« Une histoire éloignée de l’héroïsme » : entretien avec Florent Grouazel et Younn Locard, auteurs de Révolution I. Liberté
L'édition 2020 du Festival d'Angoulême a récompensé du Fauve d'or, le prix du meilleur album, le premier tome de la bande dessinée "Révolution", par Florent Grouazel et Younn Locard. L'historienne de l'art Margot Renard, qui les avait déjà rencontrés au sujet de ce premier tome il y a quelques mois, revient pour ce second entretien sur leurs méthodes de travail à partir des gravures et dessins de l'époque révolutionnaire.
Florent Grouazel et Younn Locard sont les auteurs de la bande dessinée historique Révolution, qui a remporté le Fauve d’or au festival d’Angoulême de 2020. En juin dernier, nous avions conduit un premier entretien sur cet album et sur leur rapport à l’histoire de la Révolution de 1789 et à sa mise en récit. Ils y expliquaient entre autres qu’une de leur méthode de travail consistait à recueillir des gravures et des dessins de l’époque révolutionnaire et à s’en inspirer. Nous avons donc voulu, cette fois, les interroger plus précisément sur cet usage des images d’époque. Ils ont choisi pour point de départ les représentations d’un épisode oublié de la Révolution, intitulé la Conjuration des chevaliers du poignard, nom hautement romanesque désignant la tentative de sauvetage organisée par de jeunes nobles pour défendre Louis XVI lors d’une émeute parisienne, le 28 février 1791. Ce nom s’inspire plus précisément des poignards dont ils étaient supposément équipés. Les gravures, parmi lesquelles s’est aussi glissée une aquarelle, sont toutes issues du fonds Hennin de la Bibliothèque nationale de France, que les auteurs utilisent beaucoup, et sont diffusées à l’époque comme illustrations pour des articles de presse, ou, le plus souvent, vendues à la pièce dans la rue et les boutiques des marchands d’estampes. Bien sûr, leur prix varie en fonction de la qualité du papier, du dessin, de l’usage du noir et blanc ou de la couleur (plus chère, car elle demande une étape supplémentaire de mise en couleur par-dessus la première impression en noir et blanc). Ces images sont les points de départ de notre discussion, comme elles sont des points de départ pour leur travail : elles leur permettent de saisir l’esthétique de l’époque, de comprendre la fabrique médiatique et politique des évènements, le rôle des individus et du collectif dans la Révolution, et d’entrelacer ces observations au récit et aux destins des personnages de leur bande dessinée.
Si notre dernier entretien concernait le premier tome de trilogie Révolution (1. Liberté, 2. Égalité, 3. Ou la mort), celui-ci porte davantage sur le deuxième, sur lequel les auteurs sont actuellement en plein travail. Tout l’enjeu est donc d’en dire assez, mais sans dévoiler l’histoire qui se déplie en ce moment sous les crayons de Florent Grouazel et Younn Locard. Nous avons donc évité le spoiler, mais pas le teasing…
Margot Renard : Pour commencer, pourquoi vous êtes-vous intéressés à cet épisode de l’Affaire des poignards ?
Florent Grouazel : Il nous permettait de parler de la fuite de la famille royale à Varennes, parce qu’il apparaissait comme une espèce de répétition générale. Sauf que pour la fuite à Varennes, peu de monde était au courant : pour la représenter, il aurait fallu rentrer dans l’intimité du complot. Or nous n’avons pas créé de personnages vivant dans l’intimité du roi. Par contre, nous avons des personnages qui peuvent faire partie de ces fameux chevaliers du poignard très zélés, qui vont se porter – ou soi-disant se porter – au secours du roi quand il y a du tumulte à Paris, mais peut-être aussi manigancer quelque chose à l’intérieur de ça. Donc c’est un bon terrain de jeu pour nous : on montre l’évènement, puis la réaction des Parisiens qui veulent empêcher le complot[1], le rôle de la garde nationale et de La Fayette[2]… Mais des tentatives de fuite, il y en a eu d’autres, qui n’ont jamais vraiment marché, et toujours avec les mêmes figures connues… cet évènement est différent, plus anonyme. Un autre élément important pour nous est l’expression « chevalier du poignard », qui donne envie tout de suite, ça a un côté un peu tabloïd, un peu rocambolesque… ça marche toujours 300 ans plus tard.
