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Enquête sur l'Anomalie, deuxième période

L’équipe du Laboratoire sauvage Désorceler la finance revient sur Entre-Temps pour poursuivre le déploiement de son récit rétrofuturiste sur l'Anomalie et les possibles d'un monde post-capitaliste. S'inspirant de la pratique des Ateliers de l'Antémonde ou encore des travaux de Donna Haraway sur le pouvoir de la fiction spéculative, il propose trois nouveaux documents du capitalisme tardif mis au jour par des capitalistologues et issus des archives numériques d'Entre-Temps. Du rapport d’enquête au témoignage, ces textes naviguent aux frontières de l’écriture créative et de la méthodologie historique. Sont publiées aujourd'hui les notes d'un membre des renseignements de l'état en déroute alors infiltré dans les communautés de la grande écriture, ou spéculation générale.

Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés
Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés

I

Préambule

L’archivage oral maintient les narrations dans une grande plasticité et par certains aspects est plus vivant que la fixation par l’écriture. Lors de la restitution devant les assemblées la teneur des récits s’anime, les gardieNes de la grande spéculation confèrent des touches personnelles à leur exposition, des remaniements de certains passages, ajoutant détails, personnages, digressions comico-politique ou métaphysique, appuyant un aspect plutôt qu’un autre.

Les récits de l’Anomalie* sont d’une grande diversité de fils et varient selon les régions et la langue, bien que les voyageureuses témoignent de dérives réactionnaires, de dénaturations, de renversement de contenu – ces extrêmes sont rares et représentent le risque du récit oral en liberté de transformation – il y a des exemples de communautés fermées se formant autour d’une interprétation ésotérique territoriale particulière, cela fait partie du paysage. D’un côté la tradition orale prend des risques contre elle-même, d’un autre c’est ce qui la rend vivante et captivante. Quant aux traditions écrites, ce serait l’inverse, elles assurent une sécurité objective mais au prix de la pétrification, de la peur du changement, du règne de la doxa. Et comme le fait remarquer l’historienne Vasudeva, l’écriture n’empêche pas la dénaturation, l’infidélité lors de l’enregistrement selon l’appartenance du secrétaire à une tendance opposée à une autre. L’autre danger de l’écriture c’est qu’elle rend le contenu plus vraisemblable et plus croyable que ne l’est l’oralité.

Lors de continuelles excavations sur sites archéologiques du capitalisme tardif, autour des vestiges d’un grand magasin, notre équipe est tombée sur les restes d’une bibliothèque, il y avait là un centre d’archivages, qui n’est sans doute pas de la même époque que la grande surface, et où nous avons été frappés par un rare document écrit. Il s’agirait des notes de travail d’un fonctionnaire de l’état en déroute, carnet de bord d’un membre des renseignements infiltré dans les communautés du récit appartenant à la grande écriture ou spéculation générale. Au fil de l’écriture on remarquera le changement de position de l’espion, au départ au service des anciennes familles au pouvoir en exode, et qui semble touché par les personnages qu’il côtoie.

Ici nous joignons le document avec l’entête ‘Observation château 5670’

…des groupes d’observation des possibles et de fabrication de futurs désirables  sont apparus dans plusieurs milieux militants de la planète, pas seulement en Francie. Ce ne sont plus de simples ateliers pour se divertir de la pression des systèmes-crises à répétition ou pour se donner temporairement de la force, ce que j’observe ce sont des journées entières consacrées à la spéculation, toute l’organisation d’un cercle devient structurée autour des récits qu’iels vivent autant qu’iels l’écrivent.

Dans le capitalisme tardif, la conjonction des catastrophes naturelles, des guerres d’hégémonie, de la disparition du vivant, la pauvreté mondiale causée par la généralisation des régimes économiques autoritaires ont rendu difficiles les formes habituelles de résistance malgré tout encore vivaces. C’est dans ce contexte qu’est apparu le mouvement de spéculation générale. Appelée parfois Bifurcation ou Singularité Matérialiste. Selon Naomi (dites ‘la petite’), spéculatrice dont j’ai pu gagner la confiance, iels inventent les mythes fondateurs d’un monde à venir. Naomi raconte comment une génération de milles entités concernées s’est enfoncée dans la spéculation, délaissant la compétition, la consommation et le travail. Leur croyance affirme qu’à force de produire des images de mondes autres dans le cadre mental des êtres, les représentations intérieures ont abouti par se projeter sur le réel et manifester l’AS (Anomalie Sorcière).

