Les stradivarius : sous le vernis du mythe, une autre histoire. Entretien avec Jean-Philippe Échard (musée de la Musique)
Un peu de sueur de musicien·ne par-ci, un peu de poudre de colophane par-là, une âme réparée ailleurs : les instruments de musique ont une histoire qui se marque dans leur corps. Jean-Philippe Échard, conservateur au musée de la Musique, nous explique que loin de relever du détail, cette histoire matérielle permet de penser à nouveau frais l'histoire esthétique, culturelle et économique du monde musical.
Dans les étages du musée de la Musique de la porte de Pantin, à côté des bureaux où Jean-Philippe Échard me reçoit, il y a un laboratoire. C’est un vrai laboratoire ; pour preuve, on y trouve des grandes paillasses bien éclairées et un peu encombrées par des ordinateurs et d’étranges objets, des grosses machines aux contours raides qui cachent en leur cœur des systèmes perfectionnés. Les organismes soumis à l’observation scientifique sont inertes, mais ils savent chanter et certains ont une âme : ce sont les instruments de musique, pour la plupart tirés de la collection permanente du musée, même s’il en arrive parfois d’ailleurs. Ce jour-là, une pièce unique trône sur la paillasse et concentre les attentions d’un chercheur et d’une chercheuse. Unique car elle est seule sur la table ; unique car il s’agit d’un objet d’exception, « la Vuillaume », une guitare du XVIIe siècle issue de l’atelier Stradivari à Crémone.
Ce laboratoire, Jean-Philippe Échard le connaît bien, et cela se perçoit quand il me le fait visiter. Chimiste de formation, il y est entré comme ingénieur de recherche en 1999 et s’est alors intéressé à l’identification des matériaux constitutifs des instruments des collections patrimoniales. Depuis, il a soutenu une thèse sur les vernis dans les instruments de musique européens du XVe au XVIIIe siècle. En 2014, il est devenu conservateur au musée, rattaché au Centre de recherche sur la conservation (UAR 3224), « en charge des instruments à cordes frottées et à cordes pincées, ainsi que des fonds d’ateliers de facture instrumentale ». Ce n’est pas pour autant qu’il a délaissé les sciences expérimentales, au contraire. C’est grâce à l’interaction entre ses activités au laboratoire, dans le musée et aux archives qu’il a pu bousculer, ou plutôt questionner et historiciser, le mythe des « stradivarius » : les instruments fabriqués dans l’atelier d’Antonio Stradivari au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles.
La conservation au musée de la musique
Aurélien Peter (A. P.) : Merci, Jean-Philippe Échard, d’avoir accepté de répondre aujourd’hui aux questions d’Entre-Temps dans le cadre de notre série « Histoires sonores ». Pour commencer cet entretien, pourriez-vous présenter votre métier à nos lecteurs et lectrices ? Que fait un conservateur au musée de la Musique ?
Jean-Philippe Échard (J-P. É.) : Ce métier est passionnant ; tous les jours différent. Il consiste avant tout à s’occuper de la collection nationale d’objets patrimoniaux liés à la musique. Pour cela, nous sommes quatre conservateurs et conservatrices sous la houlette de Marie-Pauline Martin, directrice du musée depuis 2017. La collection est d’abord constituée de plusieurs milliers d’instruments de musique, et d’un très grand nombre d’accessoires : des archets jusqu’aux clefs d’accord de clavecins. Elle contient aussi de nombreux fonds d’ateliers et de manufactures, constitués de tout un ensemble d’objets. Par exemple, dans le fonds de l’atelier Gand & Bernardel, luthiers parisiens renommés du XIXe siècle, on trouve des ciseaux à bois, des gouges, des rabots pour façonner les instruments, mais également des objets qui servent au stockage des matériaux, à préparer l’organisation du travail : des petites boîtes pour ranger les chevalets de violoncelles, de violons. On conserve aussi des outils de restauration, telles des contreformes en bois sculpté qui servent à reformer la voûte d’une table d’harmonie d’un instrument qui se serait déformée d’un temps. La collection est aussi riche en gravures, peintures, sculptures, et contient de formidables portraits d’artistes et des scènes de pratique musicale. Outre les archives matérielles que sont les instruments et les outils, elle contient enfin des archives textuelles de la facture instrumentale, notamment de deux grands ateliers de lutherie parisiens et des facteurs de piano Pleyel, Érard et Gaveau : registres de fabrication, comptes clients, etc. Tous ces objets permettent de faire exister la musique dans un musée dédié, alors même qu’un musée de la musique, c’est presque un oxymore, en tout cas, ce n’est pas un espace évident à concevoir.