Younn Locard : Mais quand on a découvert cet épisode de conjuration, on n’a pas vraiment compris, ça foire complètement, c’est nébuleux. C’est vraiment du Laigret tout craché[3].
MR : C’est donc un évènement qui fonctionne comme un nœud narratif, il vous permet d’aborder une multitude de sujets et d’enjeux liés à la Révolution, et de croiser tous les bords politiques. Et tous les personnages peuvent s’y retrouver, d’une manière ou d’une autre.
YL : En tout cas se retrouver dans le coin. Et il existe un gros décalage entre l’évènement lui-même et la manière dont il est raconté, fantasmé par tous les journalistes, qui l’exagèrent, en rajoutant des petits détails, des poignards bizarres par exemple. Ça aussi c’est très Laigret, d’inventer ces poignards.
FG : On aimerait bien pouvoir mettre en scène la réalité de ces chevaliers du poignard, montrer que cette opération n’était pas si rocambolesque que ça.
MR : Ce qui vous intéresse dans cet évènement, c’est l’évènement lui-même, mais aussi la fabrique visuelle et médiatique de cet évènement, non ?
YL : Complètement. Cet évènement, on veut le montrer comme quelque chose de beaucoup moins spectaculaire que ce qu’en montrent les gravures. Et montrer que certains s’emparent de cet évènement pour inventer toute cette histoire autour, pour servir leurs buts politiques. Et pour faire vendre du papier, aussi.
FG : C’est marrant parce qu’on a d’abord été attirés par le côté rocambolesque, puis on s’est rendu compte que rien n’était vrai, ou quasiment, que c’était fabriqué a posteriori, ou même a priori, parce que des articles traînent déjà la semaine précédant le complot, racontant qu’un aristo avec un couteau de chasse s’est fait arrêter. C’est tout de suite transformé en tentative de complot royaliste, le couteau de chasse devient un poignard… Et tout ça justifie de l’arrêter. C’est très actuel finalement, ça ressemble au prétexte de « détention d’arme » utilisé pour arrêter certains manifestants aujourd’hui. Le complot se construit depuis plusieurs jours avant qu’il n’éclate, il est alimenté par les journaux. Donc quand l’évènement arrive, le complot est évidemment là, il trouve toute sa place dans la narration produite. Mais une chose rend malgré tout le récit difficile à trancher : un mot d’ordre a été donné d’occuper la Garde nationale loin de Paris, à Vincennes. Il y a vraiment eu la volonté d’éloigner La Fayette des Tuileries et de laisser le roi vulnérable. Finalement, la réalité du complot est possible, et c’est aussi pour ça qu’on peut s’en servir. Rien ne nous empêche de montrer que parmi ces gens-là, il y a vraiment eu des comploteurs.
YL : Mais finalement, on n’a aucun moyen de savoir la manière dont l’évènement lui-même s’est passé. C’est un peu ça aussi, on a une espèce de réserve. On n’a que la manière dont il a été traité.
MR : Et vous intégrez cette réserve et cette conscience du discours sur l’évènement dans votre travail, ce qui est rarement le cas dans la bande dessinée historique. Vous montrez votre usage de la documentation produite sur l’évènement lui-même, soit d’époque, soit d’aujourd’hui.
YL : Je pense que quand on utilise du matériel sourcé d’historiens, comme la monographie de Haïm Burstin sur le faubourg Saint-Marcel[4], on a moins de réserve que par rapport à des gravures comme celles de Prieur. Le travail historique scientifique, on peut davantage l’utiliser au premier degré, tout en sachant qu’il est lacunaire et construit, mais les œuvres produites à l’époque, on se dit toujours qu’elles poursuivent un but. On a donc pas mal de personnages qui produisent des textes et des images dans un but précis, d’édification ou de propagande. L’idée du deuxième tome est de montrer un combat des idées, là où le premier tome était encore assez premier degré. En tout cas le deuxième passe à l’idée que la vérité devient moins importante que de convaincre.