Je dois insister ici auprès des autorités compétentes sur l’intensité de l’activité observée, qui n’est pas sans m’affecter personnellement. Après plusieurs mois d’infiltration démarrée après l’effondrement de l’Union, j’en suis venu moi aussi à penser que la fabrication d’un réel alternatif finira par le rendre effectif. Les recherches menées durant les années soixante du siècle précédent par nos confrères et consœurs des renseignements étasuniens le montre très clairement. Le monde en soi et le réel sont deux dimensions distinctes de l’expérience du vivre. Le monde en soi, principalement vécu par les animaux et les plantes, est très peu connu des êtres rationnels que nous sommes. Ce que nous connaissons c’est le réel, une projection mentale sur l’écran du monde en soi. Et la projection mentale est constituée par le langage, par conséquent si le langage est manipulé, le réel en est transformé, le réel qui est le monde en soi pour nous. Il y a bien sûr des théories divergentes à ce sujet.

On parle d’une Anomalie, mais il n’est pas question chez elleux d’une histoire à tronc unique ou unificateur. Ce qui serait unificateur serait plutôt la participation libre de toutE unE chacunE à l’invention de ces mondes spéculés, car ce sont bien de réels pluriels dont ça s’agit. Une multiplicité de fils narratifs.

Ce que je rapporte est le témoignage d’un fonctionnaire des Renseignements Généraux au service d’un gouvernement en cavale après la destruction du palais présidentiel, fonctionnaire qui par fréquentation régulière des communautés de la grande écriture s’est vu devenir comme je l’appelle, une fonction du renseignement généreux. Tout va très vite, le réel se transforme à mesure qu’on l’invente et il faut que je suive la trace des transformations en cours, pour nous garantir une forme de mémoire et d’histoire, sans laquelle la projection du réel ne se fixe pas sur la toile du monde en soi.

Quand le mouvement de spéculation générale déferla sur le monde, certaines directions narratives ne semblaient pas fonctionner, ou du moins ne tenaient pas sur la durée ni à l’épreuve du réel. Leurs fils aboutissant à des impasses logico-narratives, des boucles rétro-actives qui annulent les propositions de départ. Des cohérences problématiques telle la venue d’un sauveur ou d’une cheffe charismatique, la tentation systémique et autoritaire, le reset informatique. Un jour, me déplaçant entre les groupes parsemés dans les zones forestières récupérées, je tombai sur un arbre dont l’écorce avait été gravée ‘la poétesse raconte la terre chanter son devenir’. Cette phrase est typique de la poésie développée par les témoins de l’incident survenu il y a une dizaine d’années, dit ‘le Blob de Bruxelles’ où un unicellulaire brisa le tabou de non-communication entre les règnes, prenant possession des corps des musicienNes de la clique du Carnaval Sauvage, leur donnant accès à la vision blobulaire du dedans (récit merveilleusement relaté par la chroniqueuse activiste Amande Fougère). Là où le capitalobscène organise, le blobocène est organique **.

Ce que m’ont raconté les témoins de l’incident Bruxellois survenu sur la friche de la Commission, je  l’avoue est difficilement croyable. Tout d’abord la décision personnelle d’un unicellulaire présent sur la planète depuis des millions d’années de briser le cordon sanitaire entre vivants ayant accès au monde en soi, et les autres, c-à-dire, nous. Ce blob, en s’immisçant dans le monde intérieur des humainEs contrevenait à la règle implicite selon laquelle les humainEs dévastateurices ne peuvent voir le monde en soi. La rencontre ne dura que quelques instants et ne concerne qu’une poignée de personnes et pourtant celles-ci ne sont toujours pas revenues du voyage. La communication est problématique. De manière cyclique leur absorption dans le monde en soi s’intensifie au point où leurs membres et leurs organes externes, bras, jambes et tête, rentrent dans la masse corporelle du tronc, prenant la forme de boules tournoyantes ou des monolithes bariolés et iridescents. Quand au bout de quelques jours les formes originelles sont récupérées, les voilà courant tels des possédéEs au travers des friches, des zones autonomes, campements et autres villas de luxe réquisitionnées, hurlant des dithyrambes poétiques fabuleuses propre à celleux qui connurent le Blob. Depuis une décennie, le phénomène est récurent, problématique bien que fondateur, car pour beaucoup c’est la rencontre avec le blob qui a entraîné une contagion spéculative sans précédent, pour la première fois des peuples inventaient leur histoire, leurs nouvelles histoires de réels. Ce qu’on me dit aussi c’est que les assemblées des divers groupes écrivant ont convenus de ne plus utiliser le blob, au vu des impasses générées en suite. En somme c’est le tabou fondateur.

