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Vitalités de l'archive - 3 : la page web

Pour la Nuit des idées, le comité éditorial d’Entre-Temps et leur invité Philippe Artières ont décidé de mettre en scène, le temps d’une représentation, leur façon de travailler, d’étudier ou encore d’explorer les archives tout en leur redonnant un soupçon de vie. Lors de cette soirée – qui s’est déroulée jeudi 30 janvier au Collège de France – cinq textes inédits ont été rédigés et performés. Entre-Temps publie, pendant cinq semaines, ces textes qui incarnent une part de ce que notre revue cherche à défendre. Chacun d'entre-eux se découpe en trois temps : la découverte, la description et la réactualisation de l'archive.

Consultation

 

La page web

 

1.

La navigation hypertextuelle, cette lecture fréquemment digressive qui nous fait aller d’une page web à une autre au gré d’hyperliens, m’amène, un peu aussi au hasard des indexations et classements du moteur de recherche, sur le site municipal du village d’Ambrières[1]. Étonnant, quand on apprend que l’objet de ce vagabondage numérique est la Jacquerie de 1358, le sujet de ma thèse. Perdue dans l’arborescence, lorsqu’on pérégrine sur ce site, quand on s’enfonce progressivement dans sa structure, elle est bien là, cette page. Le document évoque une des insurrections majeures du XIVe siècle qui a opposé non-nobles et nobles dans les espaces ruraux d’un très large bassin parisien.

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Car, en fait, c’est davantage la surprise d’un hapax qui m’intrigue. Alors que les sites web des communes de l’Oise qui rappellent la Jacquerie dans l’écriture numérique de leur histoire ne sont pas rares[2], j’ai l’impression d’être face à une des rares localités champenoises à le faire, sinon l’unique. Ambrières est une commune rurale de la Champagne humide située à proximité de Saint-Dizier. Un peu plus de 200 habitants, aujourd’hui. Le lieu se situe à la limite septentrionale du bocage du Der, dans la vallée de la Marne. On est fort loin, en somme, du Beauvaisis, territoire d’ancrage mémoriel de la Jacquerie. En effet, le souvenir de la révolte est bien souvent identifié, voire même cantonné, à la Picardie : la plupart de ses réminiscences sont circonscrites dans cet espace, en témoigne, entre autres, l’odonymie.

C’est oublier que la Jacquerie a également eu lieu en Champagne, notamment dans les alentours de Saint-Dizier, et donc tout près d’Ambrières, même si aucun document médiéval connu n’évoque la localité. La colère de nombreuses localités rurales s’était, en mai-juin 1358, focalisée sur Jean de Saint-Dizier, un des principaux seigneurs de cet espace. On fait donc face à une résurgence mémorielle dans un oubli spatialement délimité.

À Ambrières, les bords de la Marne ne sont pas sans faire écho à ceux de l’Oise, vers Creil, là où il est convenu de faire partir la jacquerie, à Saint-Leu d’Esserent. Les paysages, distincts, n’en demeurent pas moins comparables : un cours lent, légèrement sinueux, là-bas un plateau calcaire, ici la plaine bocagère du Perthois.

Mais revenons à notre document, mosaïque comme souvent sur la Toile. Et d’abord son texte, long, dont le récit entremêle des événements fictifs et d’autres historiquement attestés. En voici un extrait, imitant pour partie une charte médiévale :

« Tous les paysans se pressèrent et firent silence. J’ai reçu, dit l’orateur, un mandement de Monseigneur d’Ambrières.