MR : Si on s’intéresse aux images produites autour de cet évènement, on observe une différence importante de traitement : certaines sont relativement réalistes, d’autres minimisent l’ampleur de l’évènement, d’autres encore le font accéder au statut de bataille rangée, avec des dizaines de personnes. Les images produites par Jean-Louis Prieur, notamment, et Jourdain.
YL : Celle de Prieur est beaucoup plus travaillée et dramatisée.
MR : Et elle jette le doute sur la gravité de l’évènement, parce qu’il semblerait qu’il y ait un mort sur la gauche.
YL : Ah, je ne sais pas : est-ce que c’est un mort ?
MR : Ça pourrait juste être un manteau tombé par terre, mais le doute est là. Je pense que Prieur l’utilise comme un artifice visuel pour créer du drame.
YL : En effet, on ne voit pas vraiment quelqu’un, mais on y pense quand même…
MR : Et la situation de Louis XVI, telle qu’elle est représentée dans les images, qu’en pensez-vous ? Il y est très passif, tout comme d’ailleurs dans votre bande dessinée, dont il est quasiment absent à l’exception de quelques cases, où on ne voit jamais son visage.
FG : Oui, d’ailleurs si on voulait le montrer encore une fois, ce serait son bras à travers l’anse d’un poignard, mais pas plus. Ou peut-être caché derrière un rideau.
MR : Pourquoi le faire disparaître comme ça ?
YL : On n’a pas envie de faire la psychologie de Louis XVI, il y a déjà trop de choses sur le sujet, et pour nous il est le jouet des circonstances. On n’a jamais l’impression qu’il décide des évènements. Et là, il décide de faire arrêter ces comploteurs, mais une fois de plus, il n’a pas trop le choix. C’est la thèse qu’on a retenue en tout cas.
FG : Et cet épisode nous donne l’impression qu’il est presque infamant pour lui. Ça explique aussi la fuite à venir : on le prive même de cette forme de soutien spontané de l’aristocratie et de ses fidèles, il est obligé de les répudier devant La Fayette, qui est finalement bien content.
YL : On a retenu que pour lui, le changement est trop violent, il réclame des codes que les autres ne sont plus en mesure de tenir. Lui, sa famille et quelques proches sont maintenant dans un univers devenu complètement anachronique en très peu de temps, et il n’est pas en mesure de lutter.
MR : Certaines des images que vous avez sélectionnées sont en couleurs, d’autres en noir et blanc. Est-ce que travailler sur cette différence vous intéresse ? Vous-mêmes avez travaillé en couleurs, mais dans une palette très restreinte.
FG : Oui, d’ailleurs les gravures mises en couleur ressemblent un peu à ce qu’on fait, il y a une base de noir et blanc, puis deux-trois couleurs pour mettre en valeur tel ou tel personnage, mais souvent les mêmes, parce que la palette est très limitée. D’ailleurs on trouve souvent la même gravure réimprimée avec des couleurs différentes, ou mise en couleur à la gouache, ou même sans mise en couleur. C’est assez proche de ce qu’on peut faire, c’est très narratif.
YL : Il y a un homme en violet à droite, pour bien montrer que c’est un curé.
FG : Et les gardes nationaux sont vraiment identifiables grâce au bleu. On fait vraiment pareil.
YL : Ils ont copié sur nous !
FG : La seule image différente est l’aquarelle, qui donne une impression un peu naïve, justement parce qu’elle est peinte sur le vif. Mais ceci dit l’utilisation de la couleur n’est pas très différente.
MR : Mais l’aquarelle pose une autre question : elle n’est pas diffusée telle quelle, c’est un dessin préliminaire ou simplement personnel, alors que les gravures de Prieur et de Jourdain, extrêmement abouties (et donc potentiellement assez chères à l’achat), étaient destinées à être diffusées. Elle est d’autant plus intéressante que la question des artistes ayant chroniqué cette Révolution vous intrigue.