‘On a compris que ça devait venir de nous, qu’on a besoin de faire le chemin. Que même si c’était sympa de la part de cet unicellulaire de nous aider en levant un coin du voile sur le monde en soi du dedans, on devrait y renoncer pour éviter la dépendance’, me dit Karo, en me fixant de ses grands yeux électriques, dans la file sous le barnum pour remplir nos assiettes du repas collectif, ‘tu comprends, les cercles sont les gardiens de leur fil narratif respectif, et ça c’est hyper important pour ton reportage, c’est qu’on a toustes renoncé à une histoire unique, fini terminé les récits unificateurs concoctés par celleux qui savent ou qui ont été initié par un Blob. On a opté pour une infinité de fils qui tisseraient la toile de fond d’une anomalie, et l’Anomalie elle nous dépasse, tu vois ? ».

Notes :

* Anomalie : Le terme d’Anomalie fut introduit par Camille Montès, dite Cam la Pioche, lors d’un séminaire introspectif regroupant des HistorienNEs, des archivistes et des postulantEs au nouveau shamanisme dans la ville de Durbuy. Ce terme désigne la cassure dans le continuum temporel où apparemment les choses n’était plus comme avant, ce qui a fait que les choses étaient comme après. Lors d’un cercle immersif dans le silence sylvestre et enneigé, Cam proposa de se lancer ensemble dans une enquête autour des conditions d’apparition de la dite Anomalie. Est-ce un événement ou un processus ? Peut-on enquêter sur un processus auquel nous participons ? Telles sont les questions qui animeront le projet de l’enquête.

** Là où le **capitalobscène organise, le blobocène est organique.

ici l’auteur du carnet de bord fait allusion à un passage du Glossaire de la sorcellerie et de la Finance, lexique de référence qui faisait partie d’un ensemble d’ouvrages très répandus développé avant l’Anomalie par des groupes militants ayant pressentis la nécessité de boussoles langagières pour ce monde qui se profilait dans leurs visions.

Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés
Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés

II

Les cercles d’écriture

Dans la continuation d’une spéculation engendrant son réel propre, j’eus connaissance d’un cercle dont l’écriture affecte directement le présent en réussissant à bricoler les effets du passé. Considérant les notions d’évolution et de perfectionnement matériel liées à la prospection désirante d’un futur, le cercle aborde sans nostalgie un temps passé, un non-futur médian, temporalité pré-présent, d’avant l’actuel. Récusant l’idéalisme des âges d’or, un temps à rebours, à contre-courant de l’habitude d’une ligne allant de l’avant, ielles prirent l’expression au pied de la lettre, aller “de l’avant” voulait maintenant dire; explorer l’autre sens du temps, le contre-sens de l’histoire. Les téléphones, les chargeurs, les ordis furent oubliés dans le salon, les voitures laissées sur le parking. Débranchés les frigos, les télés, les fours à micro-ondes. La narration affecta leur mode d’être et ielles se prirent de marcher à reculons, dormant le jour, s’activant la nuit, ralentissant.

Collectivement, ielles désécrivent l’Histoire, défaisant les liens qui tiennent ensemble les événements du passé. Pratiquement, désécrire c’est rassembler les articles, les commentaires, les éditos journalistiques, tout ce qui a pu être écrit et dit concernant un événement, et lire l’ensemble en sens inverse sur les places publiques. InspiréEs par la figure tutélaire de William Lee, associant les techniques de cut up et de choix aléatoire à des pratiques magiques ancestrales, en reprenant les paroles et discours de l’ennemi, en les distribuant dans des sens différents, un effet appelé de ‘retour à l’expéditeur’ se met à pulser. Leur première tentative porta sur la désécriture des accords de libre-échange commerciaux imposés aux peuples, cela fit disparaître instantanément les spéculations sur les prix.

Karo s’immobilisa alors qu’on venait d’entrer dans la forêt de pins, « Tu entends ? Tu entends comme on entend rien ? » En effet, c’était silencieux au point où seule notre respiration nous parvenait aux oreilles. Il y eut un craquement, et karo repris : « C’est important de comprendre que ce n’est pas tabula rasa, ce qu’ielles font avec la désécriture. Dans la tabula rasa on fait plutôt fi de ce qui fut, on fait comme si. Alors que les désécrivantEs ont un pouvoir sur ce qui s’est passé ».

