Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 entre-temps.net

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Transcription du « Récit de Drogenbos »

L’équipe du Laboratoire sauvage Désorceler la finance revient sur Entre-Temps pour poursuivre le déploiement de son récit rétrofuturiste sur l'Anomalie et les possibles d'un monde post-capitaliste. S'inspirant de la pratique des Ateliers de l'Antémonde ou encore des travaux de Donna Haraway sur le pouvoir de la fiction spéculative, il propose trois nouveaux documents du capitalisme tardif mis au jour par des capitalistologues et issus des archives numériques d'Entre-Temps. Du rapport d’enquête au témoignage, ces textes naviguent aux frontières de l’écriture créative et de la méthodologie historique. Pour ce dernier temps de l'enquête, c'est à la lecture d'un témoignage contemporain des anomalies que nous invite l'équipe. Il y est question du rapport entre écriture et oralité et de l'importance de la spéculation et des récits d'anticipation dans le mouvement de lutte contre le capitalisme.

Une transcription du texte dit le « Récit de Drogenbos », retrouvé au sud des ruines du centre commercial de la ville éponyme, dans un grand bâtiment au style architectural caractéristique de la période des anomalies. Lors de la découverte, l’immeuble de cinq étages en terre-paille était abandonné depuis environ 80 lunaisons. Très vétuste, il était sur le point de s’effondrer. Le texte a été préservé des intempéries grâce à une boite métallique de manufacture industrielle. En vu des références chronologiques, il date d’au moins 150 cycles. Il est initialement écrit sur du papier recyclé, avec ce qui semble être de l’encre de coprin chevelu.

« Si tu lis cet écrit c’est que je suis morte, ou simplement que je l’ai égaré par la faute de ma légendaire étourderie ou d’une rocambolesque histoire dont j’ai le secret. Cet écrit ne t’est pas destiné, toi qui me lis actuellement. Cet écrit n’est destiné à nul autre que moi-même. Si j’ai décidé de coucher mes fugaces pensées sur ce sublime papier confectionné pour l’occasion, ce n’est en aucun cas pour te les imposer comme une vérité immuable, gravée dans ce magnifique marbre presque blanc et compostable. J’aurais évidemment préféré discuter avec toi, peu importe qui tu es, pour te raconter tout ça et que tu me répondes. Pour que nous racontions ensemble des histoires. Pour que ce récit évolue grâce à toi, et qu’il voyage à tes côtés. Si je suis toujours en vie c’est d’ailleurs possible, et si tu me connais déjà c’est sans nul doute déjà fait. Dans tous les cas, j’aurais évidemment préféré la souplesse et l’adaptabilité de l’oral à la rigidité et l’inertie de l’écrit, mais je ressens le besoin de laisser une trace de mes réflexions telles qu’elles le sont à ce moment précis. Ce moment charnière où nombreuseux sont celleux de ma génération qui se rappellent encore de l’ancien monde, mais refusent de témoigner autrement qu’en racontant leurs histoires autour d’un feu, d’un bon repas, d’une bière ou d’une chicorée. Je pense que cette réticence envers l’écrit n’est pas due à la rareté du papier, car les vestiges du capitalisme tardif nous ont laissée une masse presque infinie de cellulose à recycler. Ni à la rareté de l’encre, car nos forêts et marécages en regorgent de toute sorte. Ni à la rareté des infrastructures, car en ce moment même des nouvelles imprimeries éclosent dans tous les coins, comme des cyclamens en début d’automne. Je pense que cette réticence est plutôt due aux grands changements de mœurs et d’organisation sociale de ces dernières centaines de cycles. La vie collective et le temps libérés des contraintes capitalistes nous ont peu à peu rendu enclin’es à raconter et discuter longuement et fréquemment. Ça se peut aussi que ma génération ait tellement liée l’écriture aux outils numériques, oubliant le stylo et le papier, habituée à écrire sur clavier et écran tactile, que lorsque nous nous sommes désaccoutumé’es de ces derniers, l’écriture nous est devenue complètement étrangère. Certains des vieuilles qui ont vécu le capitalisme tardif ont une réelle aversion pour l’écriture, qu’iels considèrent comme dogmatique et dangereuse. Pour elleux, l’écriture est néfaste aux récits et aux idées, elle les condamne a être obsolètes et déphasé’es à l’instant même de leur écriture, alors que les récits oraux sont perpétuellement retransformés, recontextualisés et réactualisés dans la justesse d’un présent perpétuel. Malgré nos nouvelles habitudes de plus en plus prégnantes, je ne pense pas que l’écriture va complètement disparaître et que nos descendant’es vont totalement réadopter des traditions orales. J’ai entendu dire que dans d’autres régions, l’écriture est encore très utilisée et je constate que les jeunes de mon bassin versant ont un fort attrait pour l’écrit mais aussi pour la lecture, et qu’aucun’e d’elleux ne rechignent à les apprendre. Je ne pense pas que la supposée disparition de l’écriture sonne une nouvelle ère, comme le début de « l’Histoire » avec son apparition. Je pense que l’écriture fera bientôt son grand retour, et les prochaines générations ne comprendront pas pourquoi tous nos auteurices et nos imprimeries post-capitalistes n’ont réalisé que des ouvrages pratico-pratiques et techniques, réservant les récits scientifiques, philosophiques, historiques, politiques et artistiques à l’oralité. Si je ressens ici et maintenant le besoin de laisser une trace figée par l’écriture, ce n’est pas pour renseigner ces générations futures. Je sais que l’oralité est plus juste et efficace que l’écriture pour transmettre des informations à travers l’espace et le temps. Je sais que pour retrouver les déchets nucléaires éparpillés dans le monde durant plus d’un siècle, personne n’a fait confiance à l’écrit. De nombreux dossiers censés référencer ces lieux d’enfouissement ont disparu, mais la mémoire des ancien’nes a été léguée à chaque nouvelle génération, et ça en sera ainsi jusqu’à ce que notre espèce disparaisse. Si je ressens ici et maintenant le besoin de laisser une trace figée par l’écriture c’est pour expérimenter l’influence de la malléabilité de l’oralité sur mes récits. Ainsi, j’écris ces lignes pour les relire dans 120 cycles lunaires. Malgré mon âge avancé, je suis certaine de pouvoir mener à bien cette expérience sur une si longue période. J’ai une excellente santé et des activités physiques et mentales régulières. D’ici-là, je continuerai à raconter mes histoires sur les anomalies à qui veut les entendre, en les laissant se transformer au gré des rencontres, des expériences et des changements de mon appréhension des mondes qui m’entourent.

