Vitalités de l'archive - 1 : la facture
Pour la Nuit des idées, le comité éditorial d’Entre-Temps et leur invité Philippe Artières ont décidé de mettre en scène, le temps d’une représentation, leur façon de travailler, d’étudier ou encore d’explorer les archives tout en leur redonnant un soupçon de vie. Lors de cette soirée – qui s’est déroulée jeudi 30 janvier au Collège de France – cinq textes inédits ont été rédigés et performés. Entre-Temps publie, pendant cinq semaines, ces textes qui incarnent une part de ce que notre revue cherche à défendre. Chacun d'entre-eux se découpe en trois temps : la découverte, la description et la réactualisation de l'archive.
La facture d’électricité
1.
Il y a des chercheuses et des chercheurs qui travaillent chez eux. Qui ne peuvent que travailler chez eux. Qui vont fureter, le plus brièvement possible, dans les fonds d’archives, qui photocopient ou numérisent des milliers de pages de livres en bibliothèque pour mieux, ensuite, réintégrer leur tanière. Je ne suis pas de ceux-là. Cela fait plusieurs années que je travaille à la bibliothèque, que je ne travaille qu’à la bibliothèque – et c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé, en rédigeant ma thèse, une étrange phobie des jours fériés. Je m’étais à peu près résolue à ne pas travailler le dimanche, mais certaines échéances urgentes m’ont plusieurs fois conduite à maudire les jours fériés et leurs bibliothèques fermées. Ces jours-là, j’ai erré dans mon appartement, parvenant rarement à rester assise à mon bureau plus de quarante-cinq minutes d’affilée.
C’est que chez moi, un rien me distrait : la préparation d’une tasse de thé, la mise en route d’une lessive ou toute autre tâche revêtant brusquement l’apparence de l’urgence la plus impérieuse. Je dirais même que c’est un domaine très particulier dans lequel j’ai fini par exceller : trouver des choses à faire suffisamment importantes ou urgentes pour me détourner de mon bureau sans éprouver pour autant une trop grande culpabilité. Des choses qui, autrement dit, me détourneraient de mon travail à raison. Jamais de sieste, jamais de roman ou de promenade, non : mais bien plutôt des tâches ménagères diverses, du menu bricolage, un peu de correspondance administrative, et beaucoup de rangement.
C’est un de ces jours où, assignée à résidence, je décidai opportunément de mettre un peu d’ordre dans mes papiers. Distraction puissamment légitime. Sans transition aucune ou presque, je sautai donc de mes photos d’archives judiciaires du milieu du XVe siècle à mon propre fonds, me félicitant de mettre en œuvre un projet de longue date : trier mes papiers remisés dans une dizaine de boites d’archives.
Celles-ci, sagement alignées dans un coin, renferment la paperasse la plus diverse : cours d’histoire reçus comme dispensés, recherches anciennes ou récentes, papiers administratifs. Plusieurs de ces boites ont été bien des fois recyclées et renommées, si bien qu’on est presque surpris en les ouvrant d’y découvrir ce qu’elles prétendent receler.
Telles des poupées russes, on trouve dans certaines d’entre-elles plusieurs chemises cartonnées de taille variable et dans un état de délabrement parfois avancé. En ouvrant l’une de ces chemises portant la mention « Factures », je tombai sur une facture d’électricité, et plus précisément une « modification de calendrier de paiement EDF », daté de 2014.
À sa vue, je me pris à éprouver une sensation à la fois lointaine et familière, lointainement familière, similaire peut être à celle que l’on pourrait ressentir aujourd’hui devant un billet de cinquante francs. Car, à ce moment je réalisai que les factures d’électricité ont, je ne sais pas bien quand ni comment, disparu. J’oserais même dire qu’entre la dernière fois où je tins l’une de ces factures dans mes mains et cette récente découverte, s’étaient probablement écoulées plusieurs années.
Est-ce la raison pour laquelle j’avais préservée cette chemise de mon précédent tri ? je ne sais plus. Elle ne contenait en tout cas que quelques exemplaires épars, mêlés à des factures de téléphone, d’internet, et de quelques achats importants. Par une sorte de réflexe, il me prit aussitôt l’idée de compléter ce corpus en fouillant dans mon ordinateur, dans lequel j’en trouvai d’autres, isolées, dont la plus ancienne remontait à 2011, une facture dite cette fois « de régularisation », contenue dans un dossier « papiers et justificatifs » de toutes sortes, lui-même faisant partie d’un dossier « papiers » – ladite facture étant sans aucun doute destinée à justifier de mon domicile d’alors.