FG : Oui, d’ailleurs c’est presque celle-là qui nous intéresse le plus, parce que ce type d’image « sent » l’évènement, elle a moins de filtres que les gravures. Elle fonctionne bien avec l’idée de « coller à la vraie vie », de montrer le quotidien des gens. On a vite installé ça dans le deuxième tome. Il y a sans doute un filtre esthétique, mais il se veut celui du réalisme, de la quotidienneté et de la trivialité des choses et des personnages. Ça va un peu à l’encontre du travail de gravure qui dramatise tout, où les postures sont à l’antique, les costumes forment des espèces de drapés…
MR : Les gravures de Prieur et de Jourdain tiennent en effet de la peinture d’histoire pratiquée à cette époque, d’où une dramaturgie dans les postures, dans le clair-obscur, dans les effets de fumée (que Prieur affectionne). Ce n’est pas le même style ni le même objectif que la petite aquarelle vite brossée. Aquarelle qui, par ailleurs, est peut-être aussi une reconstitution a posteriori, impossible de le savoir.
FG : Il y a presque une différence idéologique entre les deux. Ces trois années révolutionnaires sont un moment particulier esthétiquement. On veut montrer la coexistence de différents regards artistiques, par exemple la manière très performative de s’habiller tout à coup en Romain, pour en quelque sorte « devenir » un Romain républicain.
MR : Vous souhaitez aussi montrer qui lit les journaux ? Qui achète ces images dans la rue, chez quels vendeurs d’estampes, comment ?
FG : C’est une grosse partie du deuxième tome, mais il ne faut pas qu’on en dise trop !
YL : Et peut-être plus encore dans le troisième.
FG : Mais on n’est pas spécialement dans la production des images dans le deuxième, plutôt dans la diffusion.
MR : Dans le corpus d’images, la représentation du collectif est centrale et coexiste avec celle de figures individuelles connues. Vous posez-vous la question de la représentation d’une foule d’anonymes, comment varier les physionomies, mettre de l’animation ? Car la représentation du collectif pose des problèmes que ne pose pas celle d’un seul individu, et inversement. Beaucoup d’artistes préfèrent d’ailleurs centrer leur récit sur un ou quelques individus plutôt que sur un collectif.
FG : Depuis un moment déjà, même en-dehors de la BD, on travaille des formes de narration qui ne sont pas centrées sur des personnages individualisés, mais plutôt sur un groupe de personnes. Un peu comme dans Où est Charlie ? où les grandes pages racontent énormément de choses en décomposant les actions… Ça me fait aussi penser à l’art pariétal : dans la grotte Chauvet, plusieurs lions sont peints sur la même paroi, à se demander si c’est un groupe ou une variation sur le même lion. C’est un peu le même effet pour ces gravures, on pourrait penser qu’il n’y a qu’un seul garde national dont les actions sont décomposées dans la même image. Dans Tintin on trouve des choses comme ça. On ne s’en rend pas forcément compte, mais faire jouer une action par le même personnage représenté quatre ou cinq fois simultanément permet en une seule image de créer une séquence. Je prends un exemple : tu prends une charge de cavalerie, qui en une seule image va du point A au point B, en décomposant tous les mouvements dans une seule case. Ça te donne un effet de découpage temporel qui marche super bien.
YL : C’est intéressant et utile comme procédé. Dans les gravures, ça se voit parfois beaucoup, je trouve. D’abord les soldats de la garde interpellent le « chevalier », puis ils le tapent, ils lui font poser son pistolet dans le panier, ensuite il est mis à terre…
FG : Et ensuite ils le chassent. Tout ça dans la même image.
MR: La gravure de Béricourt notamment, pourrait être découpée en plusieurs cases et fonctionner comme une séquence. Anachroniquement, cela fait penser aux expérimentations d’Étienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge, qui dans les années 1880 ont utilisé la photographie pour décomposer le mouvement.
FG : Exactement. La bande dessinée, je pense que c’est juste l’étape suivante de ce genre d’image. Les artistes avaient déjà tout le vocabulaire graphique, il a juste fallu attendre cinquante ans pour que quelqu’un ait l’idée de séparer les images entre elles.
