Pour un centre d'Archives Orales de l'Anomalie
L’équipe du laboratoire sauvage « Désorceler la finance » propose, sur Entre-Temps, de déployer un récit rétrofuturiste en quatre temps. Suivant les travaux de Donna Haraway sur le pouvoir de la fiction spéculative, ces quatre textes explorent la possibilité d’une bifurcation vers un monde post-capitaliste. Du rapport d’enquête au témoignage, ils naviguent aux frontières de l’écriture créative et de la méthodologie historique. Aujourd'hui, le deuxième temps : la demande de bourse pour la fondation d'un centre d'Archives Orales de l'Anomalie adressée par la chercheuse Cam la Pioche au conseil de la zone.
Camille Montès, dite Cam la Pioche Chercheuse pluridisciplinaire Cabane de gauche, forêt d’en-haut Zone de Flandrie occidentale
Forêt d’en-haut, le 14 mars 2142
Rouleau à l’attention du conseil de la zone
Objet : demande de bourse pour la fondation d’un centre d’Archives Orales de l’Anomalie
Le 12 février 2142, le conseil de la zone de Flandrie occidentale fit coller sur le mur du grand hangar à vélos une feuille de papier manuscrite portant publicité d’un appel à projets pour des bourses de recherches intéressantes et de dialogues féconds (allant de 1 000 à 15 000 clochettes), à rendre d’ici au 15 mars 2142. Bien que je réside dans la forêt d’en-haut, un ami qui passait lut l’appel, le mémorisa et me le récita[1]. Par le présent rouleau, je sollicite auprès du conseil une bourse de 12 000 clochettes afin de fonder les Archives Orales de l’Anomalie, premier centre d’archives en son genre dont je décris les principales caractéristiques ci-dessous.
a) Sur le risque de disparition des récits de l’Anomalie
Après le décès des vieux Augustin et Cunégand en 2108 et 2112, le décès de la vieille Victorine en 2118 a marqué l’extinction du dernier témoin direct des événements qui déclenchèrent la fin du capitalisme un siècle plus tôt (et que je me permets de désigner ci-dessous sous le nom d’Anomalie) pour la zone de Flandrie occidentale. Maintenant que les témoins directs sont morts, les connaissances sur l’Anomalie sont exclusivement constituées de récits de seconde main colportés de glotte en glotte et d’oreille en oreille. Conformément aux coutumes en matière de préservation de l’histoire orale, 14 jeunes de la zone avaient été envoyés chez la vieille Victorine avant son décès pour écouter ses récits et les conserver dans leur mémoire. Sur les 14 jeunes, seuls 9 sont demeurés dans la zone ; ils sont maintenant quadragénaires et leurs souvenirs des récits de Victorine approchent dangereusement de la date de péremption des savoirs oraux. Dans l’intervalle, la zone a été exposée à de nombreux récits alternatifs par des voyageurs de passage, récits de plus ou moins bonne qualité. Les Archives Orales de l’Anomalie que je propose de fonder visent à recenser les récits de l’Anomalie, les trier et en perpétuer les plus intéressants.
b) Sur la pertinence d’ouvrir un centre d’archives orales
Sous l’influence des grands récits historiographiques de Vinciane des Prés (2042) et d’Ursula le Gué (2059), la science historique post-Anomalie s’est constituée en opposition avec l’histoire écrite. Contrairement aux récits d’histoire orale que les différents répétiteurs peuvent enrichir et développer selon leur imagination, en raison de sa nature même d’encre et de papier, l’histoire écrite demeure figée dans sa forme initiale – ce que le récit de Vinciane des Prés (2042) appelle sa « forme primitive ». Il en résulte un déficit d’inventivité historique : l’œil collé sur les faits mentionnés par les textes, les historiens écrits s’interdisent de rajouter au cours des événements les faits potentiels qui captent leur imagination. Par exemple, on a d’abord cru que l’Anomalie avait été causée par des rassemblements militants en Francie du Sud aux alentours de 2028, puis leur extension en feux de broussailles à toute l’Europie de l’Ouest dans les années 2030. Mais bien vite les questions des enfants ont concentré l’attention des narrateurs de récits sur l’élément déclencheur de ces rassemblements militants : pourquoi des rassemblements ? Et pourquoi militants ? Et pourquoi à cette époque, se sont mis à demander les enfants avec insistance ? Plusieurs pistes ont jailli, avant que les narratrices ne finissent par trouver celle qui les réconcilie toutes, à savoir le rôle des blobs (sur « l’hypothèse blob », voir vieille Victorine (2117)) dans l’instillation d’un égrégore militant chez les populations de Francie du Sud.