A. P. : Et vous, Jean-Philippe Échard, vous vous occupez d’un département en particulier…
J-P. É. : Ici on parle de corpus et non de département, mais en effet, je suis chargé d’un corpus spécifique : tous les instruments de la lutherie occidentale, ou pour le dire autrement, tout ce qui a un manche, une caisse de résonance et des cordes tendues, jouées de manière pincée, comme le luth et la guitare, ou frottées à l’archet ou à la roue, comme les violons, les violes, les vielles. En plus de cela, je m’occupe des 380 archets de la collection et des fonds d’atelier de lutherie qui arrivent souvent en lots et qu’il faut récoler, organiser, mettre en inventaire.
Faire voir & faire entendre l’histoire de la musique au musée
A. P. : Vous venez de dire que le terme « musée de la Musique » tient de l’oxymore. Comment se résout cette contradiction apparente ? Comment fait-on le lien, en tant que conservateur, entre la matérialité de la collection conservée au musée et la mise en exposition des univers sonores de la musique, insaisissables jusqu’à une époque récente ?
J-P. É. : Il existe pour cela de multiples dispositifs, en fonction des propos que l’on souhaite développer. Le premier est assez classique : il consiste en l’exposition d’instruments, d’objets, d’œuvres, avec des mises en regard, des connexions qui se font par l’accrochage, par la muséographie. Et puis il existe un autre dispositif, plus original, qui fait partie aussi de cette tension salutaire, extrêmement excitante en tout cas, de notre métier : la mise en jeu, au sens propre, de certains des instruments de musique de la collection nationale. Un instrument de musique est initialement fait pour être joué, et bien qu’il se soit enrichi d’autres valeurs culturelles le rapprochant d’un objet d’art, nous savons que c’est encore une attente forte de nos publics.
A. P. : En effet, quand on visite le musée, on peut disposer d’un audio-guide qui permet d’entendre le jeu de certains instruments exposés, de les animer. Mais alors que la patrimonialisation a parfois pour corollaire de sacraliser les objets, de limiter leur manipulation afin de les préserver, on pourrait penser que jouer un instrument de musique ancien, c’est le mettre dans une situation de risque.
J-P. É. : C’est exactement cela que j’appelle la tension du métier. Ma mission est de conserver de façon pérenne les objets de la collection. Or, quand on joue, on use. Souvenez-vous du slogan publicitaire : « ne s’use que si l’on s’en sert » [rires]. Cela vaut aussi pour l’instrument de musique. Imaginez un violon : pendant qu’il est joué, il va recevoir la sueur des mains du musicien, la poudre de colophane qui a été appliquée sur la mèche de l’archet pour assurer une bonne attaque des cordes. Tout cela se répand sur l’instrument et notamment sur la table d’harmonie. La colophane est électrostatique, elle colle, elle adhère, elle peut se fondre dans la crasse et le vernis, modifiant l’instrument dans sa matérialité. Le jeu a aussi un effet sur la structure mécanique de l’objet : on accorde l’instrument, ce qui génère une pression d’environ 25 kg sous les deux pieds du chevalet et sur une table d’harmonie qui ne fait que 2 mm d’épaisseur par endroits. Le jeu change la matérialité de cette manière-là, et ça fait prendre effectivement un risque qui peut être important.
A. P. : Et pour autant, certains instruments de la collection sont joués…
J-P. É. : D’une part, c’est un risque extrêmement contrôlé. On a tout un protocole de mise en état de jeu, de surveillance très régulière. On réalise des examens avant et après la mise en jeu, au cas par cas. Le musicien a une forme de cahier des charges, il est prévenu de ce qu’il a le droit de faire, ou non. Les représentations doivent forcément avoir lieu au musée ; les répétitions, les enregistrements, les concerts se font ici.
