3/D4 deux fauteuils Louis XV (?) tapissés de soie jaune avec derrière un petit secrétaire, même période ?
D5 petite étagère « asiatique » murale avec deux céramiques
D6 miroir orné d’un cadre doré avec aigle, entouré de deux appliques orientales « bougies »
D7 haut meuble étroit à tiroirs
D8 statuette en terre, Vierge ?
D9 applique orientale (D6) avec personnage entouré de deux bougies. Le bord supérieur de la diapositive est fendu.
D10 sculpture murale (chérubin ?) et crucifix composé de pierres
D11 secrétaire ouvert avec nombreux petits tiroirs, XVIIIe siècle ?
D12 lampe porcelaine sur guéridon à proximité d’une cheminée de marbre blanc
D13/D14 petite desserte à tiroirs XIXe (2nd Empire) avec lampe et petite pendule
D15 petite console 2nd Empire avec téléphone à cadran années 1980
D16 grande vitrine encastrée avec minéraux
D17 assiette peinte feuilles et raisin
D18 autre assiette peinte fruits
D19/D20 tableau peinture huile représentant maison devant pièce d’eau, XIXe siècle ?
D21 grand tableau peinture naïve maison au milieu d’un paysage bucolique vallonné
D22 dos de tableau, signature ?
D23 vue cheminée avec miroir (D6), appliques (D9), lampe (D12) et statuette (D8)
D24 console (D15) avec au-dessus petite étagère (D5) et à côté radiateur
D25 double de la D23, avec plus d’éclairage
D26 meuble (D8) entouré de deux fauteuils bleus XIXe et petit tableau urbain.
D27 manquante
D28 petit bahut, statuette et tableau huile (D21)
D29 meuble vitré contenant porcelaine et cafetière en argenterie, surmonté d’une soupière et d’une sculpture avec au-dessus le tableau (D19)
D30 mur avec grande tapisserie ( ?), deux assiettes de chaque côté et deux petits tableaux encadrés au-dessus d’une console avec deux chandeliers en argent et une soupière
D31 assiette avec motif
D32 miniature ronde ?
D33 tableau huile, ville italienne avec port ?
D34 petite console avec dessus lampe en porcelaine ?
D35 assiette 1 avec motif sur fond bleu et fragment tapisserie (D30)
D36 assiette 2 avec motif sur fond bleu et fragment tapisserie (D30)
D37 tableau huile marine
D38 vue petit sofa jaune paille avec coussins surmonté d’un grand tableau, peinture huile avec port ?
Des intérieurs qui en esquissent d’autres
Il manque des photos, des vues d’ensemble des pièces de cet appartement, mais il n’est pourtant pas compliqué de le qualifier immédiatement de bourgeois : il ressemble plus à celui des films de Chabrol qu’à celui des films de Pialat. On est loin ainsi des photos noir et blanc de la salle à manger et de la chambre précédemment présentées (épisode 2). Qu’il manque des vues ne m’étonne pas ; d’abord, je retrouve là cette inquiétude bourgeoise face à ce qui dans les années 1970-1990 constituait une grande peur, le cambriolage.