Si je prends autant le temps à justifier les raisons qui m’ont poussé à l’écrit, c’est que j’ai gardé mes habitudes de spéculactiviste et que contrairement aux jeunes personnes d’aujourd’hui, je passe encore beaucoup de temps à raconter le futur. Ainsi j’ai de légères craintes sur certains possibles. Si tu évolues dans une période où mes anticipations ne se sont pas du tout réalisées, tu vas me trouver carrément paranoïaque, mais selon certaines de mes spéculations et les oracles que je consulte par la géomancie et la molybdomancie, ça n’est pas du tout improbable que l’aversion actuelle pour l’écriture prenne un tournant ultra autoritaire. Même si le climat social actuel est d’une tendance plutôt pacifiste et libertaire, une prohibition de l’écriture avec le retour d’une forme de pouvoir coercitif n’est pas à exclure. Si tu fais alors partie d’une milice anti-écriture du futur, par ces mots inscrits à l’encre sur ce papier, je ne cherche pas à poser une action militante pro-écriture. Encore une fois, cet écrit est une expérimentation, pour prouver la justesse et la pertinence de l’adaptabilité de l’oralité. Je fige ici mes histoires et mes réflexions sur les anomalies comme je les raconte et les pense actuellement, pour ensuite les comparer avec celles que je raconterai dans 120 lunaisons, dans une époque et un contexte différents. Ainsi je pourrais relever la manière dont mes idées évoluent, comment les questionnements et les transformations de ces moments futurs agiront sur mon récit pour le rendre plus juste, plus écoutable.

C’est le temps de figer, ici, une de mes histoires sur les anomalies :

