Cosserat, une mémoire pour demain
Dernier temps de notre série sur le projet pédagogique, initié par Louis Teyssedou, autour de l'usine Cosserat d'Amiens. Cet article donne la parole à plusieurs des acteurs qui, issus d’horizons divers, ont participé à l’élaboration de l’exposition « Cosserat, une mémoire pour demain », présentée à l’espace Camille Claudel d’Amiens du 4 avril au 8 juillet 2022. Portée par l’Université de Picardie Jules Verne, cette exposition s’appuie sur les liens tissés depuis plusieurs mois entre lycéennes et lycéens de l’académie d’Amiens, étudiantes et étudiants, enseignantes et enseignants, chercheurs et chercheuses et aussi artistes, autour du site historique de l’usine Cosserat, à Amiens. L'exposition donne à voir un patrimoine industriel qui nécessite une réappropriation plurielle et une approche pluridisciplinaire.
Poumon économique de la ville d’Amiens pendant deux cent ans, l’usine Cosserat a connu plus d’identités en 10 ans qu’en 200 ans d’exploitation industrielle.
En effet depuis sa fermeture en 2012, ce site est devenu un lieu de convoitise industrielle (les machines sont d’ailleurs parties chez le repreneur) puis un lieu de pillage, un endroit à « urbexer »[1] et se tient, aujourd’hui, à l’orée d’une nouvelle histoire. Repris en partie par un promoteur, cet ancien territoire du velours se dirige vers une ou des nouvelle(s) identités.
Située à la confluence de la Selle et de la vieille Somme, cette usine projette son ombre sur une ville qui a gardé la mémoire des événements intimes et collectifs, heureux ou malheureux, de cette aventure industrielle. Véritable pan de l’identité amiénoise, l’usine Cosserat conserve encore de nombreux secrets car l’histoire reste encore à écrire. Le matériau pour le faire existe : le fonds Cosserat (80 mètres de linéaire / 2000 références) est conservé (et inventorié) par les Archives Départementales de la Somme.
L’exposition « Cosserat, une mémoire pour demain », qui unit le travail d’élèves issus de deux lycées professionnels et des étudiants de l’U.F.R. des Arts de l’Université Picardie Jules Verne, est née de cette mémoire qui s’exprime malgré elle. Le projet « De Cosserat Tu Causeras », initié en 2020 par Louis Teyssedou avec ses élèves de première du lycée professionnel Édouard Gand (et dont Entre-Temps s’est déjà fait l’écho dans deux précédents articles) a fait se rencontrer, sans préméditation aucune, des établissements scolaires et les archives privées. À plusieurs reprises, des anciens et des anciennes de l’usine ont donné des photographies, des documents (fiches de salaire, lettres, etc…) et surtout du velours Cosserat. Lorsque l’usine a fermé, de nombreux salarié.es ont reçu du velours. Certains anciens salariés ont, ces derniers mois, donné du velours pour “que les élèves en fassent quelque chose”. Cela nous a poussé à continuer l’aventure.
Face à cet Everest historique, objet d’études aux multiples facettes, il a fallu trouver des partenaires et faire entendre ce patrimoine. Grâce au service « culture et créations » de l’Université Picardie Jules Verne, il a été décidé de faire se rencontrer ce passé avec les étudiants de l’UFR des Arts.
Cette exposition présente la manière dont le travail de l’ancienne usine industrielle a fait l’objet d’une réappropriation par différents établissements d’enseignements.
Des archives, des archives / Louis Teyssedou
Louis Teyssedou est enseignant de lettres-histoire au lycée professionnel Édouard Gand d’Amiens.
Ses classes de Terminales Bac Pro Accompagnement Services Soins à la Personne & Services Proximité Vie Locale ont réalisé des panneaux relatifs à l’histoire de ce patrimoine industriel.
Pour cette exposition, il a fallu poser le cadre historique. Deux classes de Bac Pro (Accompagnement, Services Soins à la Personne et Services Proximité Vie Locale) ont travaillé sur des archives et ont réalisé des panneaux d’exposition.
Faire étudier des archives à des élèves de lycée professionnel a plusieurs mérites.
Le premier est la curiosité.
L’exposition « Cosserat, une mémoire pour demain » met par exemple en avant une lettre de Paul Lafargue adressée à Friedrich Engels d’avril 1893.