Par la désécriture la classe politique n’eut pas l’idée de découper l’Ètat en parties à revendre aux multinationales. Ronald Reagan demeura un acteur minable dans l’ombre d’un John Wayne, et Margareth Tatcher devint une éducatrice modèle dans les services sociaux britanniques. Reverse and delete. Passer les bandes vidéos à l’envers et les diffuser sur les canaux disponibles. Ielles désécrivaient à toute vitesse, les fumées des atrocités modernes rentraient dans les cheminées, les trains ne partaient plus, les enfants sortaient des mines, les toilettes américaines n’avaient qu’une seule couleur. Ielles désécrivaient et des peuplades d’une certaine côte Africaine ne furent pas enlevées. Annulant la mémoire de l’humanité, il n’y avait plus rien de quoi se souvenir, et pas de traumatismes à entretenir ou soigner. Et même si certainEs préféraient garder le souvenir des traumas afin de cultiver la base de leur identité, on était d’accord pour continuer à désécrire. Les Indiens ne connurent jamais les chevaux ni les dindes de fin d’année, les bûchers demeuraient désespérément éteints, les sabots des chevaux retentissaient sur des places vides sans écartèlement, les couteaux de l’écorcheur rouillaient sur les cordes non-nouées. Tout cet anéantissement permis à de nouvelles sciences de s’épanouir, dorénavant il y avait le temps. Des idées inhabituelles prenaient leur envol, des visions sensibles se répandaient. “ Leur chantier actuel c’est la désécriture de la naissance du capitalisme, c’est leur magie et ielles nous l’offrent”, dit-elle pour terminer.

Karo possède une connaissance approfondie des cercles qu’elle fréquente, n’appartenant à aucun elle est de celles qui se sont données pour mission de mémoriser des chapitres entiers des nouvelles narrations produites. Mémoire et exégèse. Elle revenait d’une tournée trans-régionale de lectures publiques des narrations qu’elle et d’autres avaient collectéEs. Nous traversions la jungle proche de l’ancien aérodrome. Karo évoquait des pratiques fictionnelles de groupes dont j’ignorais tout. Nous étions partis du chapiteau blanc de la maison Rose, c’est de là que la radio utopique émet sur les territoires occupés, occupés à écrire la spéculation de l’Anomalie. Source indispensable des nouvelles, relais fort apprécié des cercles, la radio permet aux personnes surprises sans préparation de s’orienter pour rejoindre un groupe de narration\vie qui ellui correspond. Sur les ondes, on peut entendre des extraits de passages des récits approuvés par les cercles. Disséminant, influençant, inspirant la bande. Dans les studios, des équipes se relayent pour remplir le champ hertzien avec des affaires sonores propices à la transformation personnelle et intérieure, la transformation de vision et d’action nécessaire. Le soir les cercles du son produisent des drones envoûtants avec tout ce qu’ielles trouvaient la journée, câbles électriques, casseroles, plaques métalliques, restes de machines et d’outils. Les drones électro-acoustiques explorent des fréquences précises, altèrent les perceptions de l’auditoire parsemé de la zone, réajustant l’attention ou précipitant des crises existentielles, des transes dans le cœur des anciens banquiers, traders, accounting managers, marketing supervisors et autres Entry Data Clerks encore perduEs dans la jungle et attachéEs aux anciennes histoires.

Karo lit les textes, de sa voix remplissant la forêt par la multitude des postes allumés. Elle était partout, se déplaçant de cercles en cercles, récoltant le résultat des expérimentations narratives, les intériorisant. Après le repas on se dirigea vers le phare, là où devait se dresser la tour de contrôle de l’aéroport avorté. “ Tu as entendu parler des blobs extrêmes? Ça devrait t’intéresser.