La primauté du récit oral sur le texte écrit présente cependant des problèmes, au premier rang desquels celui de la dissipation. Le récit oral de l’histoire ne peut se perpétuer qu’en proportion du nombre de mémoires disponibles pour accueillir ce récit. Ce qui est à la fois un défaut et une force : ne peuvent être retenus à chaque époque que les récits historiques suffisamment marquants pour faire l’objet de discussions passionnées entre sources. C’est ce que plusieurs récits appellent le problème de la dissipation historique, dixit Dinah Bird (2076). Certaines solutions existent contre la dissipation. La zone de Wallonie méridionale a récemment mis au point un système que je propose d’employer, celui de la fricassée de pommes de terre aux champignons. Voici l’idée : lorsqu’un récit important menace de disparaître, l’archiviste se balade dans la zone en proposant une assiette de fricassée de pommes de terre aux champignons à ceux qui acceptent d’écouter et mémoriser le récit. Cette méthode accroît simultanément le nombre de sources disponibles et les capacités de mémorisation de chacune des sources. De sorte que le texte écrit n’est plus utilisé qu’en cas de force majeure, à savoir pour les lettres intimes qui ne peuvent pas être récitées par un tiers, les informations trop viles pour être gardées en mémoire (e.g. les listes de courses et les dossiers de demandes de bourses) ou comme support de perpétuation des archives orales en cas d’infirmité (e.g. surdité de l’auditeur de la source orale). Dans tous les cas, les textes écrits sont mémorisés dès que possible, puis roulés en boule et ignorés : non pas détruits mais laissés là dans des coins, sans que personne ne s’en préoccupe, jusqu’à ce que le temps les réduise en bouillie.
c) Sur les questions que le centre d’archives traitera
Les Archives Orales de l’Anomalie sont divisées en 27 collections. La collection n°1 se rapporte aux récits sur la date de l’Anomalie. Une bonne partie des récits que j’ai entendus s’accordent sur l’idée que l’Anomalie peut être datée précisément, certains allant jusqu’à identifier un jour et une heure précise, d’autres restant plus vagues et s’en tenant aux années. Le récit de la vieille Victorine (2117) soutient par exemple que l’Anomalie est advenue lors d’une année en 8, sans que sa mémoire lui permette d’identifier la décennie exacte entre 2018, 2028 ou 2038, probablement aux alentours de 15h30. Néanmoins, des récits émergents tels que le récit de Martin le Pêcheur (2139) ou d’Augustin la Taupe (2138) prétendent que l’Anomalie ne serait pas un événement unique, mais une succession de petits événements, remettant en cause toute idée de datation précise de l’Anomalie. Pour les collections n°2 à n°26, ce rouleau est déjà bien trop long et je propose que le conseil me fasse venir directement pour lui expliquer de vive voix les choses. Dans tous les cas, chaque collection met en avant les récits de l’Anomalie dans leur pluralité et leurs contradictions[2]. La succession des collections est organisée selon les jours de la semaine : la première collection relative à la date de l’Anomalie est ainsi exposée le lundi dans la cabane des Archives Orales de l’Anomalie, la deuxième collection sur la localisation géographique le mardi, etc.
Bien entendu, les discussions des Archives Orales de l’Anomalie se font sous le signe de la coopération et non de la concurrence scientifique. J’entends par là que contrairement aux historiens professionnels d’avant l’Anomalie, pour lesquels une interprétation était soit vraie, soit fausse, et dont le travail consistait principalement à démolir l’interprétation de leurs collègues, les sources de mes archives orales prennent soin les unes des autres. Par exemple, si une source prétend en colportant le récit de la vieille Victorine (2117) que l’Anomalie a eu lieu en 2028 et qu’une autre prétend en répétant le récit de Cunégand (2108) que l’Anomalie a eu lieu en 2022, l’archiviste s’interpose immédiatement. Elle sert aux deux sources une nouvelle cuillère de fricassée et propose : si l’on imaginait des explications dans lesquelles l’Anomalie aurait lieu à la fois en 2022 et 2028 ? Par exemple, si l’on inventait un nouveau calendrier dans lequel l’année 2022 correspondrait à l’année 2028 ? Ou s’il y avait en réalité deux anomalies, par exemple une anomalie mineure et une anomalie majeure ? Etc.