Voilà plus de 300 lunaisons que le capitalisme globalisé et son monde ont disparu. Les raisons sont complexes, et difficilement identifiables. Chacun’e a sa petite histoire. La décentralisation du pouvoir à grande échelle fut accompagnée par une décentralisation des récits et de l’information. Sans média de masse, sans programme scolaire unifié, sans une élite érudite au pouvoir du savoir, et sans cette toile d’araignée mondialisée qu’était internet, les histoires au pluriel ont remplacé l’Histoire avec un grand « H ». Mais cette forme de relativisme post-capitaliste est bien différente de ces ancêtres négationnistes et des « fake news », réécrivant l’histoire et l’actualité pour nourrir de sombres desseins. La prolifération d’informations délibérément biaisées durant la fin du capitalisme tardif nous a tout d’abord plongées dans l’obscurité, à la merci des manipulations de certains puissants. Puis, peu à peu, ces « fake news » nous ont apporté un relativisme réflexif. Conscients d’être sciemment manipulé’es, nous avons commencé à comprendre que l’émetteurice, ses intentions, le contexte d’émission, et surtout les conséquences de ces récits historiques ou d’actualité, étaient au final plus importants que le récit en lui-même, ou que sa véracité. Chaque récit a commencé à être décortiqué et questionné. Les colporteurices des récits dominants, qui nous servaient anciennement de réalité, étaient au final tout comme les émetteurices de fakes news, cherchant à nous influencer pour favoriser leur intérêt. Contrairement aux réécritures négationnistes, niant génocides et écocides, notre relativisme réflexif ne cherche pas à oppresser. Notre liberté de récit n’a aucune limite mise à part la liberté des autres. Spéculer un récit blessant et nuisant à autrui, si ce n’est les oppresseurs d’antan, est devenu impensable. Et lorsque par maladresse cela arrive tout de même, la plasticité de notre relativisme nous permet de rediriger nos spéculations dans un sens plus juste pour toustes. Je suis convaincue que cette manière d’appréhender nos histoires et nos actualités, nos passés et nos présents, est directement liée à la découverte de la puissance du récit lors des épisodes de spéculation générale. Lorsque tout le monde s’est mis à imaginer, spéculer, et activer des futurs désirables et que le récit d’anticipation est devenu un outil de lutte, nous avons saisi l’ampleur de cette force, pour l’étendre aux récits de nos passés et de nos présents.

Évidemment la lutte contre le capitalisme ne s’est pas seulement livrée dans les imaginaires. Mais sans les mouvances de spéculation générale, les innombrables insurrections, sabotages de grande ampleur, zad, zam, et autres régions rebelles autonomes, seraient restées des moyens de lutte trop radicaux pour l’écrasante majorité de l’humanité, prise dans un carcan cognitif et matériel et totalement envoutée par les grands récits capitalistes. Lors de cette période de grands changements, ces moments mouvementés qui sont maintenant appelées les « anomalies », un incroyable bouleversement dans notre « fenêtre d’Overton » se réalisa. Je n’ai plus entendu parler de ce concept un peu pompeux depuis fort longtemps, mais il était fréquemment utilisé à cette époque pour mieux comprendre ce qui nous arrivait. Face aux urgences des désastres du capitalocène, ce qui était impensable ou radical pour la majorité de l’humanité, devint raisonnable, puis carrément populaire et normal. Ce fut grâce au décalage progressif de cette fenêtre encadrant les idées et pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion collective mondiale, que les luttes anticapitalistes se généralisèrent. Quand je repense à cette allégorie et à cette période, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer une personne entièrement vêtue de noir, le visage masqué, en train de violemment briser la vitre de cette fameuse fenêtre à grands coups de pavé. Pourtant les anomalies, dont les changements engendrés par la spéculation générale, sont loin d’avoir été si soudains. Dans les années 20 de l’ancien monde, quelques théoricien’nes, artistes et millitant’es, se mirent à utiliser les récits, et particulièrement ceux d’anticipation, comme outils de lutte. Leurs spéculations venaient ouvrir une brèche dans nos imaginaires gangrénés par le réalisme capitaliste et sa « science-fiction » dystopique, où nous n’avions le choix qu’entre la fin du monde et une société de contrôle ultra-technologisée. Cette fissure fut d’abord très fine, elle concernait seulement quelques amateurices de lecture déjà convaincu’es. À son tout début, cette petite marge reposait encore sur une écologie de l’imaginaire fortement verticale. Comme l’industrie culturelle capitaliste, elle était régie par une élite de créateurices proposant des récits à des masses consommatrices. Mais c’est justement dans cette fissure que cette écologie bascula. Grâce à d’ingénieux nouveaux outils de spéculation collective ou individuelle, tout le monde se mit à se projeter dans des futurs désirables. C’était la grande époque des groupes de prospectives populaires, des labos-fiction, et autres ateliers de création collective pour se réapproprier nos imaginaires. C’est aussi durant cette époque que les états-nation prirent l’habitude de gérer les grandes pandémies par des confinements, en forçant les populations à rester enfermées dans leurs habitations (même si tout une frange marginalisée n’en avait pas). En alternative au technococon, des jeunes confiné’es se mirent à pratiquer massivement le shifting, une sorte de voyage mental dans des récits créés par l’industrie culturelle. Puis ce fut au tour des activistes de la fiction de s’emparer des voyages mentaux. En se basant sur l’auto-hypnose, des techniques shamaniques d’autoscopie, et le fameux shifting, des spéculactivistes proposèrent des outils pour vivre et ressentir des futurs désirables tangibles. Les rêves, qui étaient devenus un phénomène dérisoire lorsque nous opposions l’imaginaire à la réalité, reprirent un rôle central dans nos vies. Nous avons réadopté un sommeil biphasique, que les exigences du travail salarial de l’ère industrielle nous avait volé, ce qui fut fort propice aux rêves et à leurs interprétations. Les portes-paroles de luttes autochtones nous prévenaient déjà depuis longtemps de l’importance des rêves pour faire face aux désastres durables du capitalocène, mais nous avons mis du temps à l’intégrer. La popularité des voyages mentaux et ce retour dans les mondes oniriques, nous entraîna à réinventer des pratiques d’onironotisme, dont nombreuses sont encore utilisées aujourd’hui. Au tout début de la spéculation générale, lors de nos voyages dans des futurs désirables, nous n’osions exiger que les miettes, coincé’es dans des imaginaires primitivistes de cabanes et de ruines, comme si la complexité de nos mondes allait disparaitre avec le capitalisme. Puis les idées d’une poignée d’anthropologues et d’archéologues anarchistes quittèrent les obscurs laboratoires universitaires et les discussions érudites pour atteindre les comptoirs de bar. Les grands méta-récits du passé « Historique » étaient des terreaux fort infertiles pour se projeter dans des futurs complexes et non dystopiques. Ça a fallu déconstruire tout un pan de notre mythologie occidentale pour saisir qu’une croissance exponentielle démographique et que des sociétés complexes et mondialisées n’étaient pas synonyme de toujours plus d’oppression et de contrôle coercitif. Pour saisir que l’agriculture n’engendrait pas forcément la propriété privée foncière et ses dérives ;  que des grandes populations pouvaient se passer de pouvoir coercitif vertical ; et que le capitalisme et ses inégalités n’étaient pas une fatalité inexorable de la civilisation. Tout ce qui a été réalisé au fil des générations structure notre façon d’être au monde. Les récits du passé s’accumulent et s’adaptent pour que nous ayons prise sur nos présents et que nous puissions toujours se projeter dans des futurs. Les raisons sont complexes, mais nous avons dû d’abord mieux comprendre notre passé pré-capitaliste et réécrire certaines histoires, pour concevoir que la sortie du capitalisme ne serait pas un retour en arrière, dans un passé spéculé. Nous avons dû libérer nos imaginaires des œillères d’un récit passé imposé et non opérant, pour en demander plus à nos futurs désirables. C’est alors que la beauté et la complexité que nous avions entrevues fit tout basculer. Tout le monde se mit à voyager dans des futurs post-capitalistes vraiment désirables : Défenestration totale d’Overton, l’embrasure se décala tellement vers des idéaux très à « gauche » (comme nous le disions à l’époque), que les idéologies libérales, conservatrices, ou fascistes devinrent de plus en plus marginales, jusqu’à devenir impensables pour la majorité de l’humanité.