(J’étais passé d’espion à archiviste et chercheur, Karo le savait et ne retenait que le résultat de la transformation, une confiance et un respect mutuel circulait.)  Ce sont des amies spéculantes qui précipitées par leur narration ont basculé vers un non-faire absolu. Tu te rends compte? Elles dorment à même le sol, prennent racines et prétendent s’alimenter de lumière à la manière des plantes, le regard rivé sur les étoiles. Assises ou couchées toute la journée elles ne font absolument rien, en arrêt devant une feuille, une fleur, balançant leur corps au gré de leurs rêveries. Ce qui se passe, c’est qu’elles se sont perdues dans leur histoire, elles l’ont prolongée autant qu’elle le pouvait, au gré d’une épuration de la ligne narrative, dégageant le superflu elles arrivèrent mathématiquement à une formulation de l’Anomalie comme mouvement de la non-action. Rien entreprendre. Du coup, elles se sont arrêtées aussi de spéculer, ont renoncé à la parole, à tout effort en vue d’une réalisation future. Observation, contemplation et des mouvements lents, très lentement elles boivent un peu d’eau. Dans leur conception toute action visant le maintien du corps et le développement du groupe nécessite implacablement une exploitation et une consommation de ressources environnantes, générant une perturbation dans l’équilibre du monde-là. À mon avis elles sont tombées sous le coup d’une fascination pour la pureté de leur morale”. “Et peut-être aussi un rejet de la réalité omniprésente de la mort, un déni du processus de destruction à l’intérieur de la vie, quand la morale humaine juge la nature”, dis-je. “On s’inquiète, poursuivit Karo, y a déjà eut une morte, et cette inquiétude a donné naissance au cercle du Care et de la Mort. La situation révèle également le nombre important de personnes interpelées par la spéculation et convaincues de sa pertinence pour le réel mais d’une nature ou d’un caractère du côté d’un faire concret et direct, un besoin de ressentir les résultats immédiatement. Ce qu’on prit en compte, lors de la réunion mensuelle des cercles où chaque clan présente ses avancées en matières spéculatives et les observations de la mutabilité des mondes. Avec celles de l’extrême du rien-faire on avait atteint une limite. Domitila (qui revenait d’un tour des stations radios de la Francie, de la Belgie, de la Neutrie, de l’Hispanie et de l’Italianie), demanda à l’assemblée s’il n’était pas temps de lancer un nouveau clan autonome dont la fonction serait de s’occuper de tous les autres”. “Il n’y a pas que les extrêmes du rien-faire qui nous causent du soucis, c’est un sentiment général au sein des communes de la grande écriture que les membres impliquéEs dans la spéculation ont tendance à délaisser les soins du corps et l’organisation pratique du quotidien, comme la recherche d’aliments, la cuisine, la protection des lieux pendant la nuit, etc”. La proposition fut vivement critiquée, surtout par celleux qui préfèrent que les choses restent en l’état, dans cet espèce de brouillard faussement anarchiste où au final ce sont les plus agressifVes et les plus dominantEs qui poussent leur cause. Julien a alors rappelé que chaque cercle se doit d’être autonome ou apprendre à l’être, que la proposition d’un cercle du Care revient à introduire une maman dans l’histoire, “je trouve ça déresponsabilisant et infantilisant”. Cependant les non-faire extrémistes risquaient la mort par inanition et insalubrité, de même dans le gang des fais-tards, qui avaient décrétés la fête permanente avec beuveries ininterrompues et prises de psychotropes, elleux aussi étaient mal en point, dans leur état évidemment ielles ne s’en rendaient pas compte. Domitila avait un large sourire et un cœur profond.

“ On a quand même une responsabilité envers elleux, on ne peut pas les regarder disparaître. On s’est aussi misO d’accord depuis le début d’accepter tout le monde, tous les groupes, toutes les spécifications, on les accepte tel.les quel.les, sans jugement…. mais si des cercles comme les rien-faire ou les fais-tard se trouvent peut-être coincéEs dans leur affaire ou piégéEs dans ses effets, je me dis qu’on devrait pouvoir les aider. C’est, il me semble, une phase chez elleux, qu’ielles déboucheront éventuellement sur une ré-ouverture. En attendant, faut que certainEs d’entre nous s’y frottent, les nourrissent à la petite cuillère si ça faut”. Cet argument eut raison des dernières réticences.

Le clan du Care était lancé, et bien sûr qu’on n’allait pas devenir les aide-ménagères de la constellation narrative, aussi sympathique que chacune et chacun puissent être. Le blob extrême du rien-faire est très justement l’exceptionnel confirmant la règle (si du moins il y en a une). Le clan du Care, constitué d’individualités diverses partageant un attachement à l’entretien des choses et des personnes, des corps et des environnements de vie. Pour Karo, les mouvements militants, engagés politiquement et matérialistes athées entretiennent des rapports de dédain voire de dégoût à l’encontre des possibilités du corps. Le corps, cet amas de chairs ignorantes qui pend en-dessous du crâne selon une certaine pensée héritée du 17e siècle. Le corps résumé au lieu de la nourriture, du sexe et de l’excrétion. Ce qui est pour le moins curieux, car n’étant croyantEs ni de l’âme ni de la transcendance on s’attendrait de la part des camarades à un intérêt pour l’immanence des corps. Je suis souvent confrontée à des formes d’agressivité dès qu’il est question de techniques liées à l’exploration des possibilités énergétiques de l’organisme, incluant en cela les potentialités psychiques. Du coup, comme on n’allait pas passer son temps en prosélytisme, au lieu d’aller prendre soin des autres chez elleux, on a préféré développer un centre, une base de soin, un lieu aussi qui offre la solitude nécessaire à la poursuite de l’action collective. Chacun, chacune sont venuEs avec ses connaissances, ses expériences, sa pratique. Je suis fière de ce qu’ielles ont réalisés.