« À tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Nous, Guillaume d’Ambrières, baron de Saint Dizier, Sapignicourt et autres lieux, faisons savoir à tous manants, tenanciers et vassaux de notre terre, qu’à la requête de notre très haut et très puissant souverain, le Roi notre Sire, et en raison des guerres très rudes qu’il soutient contre son cousin, le Roi d’Angleterre, il nous est ordonné de verser à Sa Majesté une somme non petite. En conséquence, et pour fournir cette aide, nous vous mandons et, par ces présentes, commandons de doubler, pour cette année seulement, toutes les tailles, crues et autres redevances que vous avez accoutumé de nous verser. (…) »

Un long murmure éclata dès que le procureur eut achevé sa lecture. On décida d’envoyer des messagers dans toutes les paroisses environnantes. Partout, l’annonce de la révolte fut accueillie avec enthousiasme. (…) Il avait été convenu que les bandes marcheraient d’abord sur Saint-Dizier »

Et puis, des représentations iconographiques, médiévales, modernes ou contemporaines : travaux des champs, scènes nobiliaires de chasse, violences rébellionnaires puis violences vindicatives de la répression. Cette iconographie éclectique, que l’on peut voir sur la page, donne au conte champenois une profondeur temporelle diffuse par ses échos à divers imagiers.

 

2.

Ici, la vitalité de l’archive passe par une écriture fragmentaire, procédant de jeux de réécritures et de réactivations mémorielles. Derrière l’hypertexte, c’est en fait une trame d’inter-discursivités qui est donnée à lire et à voir. Reprenons la lecture :

« À Saint-Leu-d’Esserend, plusieurs gentilshommes qui avaient voulu résister avaient été massacrés. À Pont Sainte-Maxence, des écuyers avaient été jetés dans l’Oise. De tout côté, les Jacques apparaissaient comme des vainqueurs redoutables. Il fallait donc profiter de cet élan et de cette crainte qu’ils inspiraient. Dès le lendemain de leur entrée à Saint-Dizier, Rémi le Briard, dont les avis s’imposaient à tous, fit décider qu’on irait mettre le siège devant le château d’Ambrières. (…) Guillaume d’Ambrières prévoyait l’assaut. Les paysans furent accueillis à coups d’arbalètes. Il s’en fit un grand massacre. Mais ils étaient nombreux et décidés. Bientôt un petit groupe put atteindre le sommet des courtines de la première enceinte. En une irrésistible ruée, les bandes se précipitèrent dans le château : « Montjoie ! Montjoie ! tout est nôtre », clamaient les Jacques. »

Le texte n’est pas inédit, même si rien ne l’indique. Un indice, peut-être, est l’item « Contes et légendes de Champagne » dans lequel le récit est intégré. Il s’agit d’une reprise quasi intégrale d’un conte écrit par Philippe Lannion, « La Jacquerie en Champagne », publié durant les années 1950 dans un recueil[3]. La fiction textuelle n’est donc pas vraiment virtuelle, « nativement » numérique. Philippe Lannion n’a pas inventé cette histoire de nulle part non plus… On retrouve la trace des chroniques, par touches, qu’il s’agisse de l’écho aux violences commises à Saint-Leu d’Esserent, évoquées par les Grandes chroniques de France, ou encore des insurgés criant « Montjoie ! », mention présente dans la Chronique des quatre premiers Valois. Un passage relate des nobles jetés dans l’Oise à Pont Sainte-Maxence, épisode seulement connu par une lettre de rémission de septembre 1363 : l’acte pardonne un certain Jean Ourcel, demeurant à Pont-Sainte-Maxence, complice du meurtre de deux nobles, Jean de Romescamps et Renault de Beaurepaire[4]. L’évocation aux « gens de labour » est une reprise de la documentation du XIVe siècle : cette désignation est récurrente les sources. Qu’il s’agisse de l’imitation du mandement citée plus haut ou des assemblées réunissant plusieurs localités champenoises, renseignées par plusieurs lettres de pardon accordées par le pouvoir royal après la révolte, la fiction s’appuie sur des connaissances historiques précises. Sans doute faut-il percevoir la lecture de l’Histoire de la Jacquerie, texte de référence sur le sujet écrit par Siméon Luce au milieu du XIXe siècle et augmentée dans les années 1890[5] : au milieu du XXe siècle, à la veille du 600e anniversaire de la révolte et des écrits de Maurice Dommanget[6], seul ce travail évoque tous ces faits passés.