Au printemps 1893, Amiens est agitée par une grève générale liée au vote de la loi (et surtout de son application) de la journée de 11 heures. Le parti ouvrier français tente de s’implanter dans la capitale picarde. Après son succès aux élections municipales de 1892, il tente d’exporter ses idées. La grève générale touche évidemment les usines Cosserat et Oscar Cosserat est un des patrons en charge des négociations avec les syndicats.
Découverte de manière fortuite l’an passé, cette lettre permet d’éclairer d’une nouvelle manière un passé local fort peu décrit. De plus, elle permet à des élèves de travailler sur un matériau brut et d’adopter une posture d’historien. Qu’est-ce que cette archive ? Que faut-il en faire ? En quoi mon travail va produire un effet sur le visiteur de l’exposition ?
Le second est de réhabiliter l’histoire en tant que pratique sociale et de faire des élèves des acteurs à part entière de la vie culturelle de leur ville. Les élèves des Bac pro ASSP et SPVL ont travaillé en amont de cette exposition à la réalisation de panneaux relatifs à l’histoire économique et sociale de cette usine[2] mais aussi en aval en assurant la visite à des classes des écoles primaires amiénoises. Ils ont donc dû se poser les questions quant à l’organisation d’une visite.
Dis-moi, tu sais faire un QR code ? / Yann Pierson
Yann Pierson est professeur de Génie Électrique – Électronique au lycée professionnel Édouard Branly (Amiens).
Sa classe de Terminale Bac Pro Réseaux informatiques et systèmes communicants a réalisé le site web de l’exposition ainsi que les QR codes de l’exposition.
Voilà comment on se retrouve un lendemain de prérentrée à demander à ses élèves s’ils sont partants pour faire des QR codes. Ou plutôt s’ils se sentent capables de s’engager dans la réalisation d’un projet de développement Web permettant d’agrémenter les œuvres d’une exposition, accessibles via des QR codes scannés par les visiteurs. En tant que professeur, rien que l’intitulé du projet me donne le vertige. Pas eux ! Banco ! Depuis les passes sanitaires, tout le monde croit connaître le QR code, mais personne ne sait vraiment que c’est l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt, qui correspond à ce projet, c’est dans un premier temps un serveur à installer et paramétrer avec des protocoles et des services (Apache, PHP, DNS, MySQL, etc.). Le serveur Web sera prêt après un mois d’études et de travail.
Puis vient l’écoute des demandes : proposer une vue de ces œuvres commentées aux visiteurs. Cette commande implique de mettre à disposition des acteurs de l’exposition « Cosserat, une mémoire pour demain » une interface permettant de relier chaque œuvre numérisée à du texte, une vidéo et/ou une piste audio, et créer les QR codes idoines. Enfin mettre en œuvre ces demandes en développant en langages HTML, PHP, Javascript, CSS, SQL et en exploitant des bibliothèques numériques (PHPQRCODE et FPDF).
Bref des heures et des heures de lignes de codes à découvrir, écrire, tester, corriger, optimiser pour réaliser trois pages Web principales : la page d’accueil, la page d’édition et la page de mise en valeur des œuvres exposées. Trois pages assistées d’une vingtaine d’autres invisibles permettant de réaliser toutes les fonctions nécessaires. Ce travail fait par les vingt-quatre élèves de la classe de terminale Systèmes Numériques option Réseaux Informatiques et Systèmes Communicants du lycée professionnel Edouard Branly, se résume alors à un simple bout de bois gravé d’un QR code. Bois faisant référence à cette forêt cachée traversée avec persévérance : ils ont fait des QR codes !
Chacun de ces élèves a apporté son arbre à la forêt.
Léo : « J’ai été content de voir mon travail se concrétiser en une page réelle sur Internet. »
Ibrahim : « Cela m’a permis de prolonger ce que j’avais appris en stage, tout en découvrant plus de langages.»
Du développeur compulsif voire incompris de son professeur (si, si !) au petit rigolo critique et constructif sans le vouloir, en passant par les porteurs d’idées originales, ce projet a été le moteur de cette promotion. Est-ce le nom Cosserat qui est à l’origine d’autant d’énergie, de volonté d’aboutir et de cohésion ? Je vais finir par le croire. Merci Louis pour cette rencontre et les bonbons du jeudi. Merci Saïma pour ta petite question innocente de prérentrée.