d) Sur les modalités d’accueil du public
Outre son rôle de perpétuation des sources d’histoire orale de l’Anomalie, les archives sont ouvertes au public. Voici comment elles fonctionnent : j’ai d’ores et déjà aménagé une cabane dans la forêt d’en haut, ci-après « cabane de droite », jouxtant ma propre cabane, dite « cabane de gauche » [3]. Il s’agit d’une cabane spacieuse en bois de palétuvier de Wallonie, de 100 pieds de long et 75 pieds de large, dallée d’argile, que je destine à servir d’accueil aux sources et aux publics. Point essentiel pour sa destination de centre d’Archives Orales de l’Anomalie, la cabane comprend déjà un coin cuisine, avec son poêle au bois (d’une capacité de 2 grosses casseroles simultanées) et son coin d’eau (d’une capacité de 2 plongeurs simultanés pour laver jusqu’à 5 assiettes par minute). Donc, je me tiens dans la cabane de gauche. Lorsqu’un visiteur se rend aux Archives dans la cabane de droite, je sors à sa rencontre. Après discussions et échanges de récit, le visiteur énonce une demande d’informations (par exemple : qu’en est-il du rôle du blob dans l’effondrement du capitalisme ?). Je fouille dans ma tête le récit le plus proche qui pourrait le satisfaire (par exemple : le récit de la vieille Victorine (2117), tel que répété par Paul Dédalus (2141)), avant d’informer le visiteur de la date à laquelle il pourra consulter la source en question (par exemple : Paul Dédalus a promis de réciter son histoire autour d’une fricassée mardi prochain).
Je précise que le conseil peut me faire confiance pour diriger les Archives. Qu’il me soit permis d’ailleurs de le mettre en garde contre certains ragots qui circulent à mon égard, faisant de moi une fille instable à cause de mes tendances dépressives. Il n’y a rien de plus faux : c’est vrai que j’ai traversé une mauvaise passe l’an dernier, dont le conseil a possiblement entendu parler, mais cela fait maintenant 6 mois que je n’ai pas vécu d’épisode dépressif (si l’on exclut la fois très brève où j’ai fini dans le canal[4]). Je me sens parfaitement apte à gérer ces 12 000 clochettes au bénéfice des Archives Orales de l’Anomalie, il n’y a par exemple plus aucun risque que je me laisse couler, que je cesse de m’alimenter, que je m’enferme dans ma cabane et que je refuse d’ouvrir la porte plusieurs semaines d’affilée comme j’ai pu le faire l’an dernier, vu que c’est fini. Je presse donc le conseil de m’allouer les clochettes l’esprit léger[5].
e) Sur l’usage des clochettes
Les Archives Orales de l’Anomalie ont pour objectif d’entretenir et de perpétuer les sources recensées dans ses 3 collections. L’entretien et la perpétuation des sources d’archives orales repose sur l’organisation de repas, au cours desquels les sources peuvent se nourrir le corps tout en se répétant leurs récits les uns aux autres. La bourse de 12 000 clochettes doit donc être utilisée en ce sens : elle servira à l’achat des tables à manger, des verres, des assiettes et des couverts (4 500 clochettes), à l’approvisionnement en ingrédients nécessaires à la réalisation des fricassées de pommes de terre aux champignons et des poêlées de topinambours aux oignons servies aux sources (6 000 clochettes), ainsi qu’au défraiement des sources pour leurs déplacements fréquents jusqu’à la forêt d’en-haut, via l’achat de chambres à air de vélo et de semelles de souliers (1 500 clochettes).
Oralographie
Augustin la Taupe (2138) « Dialogue avec Paul du Pont », zone de Scandinavie du milieu : au bord de la mer, répété par Paul du Pont (2140).
Cunégand (2108) « Soliloque », zone de Flandrie occidentale : dans sa cabane, répété par Paul Dédalus (2142).
Dinah Bird (2076) « Blabla sans fin », zone de Bretonnie maritime : sous l’ancien lampadaire, répété par Barthelme du Village (2102).
Martin le Pêcheur (2139) « Discussion entre amis », zone de Flandrie occidentale : forêt d’en-haut, répété par Camille Montès[6].
Vieille Victorine (2117) « Témoignage », zone de Flandrie occidentale : petit pavillon rouge, répété par Paul Dédalus (2141).
Vinciane des Prés (2042) « Harangue aux villageois », zone de Wallonie septentrionale : place du village, répété par Martin le Pêcheur (2083), colporté par Barthelme du Village (2122).
Ursula du Gué (2059) « Monologue du parking », zone de Boston-sur-Mer : parking du building en ruine, répété par Dinah l’Oiseau (2099).