Une scène attire l’attention : le pillage du donjon du seigneur, Guillaume d’Ambrières. Le meneur local, Rémi le Briard, trouve dans le manoir seigneurial l’épouse de ce dernier, et la sauve.

« – Vous voulez sans doute, lui dit-elle, me livrer à vos hommes et me faire massacrer, comme ils ont massacré mon époux ?

– Dame, répondit Rémi, ce ton méprisant n’est plus de saison. (. . .) les « Jacques », comme vous les appelez, les « Jacques » ne font pas la guerre aux femmes. Dût votre orgueil en souffrir, je vous sauverai (…) »

Au-delà du topos de la relation entre le paysan et la femme noble, présente dans les fabliaux dès le XIIe siècle et réactivée fréquemment jusqu’à nos jours, le film Braveheart en témoigne, Rémi, preux et courtois, fonctionne comme repoussoir du vilain gueux. Plus encore, l’écriture est presque à entendre comme la réécriture d’un épisode bien connu de l’année 1358 : l’attaque du Marché de Meaux. Le 9 juin 1358, alors qu’Étienne Marcel, prévôt des marchands, domine dans Paris insurgée et que la Jacquerie a déjà débuté depuis plusieurs semaines, des ruraux révoltés s’allient à des bourgeois parisiens pour assiéger la forteresse du Marché de Meaux où se situe la femme du régent, Jeanne de Bourbon. La tentative se solde par la déroute des assaillants. Si l’échec des rébellionnaires est cuisant, l’événement demeure marquant pour les contemporains. L’atteinte à Jeanne de Bourbon et à d’autres femmes de grands seigneurs réfugiées à Meaux offre, si besoin en était, aux chroniqueurs de l’époque l’occasion de discréditer le mouvement. On peut penser aux scènes fantasmées par Jean de Froissart qui, en rapportant le viol, l’infanticide et l’anthropophagie des Jacques dans ses Chroniques, construit un envers à la société chrétienne et aux valeurs chevaleresque.

Face à nous, une réhabilitation d’une figure du paysan, dans une juste résistance, qui contraste avec le mépris et la morgue nobiliaire. Le passage est écrit à rebours d’un des événements qui a focalisé l’attention des écrits sur la Jacquerie, du XIVe siècle à nos jours. Le lien me semble d’autant plus manifeste que l’illustration du passage dans la page web correspond précisément à la représentation, tirée d’un manuscrit des Chroniques de Jean de Froissart, qui s’est imposée pour rendre visuelle la Jacquerie de 1358[7] : une requête par image dans tout moteur de recherche généraliste avec pour mot-clé « Jacquerie » suffit à s’en rendre compte.

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3.

« Tout paysan devait être massacré ou branché sans rémission. Seuls, les chefs seraient épargnés et emmenés captifs. On les réservait pour un supplice plus solennel. La consigne fut exécutée. Des milliers et des milliers de paysans couvrirent bientôt le champ de bataille, tant que le regard ne les pouvait dénombrer. À vingt lieues à la ronde, les hommes d’armes, encouragés par les nobles qui avaient bonne vengeance à exercer, brûlèrent les chaumières, torturèrent les Jacques, sans épargner les femmes et les petits enfants : « Il y eut plus de maux en ce pays que jamais n’en firent les Vandales et les Sarrasins », dit un chroniqueur. Guillaume Karle fut décapité un des premiers. Tous les chefs furent emmenés pour être jugés. Rémi le Briard se trouvait parmi eux. La tribune avait été montée sur la Grand’Place du Pilori. Elle était très longue, très vaste, et pourtant, bien avant l’heure fixée, elle était entièrement remplie d’une élégante foule de gentilshommes et de dames venus de toute la contrée assister au supplice des chefs de ces maudits Jacques. En face, sinistre, se dressait l’estrade : douze gibets en quinconce avaient été préparés. »

Et puis les deux dernières images, alors que la juste colère déborde, se mue en violence incontrôlée, excessive, et s’achève dans l’arbitraire de la répression, où judiciaire et vindicatif se conjuguent. Perception classique de la Jacquerie, depuis la chronique de Jean de Venette, contemporain des événements de 1358. Une huile sur toile bien célèbre de Bruegel, d’abord.