D’autre part, tous les instruments de la collection ne sont pas joués. On utilise une grille qui n’est ni rigide ni normée, mais qui nous permet de penser les valeurs culturelles et patrimoniales de chaque objet, à un temps donné. Aloïs Riegl, dans Le culte moderne des monuments. Sa nature, son origine (1903), commence à définir des valeurs d’historicité, d’ancienneté, d’usage, d’esthétique aux biens patrimoniaux. Cette manière de penser les choses peut s’appliquer aujourd’hui encore de façon très pragmatique à la gestion de la collection. On procède à un examen matériel : tel instrument est techniquement en état de jeu et ne risque pas de s’effondrer sous la pression des cordes. Mais on se doit aussi d’avoir une réflexion musicale et scientifique. Y a-t-il un intérêt à le jouer ? Est-il associé à un répertoire, à un moment d’exécution musicale, à un interprète, à un moment de l’histoire qui justifie la prise de risque ? Il s’agit que le jeu enrichisse les valeurs patrimoniales de l’instrument, qu’il vienne nourrir un propos. Lorsque le jeu ne fait que répondre à une doxa, en tout cas à une idéologie – celle de jouer tous les instruments anciens, de les faire « sortir des vitrines » – l’expérience qu’on en tire s’avère la plupart du temps assez décevante et stérile. En revanche, quand les instruments et le projet artistique sont en forte cohérence, le résultat est merveilleux.
Par ailleurs, nous commandons aussi des reconstitutions, des fac-similés, à des facteurs. Je pense par exemple à un facteur de hautbois ancien auquel on a demandé un fac-similé d’un instrument du XVIIe siècle, pour qu’on puisse ensuite comprendre certains aspects du jeu des instruments à vent de l’époque. Nous collaborons aussi avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, qui enrichit son parc instrumental en commandant des reconstitutions historiquement informées s’appuyant sur notre collection. Dans le cadre de nos missions de service public, nous donnons accès sur demande motivée à notre labo, dans un espace dédié, aux facteurs qui souhaitent examiner un instrument, en préparation de leurs propres projets de fabrication. C’est une autre manière de faire jouer des types d’instruments qu’on ne peut plus faire sonner, soit parce qu’ils sont déformés, soit parce qu’ils sont devenus trop fragiles ou trop rares.
Et on est ici, au musée de la Musique, dans le très riche écosystème de la Philharmonie, qui nous permet d’organiser des événements culturels, des concerts, de programmer des enregistrements sonores ou vidéos sur les instruments du musée, produits par exemple avec le concours du label Harmonia Mundi, et celui du label InFiné pour les musiques électroniques. On est vraiment dans des conditions idéales pour répondre à l’attente du public tout en construisant un propos musical et textuel qui fait réfléchir, qui fait ressentir la musique, la sonorité, le contexte, l’histoire de l’instrument. La gestion du risque associée au jeu des instruments contribue à créer des conditions de diffusion des idées et des questions qui entourent les instruments.
Les instruments de Crémone : histoire d’une fascination
A. P. : Dans votre ouvrage Stradivarius et la lutherie de Crémone (2022), vous étudiez justement comment a émergé au XIXe siècle une forme de fascination pour certains instruments anciens. Une fascination qui touche le public, mais pas seulement.
J-P. É. : Si on se concentre sur les violons anciens que j’ai étudiés, cette fascination est liée à l’idée que ces violons sonnent mieux que les violons récents, alors même que les violons récents sont construits de manière extrêmement similaire aux anciens. Pour bien le comprendre : cela fait deux siècles que les luthiers du monde entier fabriquent leurs violons sur le modèle des luthiers de Crémone de l’époque moderne, et principalement des Stradivari, des Guarneri del Gesù.
On est là face à une construction culturelle qui émerge au milieu du XVIIIe siècle et s’amplifie au siècle suivant, notamment à Paris, centre extrêmement actif de la vie musicale de l’époque. C’est là qu’émerge l’idée de la supériorité inégalable des violons du luthier Stradivari (v.1648-1737). « Stradivarius » devient un substantif ; il entre dans le dictionnaire de l’Académie française, on le rencontre dans des petites annonces dans la presse. On définit ce qui en fait les qualités exceptionnelles, on loue son excellence. Le prix des instruments monte, puisque le stock est limité. On trafique les instruments ; on en désosse parfois certains pour disperser leurs éléments dans d’autres violons et pour, à partir d’un seul stradivarius, en vendre plusieurs.
Par ailleurs, certains musiciens sont marqués par le jeu exceptionnel de ces violons, et participent à cette construction culturelle du fait de la publicité qu’ils font à ces instruments. On peut penser à Paganini (1782-1840), personnage spectaculaire, qui jouait un Guarneri del Gesù. Il y a aussi Pierre Baillot (1771-1842), tout aussi talentueux mais peut-être moins spectaculaire, qui a surtout joué sur un stradivarius. L’interprète, dès lors, ne fait qu’un avec son violon. Voilà une idée un peu romantique : l’homme-violon. Si on veut connaître l’homme, il faut connaître le violon, l’un ne se départ pas de l’autre. Ainsi se construit la figure du soliste, qui se développe avec le répertoire du XIXe siècle.