Peut-être parce que je venais de quitter mes photos d’archives médiévales, peut-être parce que j’étais de nouveau assise à mon bureau, plantée devant mon ordinateur, se produisit quelque chose de l’ordre d’un télescopage documentaire et je regardai alors – un peu fixement – cette facture exhumée de mes dossiers avec curiosité, ou plutôt avec une distance nouvelle – je la regardai en médiéviste.
2.
Il me semble que les médiévistes ont un rapport plutôt vorace aux archives. Sans doute parce qu’ils en ont peu – même si, en la matière, tout est question de point de vue. J’ai appris, quoi qu’il en soit, à chercher toujours plus de moyens de les faire parler, les archives – au-delà de ce qu’elles énoncent, par-delà leur raison d’être. J’ai appris aussi à m’intéresser à tous les détails de leur fabrique, aux ressorts des intentions de leur auteur, au parcours parfois sinueux qui les emmène jusqu’à leur destinataire – ou bien ailleurs. J’ai appris à comprendre, surtout, que ces questions très simples, qu’il importe toujours de se poser face à un document d’archive – qui ? quand ? où ? – nous emmènent parfois loin.
On n’imagine pas le nombre incroyable d’informations contenues dans une simple facture d’électricité – et on n’imagine pas non plus les compétences que leur réelle lecture et compréhension suppose. En commençant à décrypter les deux feuillets savamment mis en page qui composaient la facture, leur minuscule paratexte, je remerciais mon œil aiguisé de paléographe. Quelques petites recherches, ensuite, ne furent pas de trop pour venir à bout du vocabulaire spécifique, presque expert, du document. Et puis enfin, surtout, le fonctionnement lui-même de calcul des tarifs dont la facture rendait compte me parut extraordinairement compliqué.
Sur la première page, tous les identifiants, numéro de compte, adresses et contact de l’émetteur (EDF) et du destinataire (moi-même). C’est déjà trop vite dit : il faudrait préciser que leur contact est beaucoup plus complexe que le mien – qui ne dispose que d’une simple adresse, quand “ils” peuvent être joints via quatre numéros de téléphone distincts, une adresse postale et deux sites internet : quelle meilleure manière de se rendre injoignable ? Car il me semble bien que ce que tout cet encadré vise à dire au fond, c’est qu’EDF est, du haut de son “bleu ciel” – proprement insaisissable.
Et puis il y a des dates. Des dates multiples enchevêtrant des temporalités plurielles, depuis la date établissant le calendrier de paiement jusqu’aux relevés effectués à une date concrète conduisant à réviser ledit calendrier et donc à l’émission, in fine, d’une facture – indiquant la date du prochain relevé, six mois plus tard, et de la prochaine facture ensuite, un an plus tard. Mais il ne faudrait pas oublier la date de l’évolution des tarifs, celle de la modification récente des conditions de vente, celle de l’établissement du dernier montant de la CSPE (Contribution au Service Public de l’Electricité) et puis, à la page suivante, les dates marquant les quatre périodes correspondant à quatre tarifs distincts de l’abonnement, enfin la date de la dernière répartition entre les différentes sources d’énergie utilisées pour fournir l’électricité, indiquée pour information – et pour finir l’injonction très lisible, en haut à droite: « document à conserver 5 ans » – pas moins de douze mentions de date, donc, certaines ponctuelles, d’autres circonscrivant des périodes de plusieurs semaines, elles-mêmes subdivisées en heures pleines et en heures creuses – faut-il préciser les jours et horaires stricts auxquelles le service client peut-être joint via l’un des quatre numéros de téléphone indiqués ? – autant d’heures, de jours, de semaines et d’années venant épaissir et quadriller le temps passé dont ma facture est la trace.
Comprendre les détails du calcul du montant de la facture, qui s’articulent autour de quatre rubriques, suppose aussi un peu de patience.
Il y a la consommation de l’énergie, d’abord, exprimée en kilowattheures – un de ces mots magiques de l’enfance dont on découvre tardivement le sens comme l’orthographe – c’est-à-dire le nombre de kilowatts consommés par un appareil, multiplié par la durée d’utilisation de celui-ci, en heures – revoilà le temps quadrillé. Le prix du kilowatt, précisent deux notes de bas de page, est plus élevé le jour (en « heures pleines ») que la nuit (« en heures creuses »). La prise en compte des heures creuses ou pleines, m’apprend une troisième note, se fait « à quelques minutes près ». Le coût de la consommation comprend celui de l’acheminement (qui représente près de la moitié du prix).
A cette consommation, il faut ajouter le prix de l’abonnement, une année d’abonnement subdivisée en quatre périodes pendant lesquelles le prix mensuel varie de quelques menus centimes.