YL : Dans des petites boîtes.
FG : Mais ces images sont très répétitives : par exemple La Fayette, personnage bien identifié, est toujours en train de présenter ces espèces d’excuses au roi, il le fait dans toutes les gravures. Voilà ce que nous pouvons faire avec la BD, utiliser trois cases de plus pour montrer La Fayette faisant autre chose.
MR : Ces images opposent l’individu passif et le collectif actif : d’un côté le tumulte, de l’autre Louis XVI seul avec ses fidèles. C’est une dialectique intéressante. Comme si la foule pouvait changer les choses alors que l’individu est impuissant, soit à agir seul avec autant d’efficacité, soit à agir à l’intérieur de cette foule sans s’y noyer.
YL : Je ne sais pas à quel degré l’idée de l’individu noyé dans la masse, guidé par des forces souterraines et collectives, passe dans les images, mais c’est un peu la vision qu’on déploie dans notre travail.
FG : Oui, sauf que par ailleurs nos personnages ont quand même une existence réelle.
YL : Mais il n’empêche que ce ne sont pas eux qui font la Révolution, on montre des gens qui, au mieux, épousent les évènements, sont au bon endroit au bon moment…
FG : Ah, je ne serais pas aussi catégorique, c’est vrai qu’on montre ça, mais il ne faut pas généraliser. Dans le premier tome, Joseph[5] prend les devants, par exemple. On montre aussi qu’à un moment donné – enfin on n’a pas inventé la poudre là-dessus – quelqu’un peut être moteur, et on ne peut pas dépasser ça, enfin moi je ne vois pas comment on pourrait imaginer montrer le collectif se mettre en marche sans l’action individuelle de certains personnages.
MR : Cependant, il est arrivé, concernant certains évènements révolutionnaires, qu’on ne puisse pas réellement déterminer de leaders. C’est ce qu’a essayé de montrer l’écrivain Éric Vuillard avec son roman 14 Juillet (2016), sur la prise de la Bastille[6]. Il est cependant compliqué, et peut-être un peu frustrant, de laisser de côté une structure narrative centrée sur l’individu.
YL : Oui, ce serait une drôle d’idée. Vuillard, dans mon souvenir, ça m’avait vraiment frappé, j’avais trouvé ça très habile, justement parce que la manière dont il raconte d’un point de vue collectif est très difficile. Il y a des moments où deux personnes se rejoignent à un endroit et paf ! elles font quelque chose qui permet à la foule de passer au niveau deux, parce qu’elles ont ouvert une porte par exemple.
FG : On est contraints par nos personnages, et par la forme traditionnelle de la bande dessinée. On ne peut pas faire 300 pages de Vuillard pour notre sujet, si on étendait ça au récit de la Révolution dans son entier ce serait un peu fastidieux. On a cette contrainte d’avoir des personnages, donc de devoir les présenter à un moment donné, les faire exister et les rendre attachants ou détestables, mais en tout cas d’intéresser les lecteurs à ces personnages. En fait, concernant les mobilisations actuelles, je me demande comment je les raconterais… Si je devais le faire, je n’inventerais pas forcément des personnages, mais plutôt des petits groupes menant des actions, sans qu’à aucun moment il y ait besoin de les identifier comme les personnages d’un récit. C’est la tension entre un récit qui prend en charge des destins individuels et une forme narrative qui permettrait de raconter toute la Révolution sans incarnations particulières. Mais ça perdrait aussi de son humanité.
YL : Ce n’est pas vraiment ce qu’on cherche à faire. Et pour revenir aux représentations collectives, quelque chose m’interpelle : dans la petite aquarelle, les gardes sont des espèces de jouets, ils n’ont aucun intérêt propre, ils sont une masse indéfinie, or c’est ce qu’on essaye d’éviter. On essaie vraiment de montrer que les personnes ne sont jamais complètement unanimes, avec des personnages à contre-courant, ou qui s’exclament : « Mais qu’est-ce qui se passe ?! » ou « Mais c’est un scandale ! ».
FG : Oui, c’est vrai.