Quant aux luthiers, ils deviennent aussi marchands et experts. Quand on parle de luthier, on a d’abord l’image d’un artisan qui travaille la matière, qui est là pour produire un instrument neuf, à partir de bois qu’il a fait sécher, qu’il sculpte, qu’il assemble. Cette représentation du luthier a une réalité et c’est un métier qui occupe aujourd’hui plus de 200 artisans en France. Le luthier c’est aussi celui qui restaure, qui règle, qui transforme. Mais surtout, et c’est là où je voulais en venir : il est dans tous les cas un acteur incontournable du marché, il est celui qui sait régler les instruments, il sait les attribuer, les reconnaître : il devient dès lors un expert. Et il est celui qui en fait le commerce. Cette facette de la profession ressemble à un métier d’antiquaire ou de galeriste d’art, si vous voulez. Et c’est là que d’autres valeurs apparaissent dans l’objet : la qualité de l’artisanat et du façonnage. L’objet n’est plus seulement un outil du musicien, un instrument pour qu’il produise son art, mais est également un objet d’artisanat extrêmement soigné, un chef-d’œuvre d’artisanat. L’attribution au nom d’un facteur, la provenance quelque peu documentée viennent alors constituer ou enrichir un discours autour de ces objets, discours dont les codes se rapprochent de ceux du marché de l’art. Dans ce discours, il y a aussi une valeur esthétique qui apparaît dans le choix des bois, dans l’élégance de la silhouette, dans la rondeur ou la platitude des voûtes, dans le dessin et la sculpture des ouïes et des volutes, et dans le vernis, et qui participe à cette fascination.
Sous le vernis, le mythe
A. P. : Le vernis, venons-y. Vous y avez consacré votre thèse de doctorat. Vous avez cherché, entre autres, à déconstruire le mythe selon lequel le vernis des Stradivarius aurait des propriétés sonores permettant de faire de ces instruments des instruments exceptionnels, non seulement d’un point de vue esthétique, visuel, mais du point de vue de leur sonorité…
J-P. É. : Je trouve ça en effet assez passionnant. Le vernis correspond à environ 1,5 g de matière déposé en très fine pellicule, 1/20e de millimètre d’épaisseur au plus, sur l’objet en entier, qui pèse 300 g environ. Comment expliquer que cette petite fraction en masse puisse intervenir de manière si importante dans la sonorité ? Des physiciens ont essayé de modéliser l’effet de ces fines couches de vernis sur le comportement vibratoire des bois. Vernir une planche de bois, vernir une table d’harmonie, ça a bien sûr un effet mécanique et vibratoire. Un bois non verni ne vibrera pas de la même manière qu’un bois verni. En revanche, il n’a pas été possible de distinguer le comportement vibratoire d’une planche enrobée d’un certain vernis de celui d’une planche identique enrobée d’un vernis différent. Or, on a longtemps pensé – et certains pensent encore – que c’est la composition du vernis qui influence le son. Et donc, je m’interroge, et j’en suis encore aux prémices : d’où a pu naître cette idée ? Pour moi, il pourrait y avoir un quiproquo. Les instruments de la lutherie de Crémone sont admirés et copiés depuis le début du XIXe siècle. Dès lors, on admire et on essaie de copier aussi leur vernis. D’autant que le vernis, c’est ce qu’on voit le plus clairement du violon, de loin sur scène, dans un musée, sur les photos. Ça brille, c’est rouge, c’est chatoyant, ça met en valeur les motifs des fibres du bois. Tout le jeu avec la lumière généré par ces vernis est, je vous l’avoue, assez fantastique quand on manipule ces instruments. J’ai été moi-même particulièrement sensible à cette expérience.
A. P. : Et vous expliquez que cela a pu créer des confusions.
J-P. É. : Oui : les luthiers ont fait et font beaucoup d’efforts pour copier ces instruments du passé. Ils les ouvrent, ils décollent la table d’harmonie, ils en étudient la géométrie sous toutes les collures : ils les décortiquent. Et ce sont d’excellents artisans, ils savent reconnaître les bois, en choisir de même qualité, de même propriété, de même comportement. Ils ont ce savoir-faire ; ils copient ces instruments avec une variation qui se situe en dessous du 1/10e de millimètre ; c’est d’ailleurs très impressionnant ! Et pourtant, un très grand nombre de musiciens, de mélomanes préfèrent les stradivarius aux violons neufs… Comment cela se fait-il ? Je pense qu’il a pu apparaître, un peu en désespoir de cause, que la seule chose qu’on ne pouvait pas copier, c’était la recette du vernis.