On parlait tout en marchant le long de la route de terre, Karo voulait me montrer le rêvoir, une des  annexes de la base de soin. Lieu de retraite et laboratoire dirigé par Peters et Schuiten, dans la salle une centaine de sacs de couchages remplissait l’ancien hangar pour avions.

On vient au rêvoir pour rêver sur plusieurs semaines. Rêver permet de revoir ses idées. Au rêvoir le déroulement des journées est basé sur la rythmie propre des cycles sommeil/rêve. Après un moment d’adaptation les rêveureuses se synchronisent et commencent à rêver ensemble, ensemble ou l’un suivant exactement l’autre, seuls les contenus de rêves diffèrent. Bien que régulièrement ce phénomène étrange entre tous prend place; un groupe entier rêvant un même identique rêve. Au réveil, les récits sont consignés et rejoignent la grande archive Chris Marker où sont gardées toutes les spéculations connues. Après la première semaine, les rêveureuses pénètre l’état dit de “Haraway”, période d’intense inventivité où le sommeil diminue et où la conscience se maintient dans une zone de réalité et de rêve confondus, donnant lieu à des visions hautement créatives dans les domaines littéraires, plastiques, politiques et sociaux.

Il n’est pas toujours possible d’observer seulement, prendre des notes au milieu des assemblées, des réunions, se fondre dans les groupes, devenir invisible, transcrire les sujets de conversations, noter les habitudes, les croyances, les impensés. Pour obtenir ce niveau d’intégration dans les groupes, il faut comme tout membre effectuer plusieurs heures par jour de travaux utiles. Le matin, au minimum trois heures dans le potager à biner, arracher les plantes invasives, placer la paille, récolter, arroser, nettoyer. Hier soir le clan des récupérateurices a ramené de Allemanie un système de chauffage pour l’eau. Des semaines qu’on essaye de faire disparaître la crasse à l’eau froide. Ce système datant des années 1930 est une simple chaudière à bois qui alimente et réchauffe une réserve d’eau, Je me suis proposé à l’entretien du feu, le temps de revoir mes notes. Pendant ce temps, une équipe répare le toit de la maison des accouchements.

Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés
Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés

III

Notes en chemin

Notes sur les récupérateurices – ielles conduisent leur histoire depuis bien longtemps avant l’Anomalie. L’Internationale récupératrice, une vieille marotte des services de renseignements. Pour certainEs d’inoffensifVEs fouilleureuses de poubelles, nettoyeureuses de sites industriels à l’arrêt, qui s’amusent avec le rebus, fabriquent de beaux décors pour les films post-apocalyptiques. Mais dans la hiérarchie, dans les bureaux du dessus, quand il y avait encore des immeubles, les récupérateurices étaient considéréEs comme groupe politique mettant en danger l’équilibre de la production et de la consommation, leur mode de vie associé à de la disruption anti-capitaliste. En effet, leurs actions ont permis à des communautés entières de vivre en relative indépendance du système, n’achetant ni ne consommant quasiment plus rien. En soi c’était déjà une anomalie. Ce qui ressort des rapports consultables, c’est la critique en provenance des milieux alternatifs ultra. Dans leur optique, les récupérateurices offrent une bonne conscience aux patronNEs d’entreprises en gérant la merde que les grosses boîtes laissent derrière elles. Bref, ielles étaient gênantEs puisque rendant possible quantité d’aventures humaines expérimentales.

Notes de l’été – parcouru à pied les montagnes de l’Italianie du Nord, à la rencontre des communautés qui existent là depuis la fin du 20e siècle, plusieurs jours de marche sont nécessaires pour se rendre d’un lieu à l’autre selon les indications qu’on voulait bien me transmettre. Ces groupes communautaires implantés là représentaient déjà des organisations de vie/récit intéressantes mais limitées par des catégories typiques de l’époque, religiosité new-age, marxisme libertaire, auto-suffisance écologique, anti-système réactionnaire de survie, mystiques diverses…

Que ce soit les anarchistes chrétiens, les agriculteurices philosophes, les punks moralistes ou les bâtisseuses psychédéliques – et malgré leurs revendications et vérités proclamées je fus frappé par une typologie récurrente relativement simple qui court derrière les formalismes.

Le désir d’une communauté familiale, la grande famille, celle du sens et non plus celle du sang.