À Versailles – cet appartement pourrait bien être situé dans cette ville, ou dans l’un des arrondissements de l’Ouest parisien – les habitants craignaient en revenant de vacances estivales de rentrer dans un appartement pillé, éventré, souillé, comme c’était arrivé à nombre d’amis ou de relations. Un 25 août, une fois ouverte la grosse porte blindée et sa serrure Fichet double points, ils avaient trouvé leur appartement entièrement vide, et tous leurs biens siphonnés. Si aucune photo du salon n’avait été prise c’est qu’on ne voulait pas que l’endroit fût reconnaissable. Le bruit courait que ces bandes de cambrioleurs avaient des complices un peu partout et en particulier dans les magasins de photographies. De même qu’on ne faisait pas entrer un ouvrier, un agent EDF dans le salon, on ne faisait pas publicité de ses meubles et autres objets. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle la diapositive avait été préférée au tirage argentique ; il n’y avait pas de négatifs qui traînaient ; le jeu était unique. Les familles aristocrates étaient elles aussi paranoïaques, elles avaient, dit-on, encore en mémoire, cette mémoire bien entretenue d’ailleurs, qu’en 1789, c’était jusqu’aux pierres qu’ils avaient prises. Alors ce qui avait survécu, ce dont ils avaient hérité, il fallait en prendre soin.
Il y a sans doute une autre raison « psychologique » à cette absence de vue de l’intérieur : une réserve, une pudeur disaient-ils… pour qui et pourquoi photographier l’appartement puisque c’était chez eux ? Bien sûr, lui avait pris une ou deux photos lorsque les cousins qui vivaient à l’étranger étaient venus les visiter, et elle, elle leur en avait envoyé une quelques semaines plus tard ; mais prendre des photos de chez soi, c’était une pratique de « nouveaux riches ». On se mettait en scène dans les salons lorsqu’on recevait, on jouait le petit théâtre de la vie sociale bourgeoise, on invitait trois à quatre couples de relation, en n’oubliant pas d’inviter une sœur et son beau-frère ; elle tenait un petit carnet de la robe qu’elle portait ce soir-là et de ce qu’elle leur avait servi, mais on ne prenait pas de photos. Recevoir était une pratique d’estime et de reconnaissance, un habitus. Il n’y avait, en revanche, aucune raison de prendre une photographie de l’appartement ces soirs-là, comme le lendemain matin quand tout était à nouveau en ordre. L’appareil était réservé aux événements, comme les fiançailles de leur fille avec sa belle-famille ou bien encore la profession de foi du benjamin. Ces clichés viendraient rejoindre ceux déjà collés dans l’album, et inscrire un nouvel épisode au récit familial.
C’est que la décoration de l’appartement n’était pas si impersonnelle. Elle témoignait d’une histoire, celle d’une famille, entendue comme la mise en commun de deux lignées ? aussi et surtout. L’intérieur, c’était la sédimentation des héritages de plusieurs générations. Les meubles n’étaient pas désignés simplement par leur qualité mais on y ajoutait un élément familial : c’était « la commode Louis XV de grand-mère G. », c’était « le salon de Chêne-Arnoux, la propriété dans le Cher qui était revenue à la sœur de mon mari », « le petit secrétaire de la tante Françoise, la sœur de l’arrière-grand père A. ». Il en allait de même pour les objets : on savait peu de choses sur leur histoire matérielle – c’était un vase chinois ancien – mais sa valeur venait de sa provenance : un cadeau de mariage, un partage. Ce qu’il racontait, c’était une appartenance à l’arbre généalogique qui était épinglé dans le couloir de la maison d’été.

En regardant les diapos, je comprends pourquoi la manière dont les objets étaient disposés dans cet appartement importait peu au photographe. Cela ne l’intéressait pas de garder trace de cet intérieur car précisément l’objet de ses clichés était sans doute une mort. Si parfois un mur se dessinait, si parfois on devinait la manière dont avait été organisée une partie de la pièce, il était difficile sans la moindre indication d’y voir clair. Qu’importait puisque c’était chez Maman et que chacun des enfants savait bien à côté de quoi était disposé les fauteuils bleus et la petite console Louis-Philippe. Ce qui importait c’était les meubles ; le photographe amateur avait fait des portraits d’objets car bientôt on allait se les répartir. Il n’était pas très utile que la photographie soit bonne, puisque tous les frères et sœurs connaissaient le bien. Ce jeu de diapos était comme ces documents manuscrits que sont depuis le XIVe siècle les inventaires après décès ; il ne formait plus un intérieur mais il allait bientôt venir en recomposer d’autres.

Il allait bien falloir qu’on s’arrange. Chaque ménage ne pourrait pas avoir ce qu’il souhaitait, il allait falloir faire plusieurs vœux, et si la Marine du salon de La Bandonnière ne leur revenait pas, ils auraient la grande toile champêtre que leur père avait acheté dans une vente après-guerre, celle qui était dans la chambre des parents avant que maman devenue veuve ne choisisse de la mettre dans le salon. Il faudrait négocier car elle ne voyait vraiment pas où elle pourrait la mettre chez eux. Autant la Marine irait bien dans l’entrée à côté de la Bergère lorraine, autant la scène champêtre ferait tache. Et puis il y avait les deux fauteuils Louis XV. Ils étaient beaux et immédiatement quand les enfants étaient venus dîner quelques jours après la mort de la maman de P., Sabine avait dit qu’elle les aimerait bien pour chez eux. Son mari avait fait la grimace, mais Sabine avait l’air de savoir où les mettre dans son intérieur.