Dessine-moi une robe / Saïma Naamane
Saïma Naamane est enseignante GITC (Génie Industriel Textile et Cuir) et également en Métiers de la Mode et du Vêtement au lycée professionnel Édouard Branly d’Amiens.
Sa classe de Première Bac Pro Métiers de la Mode et du Vêtement a réalisé des tenues à partir de coupons de velours offerts par les anciens de l’usine.
Après la réalisation d’un écrin en velour pour un livre[3] et avec une telle richesse à portée de main, les élèves ne voulaient pas s’arrêter là. Devant quelques caisses de coupons de velours venant d’anciens ouvriers Cosserat, les idées de cette jeunesse fusent. Le velours est touché, manipulé avec précaution comme une matière fragile. Les yeux émerveillés, le sourire aux lèvres, des visages heureux comme quand on reçoit un cadeau. « On ne peut pas ne pas mettre en valeur cette matière ! Il faut qu’on la montre !… », L’idée de faire une collection est née. Place au chef d’œuvre[4] !
« Ce sont des petits coupons mais si on adaptait la conception de nos patronages aux coupons de velours ? », réflexion faite, la mise au point des produits démarre !
Les élèves ont repris des bases de patrons existantes qu’ils ont transformées en s’adaptant à la dimension des coupons qu’ils avaient choisis. Ils ont industrialisé ces nouveaux patrons. Tout ce travail se fait à partir des compétences professionnelles qu’ils doivent acquérir dans leur formation. Ce travail leur a permis de prendre conscience qu’ils étaient capables de mener un projet et d’atteindre leur objectif, tout en mettant en application leur savoir-faire. Un projet très riche qui lie à la fois le travail de conception de produit avec une matière issue de notre patrimoine industriel tout en ayant finalement réfléchi à l’impact sur l’environnement. En effet, ces petits coupons de velours auraient pu finir à la poubelle.
Les élèves se sont enrichis en collaborant avec d’autres filières professionnelles.
Fabriquer une chanson / Étienne Detré
Étienne Detré est auteur-compositeur. Grâce au dispositif La Fabrique à Chanson de la SACEM et en partenariat avec La Lune des Pirates, il a écrit une chanson avec la classe de Terminale Bac Pro Hygiène, Propreté, Stérilisation.
Cette chanson a été inspirée par le portrait d’Irène D., une photographie de Raoul Berthelé prise en 1915 (Archives Municipales de Toulouse).
Le but était de faire découvrir le processus de composition d’une chanson à des élèves en les faisant interagir et créer un maximum mais aussi de produire une restitution fixée (enregistrée) et une restitution live (concert), que nous avons appelée Irène, en référence à une photographie de Raoul Berthelé.
Nous nous sommes donc inspirés du patrimoine Cosserat et plus précisément des ouvrières et de leur rôle pendant la Première Guerre mondiale. Pour réaliser la première mouture, je me suis basé sur le concept du fil (manufacture de velours), donc sur une note présente du début à la fin de la chanson qui représentait ce fil (bourdon). J’ai au préalable trouvé une suite d’accord autour de ce « fil » que j’ai proposé aux élèves. Les élèves se sont basés sur cette « mouture » afin d’écrire les paroles. L’histoire de la chanson s’inspire des ouvrières symbolisées par la photographie d’Irène. Cette ouvrière de la filature Cosserat de Saleux a été prise en photographie par Raoul Berthelé et est, à ce jour, une archive unique sur ce monde ouvrier.
Les élèves se sont mises dans sa peau et ont raconté ce qu’une ouvrière pouvait vivre et ressentir pendant le conflit.
Elles (ce sont des jeunes filles pour la plupart) ont travaillé seules ou en groupe. Un refrain et des couples sont nés sur la mélodie que je leur avais soumis.
« La cloche sonne. On entend au loin les 8 coups qui annoncent le début d’une longue journée. Il est temps de s’activer, on remonte les manches, on se dirige vers les machines en chantant… ».
Durant six séances, nous avons passé du temps à écrire et façonner cette chanson, jusqu’à ce que les élèves se l’approprient, pour qu’elle devienne leur composition. Les idées n’ont pas manqué et l’expérience a été enrichissante pour tous. La chanson a été enregistrée et diffusée en radio (Radio Campus), ainsi qu’à l’exposition dans l’espace Camille Claudel.