Le grand partage, les repas, la cuisine, la production des aliments, les travaux d’entretien et de construction, les rituels, l’expérience.

Dans tous les cas, ces visages éclairés par la certitude collective de travailler à un objet d’importance et de vérité. Ces mêmes discussions passionnées en attendant dans la file du repas. Partout je retrouvais cette file, et le même enthousiasme, la même bêche, le râteau, la sueur, la fatigue, l’épuisement, la convivialité… et ce projet qui avance, ce lieu qui existe. Partout aussi la critique des membres à l’égard de la hiérarchie et de l’organisation, des critiques parfois très dures car ces communautés ne peuvent survivre sans une forme d’exploitation au travail, on se donne parfois jusqu’à la limite, mais on y reste parce qu’au dehors c’est dix fois pire, au dehors il y a le travail, la ville, au dehors il n’y a pas la famille, le partage, l’enthousiasme, la joie.

Au final, j’ai choisi de me rapprocher des communautés du récit, dans le mouvement de la grande spéculation, car c’est dès le départ une approche plus ouverte à la transformation et au devenir. Par la fabrication de récits qui s’exposent sans cesse à une interrogation, à une série d’inconnus, chemins serpentant et transformant le réel du cercle spéculant, et quand la narration est suffisamment puissante, transformant le quotidien d’une région entière, englobant d’autres récits qui s’y rattachent ou en dérivent. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance des cercles ayant radicalement choisi l’oralité comme principe spéculatif, et il n’est possible d’entrer dans le réel de leur récit qu’en allant à leur rencontre là où ielles vivent.

En regard, les anciennes communautés classiques ont un récit définitif et figé qui, appliqué au monde, le changerait de fond en comble. Ce récit arrêté est installé tel un logiciel pour produire le changement en modèle réduit, les membres étant à la fois cobayes et observateurices. L’échec de l’installation des logiciels de changement du monde est la raison de la fermeture des communautés sur elles-mêmes et de la pétrification du récit originel.

Tandis que pour les cercles spéculants de la nouvelle génération il n’y a pas de récit définitif universel à propager, constamment en cours, rien n’est assuré, sa construction est ouverte à toustes, et non plus réservés à la vision charismatique d’un individu ou d’un groupe d’initié.es. Cette fois-ci c’est notre musique, notre vision, notre histoire.

La musique est partout, partout des cycles dans les corps, organiques et astraux ; cycles équivaut à rythme, rythme est musique. Les entreprises d’états et les états privés, les banques, voulaient faire danser les peuples sur leur musique, la danse cyclique imposée des crises.

Dit simplement pour résumer, la grande spéculation, une composition improvisée à l’infini où tout le monde peut jouer.

Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés
Tentative de reconstitution de l’histoire à partir de fragments d’artefacts retrouvés

IV

Histoire du colibri

Ce matin un message est arrivé depuis les plaines de Marsillia via une famille de colibris voyageurs. On était à la terrasse du four à pizza communautaire quand le minuscule oiseau s’est arrêté sur la table et déposa le message de Moulin d’Amour, un collègue historien/chercheur dans l’Anomalie. Le colibri avait appris le message et nous le chantait. En ralentissant notre écoute on parvint à décoder ce qui en fait était une question de Moulin d’Amour concernant la mystique indienne, il voulait savoir si dans la tradition issue du Vedanta on retrouverait des éléments similaires au shamanisme, telles que la sortie du corps, le voyage astral, le rêve éveillé, etc.

On sortait justement du rêvoir où après la visite on s’était dit avec Peters, Schuiten et Karo, qu’une section yogique y avait toute sa place. Dans les écoles non-thétiques du yoga, des phénomènes similaires à ceux rencontrés dans le shamanisme sont décrits. Appelés tejas ou siddhi, ce sont les pouvoirs mystiques qui apparaissent ou découlent du perfectionnement de la méditation, du contrôle de la respiration. Dans les anciennes narrations Abrahamique puis Cartésienne, l’esprit, la conscience, l’être se situe soit dans le crâne soit autour du cœur. Alors que pour les Upanishads et les yoga-sutras de Patanjali, il y a jusqu’à 12 niveaux, 12 plans où peut se placer la conscience. L’univers dans son ensemble est également considéré comme une conscience. C’est l’exploration, l’investissement de la conscience sur ces différents plans qui ouvre les possibilités habituellement non-exploitées du corps. La conscience limitée à la boîte crânienne peut développer certaines puissances mentales, permettant le calcul, l’organisation, le classement, mais aussi l’imagination, la créativité, l’invention et dans une certaine mesure la puissance de l’intuition. La conscience dans le cœur quant à elle développe l’empathie, l’amour, les sentiments et l’affection. Les aspects néfastes d’une conscience limitée à ces deux plans est la présence exagérée d’un sens du moi, de l’importance des sentiments ouvrant la porte aux névroses, aux dépressions et aux maladies mentales en général.