 

Pierre Bruegel, Le Combat de Carnaval et Carême, huile sur toile, 1559, Vienne.

Puis un détail d’un dessin à l’encre sur papier de Pisanello, représentant deux pendus.

Des scènes du milieu du XIVe siècle se trouvent illustrées par des productions des XVe et XVIe siècle. Cette scène carnavalesque fait certes penser à l’ambivalence entre fête et révolte, à la virtualité subversive faisant se transmuer les violences de la fête en révolte. Mais, en donnant, à voir la lutte entre Carnaval et Carême pour évoquer l’antagonisme entre gens du plat pays et nobles de la Jacquerie de 1358, difficile de s’empêcher de se demander où est le carnassier et où est l’abstinence. Les jours maigres ne sont-ils pas ceux vécus par les paysans qui subissent les excès de la guerre de Cent Ans, les abus de nobles cupides et violents décrits par le chroniqueur Jean de Venette ? Ou s’agit-il, au contraire, d’un écho lointain aux scènes imaginées par Froissart, rapportant ces cas d’anthropophagie dont les insurgés auraient été les auteurs ? Peu importe sans doute, car, ce qui est montré, c’est une société clivée et violente, en témoigne le motif de Pisanello, offrant dans mon imaginaire une résonnance diffuse et fuyante à la fameuse ballade des pendus de Villon. On oscille entre rédemption et violence implacable d’une domination sociale. De ces balancements incertains, naît un halo entre réel et fiction, entre réminiscences passées et situations présentes.

Ne considérer cet hapax documentaire mosaïque que pour lui-même n’a pas vraiment de sens. Ce qu’ouvre cette page, construit à partir de jeux de reprises, c’est la perspective de la prendre en elle-même comme une archive. Traces et échos forment alors un ensemble mouvant, « archive », au sens foucaldien du terme, mêlant des strates reformulées et formant un ensemble vivant :

« J’entends par archive l’ensemble des discours effectivement prononcés ; et cet ensemble de discours est envisagé non pas seulement comme un ensemble d’événements qui auraient eu lieu une fois pour toutes et qui resteraient en suspens, dans les limbes ou dans le purgatoire de l’histoire, mais aussi comme un ensemble qui continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner possibilité d’apparaître à d’autres discours (…)[8] »

Ce que me donne à appréhender ce document d’histoire, c’est aussi les réinterprétations, les appropriations d’acteurs sociaux, ici des municipalités, quant à l’écriture de leur histoire. Cet ensemble de pages web forme un gisement d’archives souvent mouvantes, composites, massives. D’un volume qui les rend tantôt difficilement préhensibles, tantôt extrêmement pauvres.

[1] http://ambrieres.artio.fr/histoire_culture/petite_histoire/index_jacquerie.html, consulté le 28 février 2020.

[2] Par exemple : http://www.mairie-montataire.fr/histoire.html, consulté le 28 février 2020 ; ou encore https://www.catenoy.fr/la-commune/historique/blason/, consulté le 28 février 2020.

[3] Philippe Lannion, Contes et légendes de Champagne, Paris, Nathan, 1952, 253 p.

[4] Paris, Arch. nat., JJ 94, 4, fol. 3v.

[5] Siméon Luce, Histoire de la Jacquerie d’après des documents inédits, Paris, Honoré Champion, 1895, 368 p.

[6] Maurice Dommanget, La Jacquerie. 600ème anniversaire des « effroi », Numéro spécial du bulletin du syndicat des instituteurs de l’Oise, n°60, 1958, 124 p.

[7] Paris, Bibl. nat., Département des Manuscrits, Français 2643, fol. 226v

[8] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, 1969, Paris, Gallimard, t. 1, p. 772.

Publié le 3 mars 2020
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