Pour clôturer cette expérience, nous nous sommes réunis sur la scène de la Lune des Pirates d’Amiens afin de la chanter devant un public, en condition de concert, en devant gérer le trac et le fait, pour tous les élèves, d’être sur scène pour la première fois de leur vie.
Broderie et industrie / Alexandra Epée
Artiste et designer résidant à Amiens, Alexandra Epée a accroché une de ses œuvres au sein de l’exposition « Cosserat, une mémoire pour demain ».
L’œuvre Cadrages III présentée dans le cadre de l’exposition « Cosserat une mémoire pour demain » est le fruit d’un cheminement personnel et collectif.
Pour l’édition 2020-2021 du Parcours d’Art Contemporain d’Amiens Métropole dont le thème était « Art, Territoire : créer, habiter », j’ai proposé deux projets collectifs autour de la ville d’Amiens et des Arts du fil.
Avec un groupe de femmes (…qu’il a été difficile de fédérer des hommes !) nous nous sommes d’abord questionnées. Quels étaient nos endroits favoris ou peu aimés ? Où avions-nous vécu des rencontres insolites, des histoires d’amour, des peurs, des joies ? Quels étaient les meilleurs observatoires de la ville, ses particularités architecturales très visibles ou infimes ?
Une fois les lieux identifiés et caractérisés nous les avons brodés en un assemblage de tambours de broderies visible au centre culturel le Safran.
En parallèle, je cherchais un lieu ou bâtiment emblématique pour le second projet collectif.
Mon grand-père, Jean-Michel Topart, était un fervent philatéliste. Il m’a transmis une collection de cartes postales sur Amiens et notamment sa cathédrale qu’il affectionnait et connaissait tout particulièrement. Il m’a donné le goût pour les bâtiments anciens et les clichés qui disent une autre époque, qui montrent, d’un point de vue toujours existant, une tout autre histoire, distante de la nôtre par un espace-temps rempli et mouvant.
J’avais réalisé deux œuvres sur la cathédrale dans le cadre du Parcours d’Art-contemporain. Il fallait autre chose. Nous avions souvent lui et moi parlé de l’usine Cosserat. J’ai vu là une piste.
Pour la petite anecdote, je suis incapable de toucher du velours. Toutes les matières duveteuses me hérissent le poil et me sont désagréables. Le comble pour qui travaille le design et l’artisanat à Amiens. Il me fallait réussir à parler de l’usine sans avoir à rencontrer quelque velours que ce soit.
Quand Louis Teyssedou est venu passer un œil dans l’atelier de broderie, je lui ai demandé s’il avait des photos de l’usine Cosserat. Banco. Il en avait faite une de cette porte immense et très travaillée qui orne le bâtiment du site qu’on appelle « la cathédrale ».
Sur son accord, j’ai pixelisé la photo la transformant ainsi en grille de point de croix.
Pour jouer avec l’histoire industrielle du bâtiment, j’ai choisi de broder sur grillage métallique.
A défaut de velours, le fil est un tissu de coton recyclé conditionné en bobines.
J’ai proposé ce projet à l’Atelier de la Cordée, une association travaillant principalement autour du fil au sein du centre culturel Léo Lagrange.
Nous avons ensemble brodé consciencieusement des milliers de points pour obtenir cette porte de 2,40 mx1,60 m. La technique utilisée est dite au point compté, ce qui permet de broder des croix régulières sur un tissu (ici du grillage) qui n’est pas expressément fait pour.
L’œuvre est installée de façon à ce que le tissage joue avec la lumière et projette au mur cette version incomplète et textile de la porte, mémoire tissée d’une photo en noir et blanc elle-même mémoire d’un moment d’exploration urbaine dans un lieu de mémoire industrielle.
[1] Nicolas Offenstadt, Urbex, le phénomène de l’exploration urbaine décrypté, Albin Michel, 2022
[2] Panneaux en lien avec leur programme officiel d’histoire de Terminale Bac Pro
[3] Lors de l’année scolaire précédente, ces mêmes élèves ont réalisé une surcouverture en velours Cosserat pour le livre De Cosserat Tu Causeras, qu’un précédent article, sur Entre-Temps, avait présenté.
[4] Les élèves doivent réaliser un chef-d’œuvre. Un projet qui peut être mené seul(e) ou en équipe en lien avec leur formation les métiers de la mode. Ce projet est à mener et à travailler sur deux années.