A la consommation et l’abonnement s’ajoutent les taxes et contributions, au nombre de quatre, dont le calcul est lui-même explicité au bas de la page.
Un premier total est annoncé, auquel il faut, pour terminer, ajouter le montant de la TVA.
C’est alors, alors seulement, que la régularisation peut être calculée. La régularisation de ma facture, cette année-là, impliquait un remboursement – devant advenir à une date, chose étrange, qui n’est pas précisée : 25 euros 56 centimes – somme grossie et quatre fois indiquée – n’est-ce pas là ce qui doit être le plus lisible, c’est-à-dire ce que le destinataire de ladite facture doit comprendre et retenir, cette somme ? sans la confondre avec les 31 autres mentions de sommes présentes dans le document ? Relisant ce montant, je me revois couchée de bonne heure, simplement pour être sous la couette, maudissant mes radiateurs d’alors, les bien-surnommés grille-pains, que je me refusais à faire chauffer en pure perte.
En bas, un petit encadré sur « l’origine 2009 de l’électricité » : 82,1% nucléaire, 9,5% renouvelable (dont 7,1% hydraulique), 3,5% charbon, 3% gaz, 1,6% fioul, 0,3% autres). Suit un lien vers un site internet et qui, à ma grande surprise, fonctionne toujours. EDF y fournit un aperçu actualisé de la « répartition entre les différentes sources d’énergie utilisées pour fournir l’électricité » . Une comparaison rapide m’indique, entre 2011 et 2018, une augmentation de la part du nucléaire de 4%. Épuisée par tant de virgules et de pourcentages, cet ultime constat m’achève.
3.
Ce qui me vient tout de suite, la perspective la plus séduisante à partir de l’apparente aridité du document, c’est la possibilité d’ébaucher, à partir d’une mise en série – même lacunaire – de ces factures, le récit biographique d’une vie. Un récit fragmentaire mais attentif à de grands changements (les déménagements, le changement ou l’agrandissement du lieu de vie, le nombre variable de ses occupants) comme à des détails plus matériels (la multiplication supposée des appareils électroménagers, la qualité des radiateurs et puis les horaires d’éclairage, la part de vie nocturne ou, autrement dit, la part de vie vécue en heures creuses, de nuit, à moindre coût). L’histoire, en somme, de vies écrites à partir des kilowattheures.
Et puis derrière la vie singulière, s’ouvre l’histoire de la société qui a produit de tels documents : pointe l’histoire des débats autour des changements d’heure, surgit l’évolution sur le temps long de la répartition des différentes sources d’énergie utilisées pour fournir l’électricité et, de là, l’histoire des débats que cette évolution a suscité et suscite encore.
Et puis, bien sûr, l’histoire de l’entreprise EDF comme producteur et fournisseur d’énergie et, en traversant l’histoire de sa privatisation partielle, celle de ses méthodes pour calculer, tarifer, faire payer la consommation d’électricité. Mais il y a aussi l’histoire des pratiques de l’écrit. De ces factures qui changent de support, de forme, de fréquence aussi. De la manière avec laquelle elles ont successivement rythmé nos existences, prévoyant puis ajustant, régularisant après coup.
Mais l’histoire que je me surprends à amorcer, à l’issue de cette infime enquête, est une histoire des pratiques personnelles d’archivage, à la fois organisées (les boites, les chemises), et aléatoires (les documents épars conservés au gré des usages spécifiques – comme justifier le domicile). « Document à conserver cinq ans » – c’est-à-dire un temps immense et dérisoire. Je découvre en faisant une petite recherche sur internet un petit guide d’archivage personnel intitulé « que garder ? que jeter ? » qui m’apprend que la durée de conservation prescrite des documents administratifs, au sens large, est absolument variable en fonction du type de document.
Dix ans pour des contrats contrats d’assurance, deux ans pour des quittances, un à trois ans pour les contraventions, cinq ans pour les bordereaux de remise de chèque cinq ans pour les factures d’électricité, un an seulement pour les certificats de ramonage, « jusqu’à la retraite » pour les bulletins de salaire, « à vie » le livret de famille… j’imagine, de là, une nouvelle organisation de mes archives, mes boîtes alignées et rangées en fonction de leur date de péremption. Pouvoir saisir, son heure venue, une boite et en vider le contenu sans plus me poser de question. Ce serait accepter, à tort je crois, leur apparente raison d’être. Ce serait accepter de n’y lire que ce qui est visible – ce serait céder à leur apparente illisibilité – quand je trouverai toujours, et peut-être d’autres après moi, tant à leur faire dire. Alors j’ai laissé, pour cette fois, mes boites en l’état.