A. P. : C’est ainsi que le vernis aurait été chargé d’une telle efficacité ; un peu comme une potion magique…
J-P. É. : Oui, c’est ça. C’est comme si on avait tenté de répondre à la question : Où peut résider le secret ? Si ce n’est pas dans le bois, si ce n’est pas dans la géométrie, cela ne pourrait être, par élimination, que dans le vernis. Il est fabriqué avec différents ingrédients, il y a une recette. C’est ce qui a été au cœur de mes recherches du temps où j’étais chimiste au musée, ou plutôt scientifique du patrimoine. À partir des analyses sur les micro-prélèvements des vernis des stradivarius, nous avons pu mettre en évidence deux ingrédients majeurs qui entrent dans leur composition, mais je n’ai pas pu identifier la recette complète, qui était en quelque sorte « illisible » du fait du vieillissement des molécules et des limitations analytiques. Parce que dans une recette de cuisine, si elle est bien faite, vous avez la liste des ingrédients, leur quantité, mais aussi l’ordre d’incorporation, le temps et la température de cuisson.
A. P. : Ça fait beaucoup de variables qu’on ne connaît pas.
J-P.É. : En effet, et les expériences que nous avons menées sont seulement des voies de reconstitution, avec des méthodes de travail que j’ai développées dans ma thèse, pour une approche d’archéologie expérimentale, un peu modélisatrice, à partir des ingrédients que j’avais identifiés dans les vernis anciens. Tout l’enjeu a été d’évaluer le champ des possibles de ces paramètres illisibles, inaccessibles dans la matière même des objets qui nous viennent du passé. Alors on expérimente, on essaie de voir quand on obtient un vernis qui ne flocule pas, qui n’a pas de suspension, qui s’étale, qui accepte de sécher, sans trop craqueler, etc. Ensuite, on peut à nouveau étudier ces vernis modèles, et voir en quoi ces analyses diffèrent ou s’approchent de celles des vernis anciens.
Des violons de Thésée. Pour une histoire matérielle des instruments
A. P. : Vous analysez ces vernis anciens, mais vous le disiez tout à l’heure : quand un violon est joué, le sébum du musicien, la poudre de colophane se déposent sur la table d’harmonie, s’incorporent au vernis, et finalement, le vernis d’un Stradivarius aujourd’hui est très différent du vernis tel qu’il a été posé au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Vous vous intéressez au fait que la matière de l’instrument, elle aussi, a une histoire.
J-P. É. : En effet, au cœur de ce qui m’anime depuis quelques années, il y a l’idée de tenir compte du temps qui passe. Ces instruments sont destinés à la musique, à cet art éphémère, évanescent, mais on oublie cette évidence, plus générale, que c’est un objet matériel, manufacturé, qui a traversé les âges, qui, entre sa date de fabrication et aujourd’hui, porte des marques, des stigmates, du temps qui a passé. Il y a des temporalités, une historicité qui sont aujourd’hui constitutives des objets que je conserve. Le vernis, même sans action humaine, aurait changé. Il se serait naturellement oxydé, il se serait assombri.
A. P. : Vous parliez de recettes tout à l’heure, ce serait comme analyser un gâteau dont on aurait gardé les miettes depuis le XVIIe siècle.