Si j’insiste sur les spéculations générales, c’est que j’ai spéculé comme tant d’autres, j’ai été spéculactiviste. Comme tant d’autres, j’ai aussi détruit des bâtiments de pouvoir, brulé des banques, des prisons et des commissariats, « déboulonné » des statues, bloqué des raffineries, saboté des antennes et des centres de traitement de données. Si j’insiste sur les spéculations générales, c’est que j’ai l’impression que cette anomalie a installé le terreau fertile pour que les autres germent. En plus de cette lutte des imaginaires, durant le capitalisme tardif, nous étions passé’es d’un modèle d’accumulation à un système spéculatif. Les « marchés financiers » étaient régis par des prophéties autoréalistrices incontrôlées, augurées par des « traders » totalement coupés de la réalité, spéculant et pariant sur l’évolution des désastres de l’époque. Nous devions nous réapproprier le pouvoir du récit pour que tout change. J’ai déjà croisé des compteureuses de capitalistologies effondristes qui me répondraient que le capitalisme était voué à sa destruction, que les dégâts environnementaux et sociaux qu’il causait l’entraîneraient forcément vers sa chute. Mais j’y étais, et comme tant d’autres, je suis convaincue que si nous ne l’avions pas achevé, ses forces agissantes continueraient à nous oppresser et à causer nombreux malheurs durables. Effectivement, la grande bifurcation des anomalies fut un complexe mélange interdépendant d’insurrections matérialistes, de transitions des imaginaires, et d’effondrements socio-environnementaux, mais si la fenêtre n’avait pas été déplacée par les mouvements de spéculation générale, nous vivrions sûrement dans un de ces récits dystopiques que l’industrie culturelle capitaliste appréciait tant ».

Publié le 18 avril 2023
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