Ces photographies ne décrivaient donc pas un intérieur mais elles en esquissaient d’autres ; ces diapositives projetaient des meubles non contre un mur mais dans de multiples appartements. Les enfants dans les familles bourgeoises servent à cela, ils étendent les intérieurs des ancêtres. Avec les meubles et les bibelots, ils s’invitent chez leurs descendants. Ces photos sont ainsi les archives d’espaces à venir. On voit aussi les agencements nouveaux qui vont en découler.
Avec ces diapos, on peut s’amuser à jouer. Il faudra être de trois à cinq – les bourgeois aiment les familles nombreuses mais ils ont su à partir des années 1970 limiter le nombre d’enfants, et puis l’héritage à se partager n’est pas si important, il y a 37 clichés mais pas mal de doubles. Faire le noir et commencer à projeter les diapos. On fera un premier tour du carrousel, histoire de voir, puis chacun notera sur une feuille ses préférences, son premier choix et puis deux autres au cas où. On évitera que les autres joueurs voient sa liste. On s’inventera un soir des intérieurs, on montera des stratégies pour avoir la collection de minéraux qui fera un bel effet à côté de la photographie noir et blanc que l’on a achetée à un ami artiste. On rêvera du crucifix un peu kitsch qui viendra rejoindre la collection d’ex-votos italiens ; on évitera de se taper les deux fauteuils « jaunâtres » car on les trouve moches, on n’a pas la place, on vit à Paris nous ! On jouera à ce jeu-là soit qu’on sait que cette scène là on ne la vivra jamais – chez ma mère, il n’y a rien –, soit qu’on redoute de la revivre – qu’est-ce qu’on fera de tout ce qu’il y a chez Maman ? Elle avait un bel intérieur mais chez nous, ça fera trop bizarre.

Car les intérieurs bourgeois sont ainsi à la fin du XXe siècle : des accumulations d’objets hérités que l’on n’a pas véritablement choisis ; les critères sentimentaux et esthétiques ont souvent été oubliés au profit de la valeur sonnante et trébuchante des choses. Ces objets racontent une histoire qui est plus familiale qu’individuelle, plus sociale qu’individuelle. Ils mettent en tension le récit collectif et la représentation sociale.
Par ailleurs : Le testament de Mlle Deligny
« Mlle Marie Adèle Alexandrine Deligny, sans professsion, demeurant à Grandvaux commune de Savigny-sur-Orge (Seine-et-Oise).
25 juin 1892
Ceci est mon testament :
Je lègue à mes deux chères filles, outre leur part dans ma succession tous les bijoux sans exception, ainsi que tout mon linge, ma garde-robe, tout le linge de la maison, tous les meubles de ma chambre à coucher et la garniture de cheminée et le lit complet de Maman Quesnot, les deux toilettes en acajou, tous les meubles en palissandre, la garniture de cheminée et la table en acajou de la chambre du premier étage située au nord, tous les meubles de la salle à manger, y compris la vaisselle des deux buffets, l’argenterie et les deux candélabres, la suspension qui est dans la chambre du second, le salon ottoman composé de : un canapé, deux fauteuils, deux chaises, le lustre du grand salon avec les quatre appliques, tous les tableaux les glaces de Venise, la garniture de cheminée complète (sujet bronze Esméralda), les chenets et la galerie en bronze doré, les deux grandes lampes, le guéridon en palissandre, tous les tapis en grands rideaux, toutes les chaises et les fauteuils toute la batterie de cuisine en cuivre et autre, le buffet. Je prie le conseil de famille de leur conserver tous ces meubles en nature quitte à leur louer une chambre ou deux pour les placer en attendant leur majorité, et quand mes filles auront vingt et un ans ou seront mariées, le partage de tout ce que je leur ai donné sera fait par un expert. »