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[1] Je dis ami faute de mieux : il s’agit d’à la fois plus et moins qu’un ami, puisque je fais ici référence à Pat de la forêt d’en-bas, que j’appelle Pat l’Oignon, parce qu’à chaque fois que je le vois depuis qu’on a rompu, je pleure. Hier lorsque je lui ai fait lire le brouillon de mes rouleaux de demande de bourse, il m’a fait la remarque que les événements personnels et notamment les ruptures amoureuses ne font pas partie du champ des demande de bourses de recherche. Je trouve que c’est dommage, les ruptures amoureuses affectent pourtant beaucoup ma recherche.
[2] Autant les récits sur l’Anomalie sont contradictoires et semés d’incertitudes, autant le déroulé de ma rupture avec Pat l’Oignon est absolument clair, je peux la ressasser avec précision : Pat l’Oignon et moi nous sommes rencontrés le 5 mars 2139 à l’occasion d’un barbecue de racines et de maïs dans la forêt d’en-haut de la zone de Flandrie occidentale ; s’ensuivit rapidement une idylle passionnée. Le 18 avril 2141, premier signe d’eau dans le gaz, à travers des disputes relatives à l’épluchage des racines, des absences à répétition de l’un et de l’autre des deux cabanes voisines (cabane de gauche et cabane de droite) qu’on occupait dans la forêt d’en-haut. Le 4 juin 2141, départ définitif de Pat l’Oignon de la cabane de droite, Pat l’Oignon quitte la forêt d’en-haut à la tombée de la nuit sans me prévenir, si bien que c’est le 5 juin 2141 que j’apprends que Pat l’Oignon est parti s’installer dans une cabane de la forêt d’en-bas. Après quoi, du 5 juin 2141 au 14 mars 2142 : grosse phase dépressive à l’issue de laquelle je croise Pat l’Oignon de temps en temps, lui lance des regards de biais, lui parle avec froideur malgré les sacs de patates qu’il m’apporte et les nouvelles qu’il me récite de la forêt d’en-bas où il réside.
[3] En réalité, c’est Pat l’Oignon qui a aménagé la cabane de droite. Les Archives Orales de l’Anomalie prennent place dans sa cabane désaffectée, ce qui me permet de lui prouver qu’il ne compte plus pour rien dans mon existence, que j’ai fait contre mauvaise fortune bon cœur en remplaçant le vide qu’il a laissé par de belles archives.
[4] J’en profite pour remercier encore une fois le maître-nageur envoyé par le conseil pour me repêcher : s’il n’avait pas été là, avec tous les cailloux que je m’étais attachés aux pieds, je clapoterais sans doute toujours au fond du canal avec les poissons.
[5] Je dirais même que ce projet d’Archives Orales de l’Anomalie, cis dans la cabane anciennement occupée par Pat l’Oignon, doit me permettre de tourner la page définitivement, tandis que pour le moment, voir sa cabane vide tous les jours me plombe. Cela me plombe à un point que le conseil ne peut pas imaginer, chaque fois que je vois sa cabane vide je sens comme un poids qui m’écrase et j’ai envie de faire des bêtises. De sorte que si le conseil ne me donne pas les 12 000 clochettes, il est possible que je me remette à faire des bêtises, tandis que s’il me les donne tout ira bien.
[6] Je ne peux pas m’empêcher de préciser que c’est à cette occasion que je rencontrai Pat l’Oignon. Pat était comme moi intéressé par l’archéologie du capitalisme tardif et il était venu depuis sa cabane de la forêt d’en-bas jusqu’à la forêt d’en-haut où on avait organisé un barbecue pour recueillir les récits de Martin le Pêcheur. Il avait entendu chuchoter qu’une source historique importante se trouvait dans la zone, il avait monté toute la colline avant d’arriver à la forêt d’en-haut. Martin le Pêcheur m’avait déjà désigné comme répétiteuse officielle de sa discussion, il accepta pourtant qu’il participe également à la discussion et à sa perpétuation, de sorte que je le vis d’abord comme un rival : ses cheveux frisés et soyeux, son air poupon, les racines grillées qu’il offrait à tout instant lui donnaient l’air d’un affreux gommeux. Il fallut 4 heures à discuter au milieu de la forêt puis 2 mois à se rendre visite dans ma cabane de la forêt d’en-haut, dans sa cabane de la forêt d’en-bas, pour que nos rapports changent et deviennent ce qu’ils devinrent ensuite, qu’il me soit permis de ne pas en dire davantage.