J-P. É. : Exactement, comment connaître la recette, si on n’a qu’un morceau décomposé et sec ? À l’échelle des pièces, le bois, lui-même, évolue tout seul ; cela peut se voir en mesurant la cristallinité de sa cellulose. Sur le temps très long, les fibres vont légèrement changer et les propriétés mécaniques du bois vont évoluer également. Enfin, à l’échelle de l’objet, les interventions humaines sont multiples. Que ce soit le musicien avec sa sueur ou son épaule, voire un coup d’archet ou un coup d’ongle malencontreux qui vient enfoncer le bois et faire sauter le vernis. Ou le luthier qui désosse, recolle, renforce. Il répare, mais aussi il change des pièces pour adapter l’instrument à l’évolution des pratiques musicales, des techniques de jeu, des contextes de performance, au changement de la nature des cordes. Par exemple, au cours du XIXe siècle, la chanterelle – la corde la plus aiguë du violon – n’a plus été confectionnée en boyau mais en métal. Cela exige que l’instrument supporte une tension plus forte, et pour cela, il a fallu adapter la structure interne de la table d’harmonie. Des luthiers ont ainsi supprimé une barre posée par Stradivari dans de très nombreux instruments. Et à l’inverse, des pièces de bois ont été ajoutées dans des stradivarius. Donc, si l’objet violon fabriqué autour de 1700 est modifié, adapté en « respectant » l’identité du facteur initial, il a été fortement modifié dans sa matérialité, dans ses propriétés, et certainement dans sa sonorité. On pourrait rapprocher ça de l’expérience de pensée du bateau de Thésée, qui aurait fait douter les philosophes selon Plutarque : modification après modification, l’objet est-il toujours le même ou est-il devenu tout autre ?
« Les yeux ne suffisent pas »
A. P. : On voit toute l’importance que revêt pour vous l’étude de l’histoire de la lutherie à travers les sciences physiques, la chimie. Vous êtes chimiste de formation. Comment un chimiste devient-il conservateur au musée de la Musique, et en quoi cela vous semble vraiment essentiel aujourd’hui de passer par là pour faire l’histoire de ces objets ?
J-P. É. : Je n’avais absolument aucun plan de carrière quand je suis sorti de l’école Chimie ParisTech, si ce n’est que ce qu’on appelait les sciences du patrimoine me semblaient être un domaine dans lequel je pouvais m’épanouir davantage que dans l’industrie. Quand j’ai vu qu’un poste de scientifique du patrimoine s’ouvrait au musée de la Musique cela m’a attiré, parce que je suis mélomane et musicien amateur, je joue de la guitare ; parce que la musique est importante dans ma vie à titre personnel. Et une fois recruté, j’ai pu, avec mes collègues, tisser des liens entre la chimie, les sciences du patrimoine autour des questionnements sur l’histoire des objets. Ce qui intéressait tout le monde, c’était d’abord la datation des instruments. Puis, petit à petit, j’ai pu prouver l’intérêt d’appliquer des techniques scientifiques, physiques et chimiques, d’analyse, d’imagerie, aux questionnements sur l’histoire des instruments de musique. Et je me suis vraiment épanoui grâce aux questions des collègues, aux discussions sur le temps long avec eux, et bien sûr grâce à l’excellence et à la richesse de la collection du musée.
J’ai fait ma thèse sur les vernis de lutherie dans ce contexte-là, et ça a montré l’intérêt de lire les objets, de lire dans la matière des objets, comme on lit des archives ou des documents anciens. Mais pour cela, les yeux ne suffisent pas. C’est là où la chimie analytique, la spectroscopie, l’imagerie permettent d’aller lire dans la matière. Les rayons X permettent de comprendre certaines techniques d’assemblage : on découvre la présence de clous pour fixer les manches, on peut voir quand les clous ont été ôtés, coupés, cassés, remplacés. Tout cela permet de reconstituer une séquence de gestes d’élaboration, qui s’étend de la fabrication à la restauration en passant par le moment du jeu. Ces petits bouts de chronologie constituent une histoire matérielle de l’objet que l’on lie à l’histoire musicale de l’instrument.
Par exemple, dans le cas du violon de Pablo de Sarasate (1844-1908), on peut lier des modifications de l’objet à des concerts ou à des tournées que Sarasate a faites. Ce violon, c’est l’un des cinq de Stradivari qu’on a au musée, c’est l’un des 600 ou 700 violons de ce luthier qui subsistent dans le monde. C’est celui qui a accompagné ce virtuose du début de sa carrière en 1866 jusqu’à sa mort, et avec lequel il a créé des pièces très importantes du répertoire, comme la Symphonie espagnole de Lalo, des concertos de Saint-Saëns, etc., qui ont été écrits spécifiquement pour ce virtuose. Ces instruments témoignent des transformations des pratiques de concert, de l’esthétique musicale ; leur matérialité en fait des objets essentiels de notre histoire, tant musicale, technique que culturelle.
Pour aller plus loin :
– https://philharmoniedeparis.fr/fr/magazine/series/editions-de-la-philharmonie/stradivarius-et-la-lutherie-de-cremone
– https://metaclassique.com/metaclassique-87-mystifier/