Tout l’enjeu de la méditation est d’ouvrir entièrement la conscience en la déplaçant le long de ces stations, activant de nouvelles possibilités d’actions et d’indépendance. Les pouvoirs d’actions habituels décrits dans les traités yogiques sont : le pouvoir de connaître le futur, le pouvoir de connaître la pensée d’autrui, le pouvoir d’obtenir toutes choses désirées, le pouvoir d’entendre et de voir à distance, sortir du corps grossier grâce à un corps subtil, se déplacer sans bouger, devenir invisible. Et comme pour le shamanisme les yoginis et les yogis peuvent rencontrer les esprits des mondes intermédiaires, des entités divines ou démoniaques, intercéder auprès d’elleux dans la guérison de maladies ou aider pratiquement les requérantEs. rencontrer la mort, lui parler, et par les austérités yogiques (tapasya), obtenir des faveurs.

L’arrivée du message nous a comme conforté dans cette idée d’une école yogique attenante au Rêvoir.

V

Oralité et écriture

En débutant l’enquête, je me suis penché sur les communautés du récit pensant qu’elles étaient centrées autour de l’écriture uniquement, cette pratique là. Pour beaucoup ce sont ces expériences où l’écriture est le cœur du récit de vie qui constituent l’Anomalie. Il a fallu du temps pour reconnaître l’importance d’une autre tradition. L’écriture ne convient pas à tout le monde, c’est un fait, une pratique dévoreuse de temps. Quand on est responsable d’une ferme qui nourrit les habitantEs de toute une vallée, se poser pour écrire est un luxe. La perspective de l’écrit peut exaspérer certainEs. Pour bien écrire il faut lire et avoir lu, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Par contre, chacunE peut exprimer sa pensée par des signes sonores ou gestuels.

Les groupes dédiés à l’oralité sont difficiles à localiser, leur choix de création spéculative reflète une certaine esthétique philosophique du vivre et ce sont souvent des tribus qui aiment à demeurer secrètes, cachées parmi les forêts, ou inaccessibles en altitude. Rencontrer des membres d’un groupe de spéculation orale est diffcile. C’est parce que la vie collective un peu trop reclue leur pesait que des oralisateurices ont voulu continuer leur récit en se mélangeant à d’autres. J’ai eu la chance d’en croiser quelques-unes lors de la création du cercle du Care. Le choix de l’oralité n’est pas anodin et provient d’entités communautaires déjà constituées à la base. C’est parce que celles-ci était unies par une certaine parole, celle de l’amitié, de la connivence, de projets élaborés ensemble que l’oralité s’est imposées comme une évidence, comme identité tribale. L’oralité a cet avantage de permettre d’effacer plus aisément les différences entre participantEs, pas nécessaire de posséder de grandes connaissances pour dire ce que l’on a à dire. Et malgré une forte horizontalité, l’oralité malgré tout porte en elle ses limites . Il y aura toujours des personnalités plus à l’aise avec l’oralité que d’autres, ou qui ont un ascendant sur une partie du groupe. A cela s’ajoute les effets bien connus des foules, d’inertie, de clanité, qui insidieusement enlèvent la parole à une partie de l’assemblée au profit d’une autre. Là aussi réserve, même si je reconnais la potentielle inclusivité de l’oralité.

Les groupes de spéculations orales qui se sont constitués sur base du récit et non d’une communauté pré-existante me semblent plus intéressants, plus éthiques et mieux politisées. Il y a chez elleux un renoncement à l’écriture, à leurs yeux c’est la fixation par les signes – notamment alphabétiques – qui est à la base du développement des sociétés dites ‘dures’, en opposition aux sociétés dites ‘douces’, sociétés à traditions orales. Les sociétés ‘dures’ de l’écriture sont (selon elleux) les sociétés qui apportent la loi du pouvoir, l’invention de l’Histoire, du monothéisme, l’organisation pyramidale, la conquête et le progrès vers le capitalisme. Renoncer à l’écriture c’est renoncer au développement technologique et c’est s’assurer un maintien dans un statut pré-industriel.

Je m’arrête ici pour aujourd’hui, il y a des haricots à récolter dans le champ horticole.

Publié le 28 février 2023
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