YL : On ne veut pas représenter des masques comme ceux des petits gardes dans l’aquarelle, avec ceux à l’avant bien dessinés puis ceux à l’arrière juste suggérés et donc multipliables à l’infini.
MR : Ils n’incarnent que leur fonction, en fait.
YL : Voilà. Mais ils ne peuvent pas être résumés à cette seule fonction.
FG : On pourrait en avoir un qui se penche à l’oreille de l’autre pour commenter, par exemple. Ce sont des éléments qui permettent de ne jamais dissoudre les personnages dans la masse, ils sont toujours présents avec leur avis, ce qui leur permet d’agir ensemble. De cette manière, on essaye de rendre l’histoire plus crédible ou plus réaliste, on ne tombe pas dans la psychologie de masse[7]. Les actions sont comprises, ou pas, ou à des degrés différents, par les gens qui les font advenir. Souvent, c’est aussi un artifice pour expliquer au lecteur que les personnages eux-mêmes se demandent qui est en train de faire quoi. C’est la même situation que dans une manifestation aujourd’hui : si tout à coup tout s’arrête, les gens se tournent les uns vers les autres et se demandent « Mais qu’est-ce qu’il se passe devant ? ».
MR : Et quelque part, c’est aussi redonner sa place au libre-arbitre des personnages. C’est un biais potentiel, lorsqu’on écrit un récit de fiction à partir d’études historiques : les historiens cherchent à expliquer les évènements, à les rapprocher, à leur donner du sens, et tendent donc, parfois, à oblitérer ce bref moment d’incertitude où l’individu prend une décision plutôt qu’une autre, parfois à l’encontre de tout déterminisme.
YL : Mais c’est un travail continu, parce que c’est contre-intuitif de montrer des foules qui ne sont pas unanimes. Je pense qu’on a tellement écrit qu’on a pris l’habitude d’éviter des scènes où se trouve une grosse foule pendant une émeute, où un gars crierait : « Ouais on fait ça !! » et tout le monde derrière ferait : « OUAAAAAIIIISS ». Ça nous paraît tellement naturel, alors que ça ne l’est pas. La foule est souvent résumée par un personnage qui crie plus fort que les autres. Dans le film de Robert Enrico sorti pour le Bicentenaire, La Révolution française, c’est vraiment ça. Camille Desmoulins crie quelque chose et tout le monde le suit. Mais la caméra suit toujours Desmoulins, qui devient une incarnation de la foule.
FG : C’est aussi le mythe de la nécessité d’un leader que la foule puisse suivre. Nous-mêmes avons l’expérience de la mobilisation politique, et c’est peut-être très anachronique mais j’ai l’impression que les choses que j’ai pu vivre moi-même ne se passaient jamais comme ça. C’est peut-être aussi une sensibilité, mais chaque fois que quelqu’un commence à l’ouvrir en disant : « Il faut aller par-là !! », tout le monde fait : « Mais t’es qui toi !? ». C’était différent il y a deux siècles, mais cette espèce de défiance reste, du moins c’est notre sensibilité. D’après notre expérience, quand quelqu’un monte sur une table, ce n’est pas gagné que la foule le suive. Donc quand, dans le premier tome, Virgile monte sur la charrette[8], c’est aussi un sacré pari. Le traitement de la Révolution a fini par se concentrer uniquement sur des figures extraordinaires, comme si c’était plus facile. Je pense que c’est un projet politique, finalement, d’avoir mis l’accent sur ces personnes ; or ça passe sous silence un paquet de gens. Nos lectures nous font découvrir des personnages qui auraient tout à fait pu mériter le même traitement, notamment des femmes. Ça interroge beaucoup sur les conditions qu’il faut remplir pour être retenu par l’histoire. Notre BD parle aussi de ça. Déjà, il faut être un homme, mais aussi agir selon un certain cahier des charges, qui rend ton action mémorable.
YL : Mais par exemple concernant Olympe de Gouges : je comprends l’envie d’en faire une grande figure féminine de la Révolution, mais personnellement je doute un peu de l’opération. Est-ce qu’on a vraiment besoin d’un Robespierre féminin, ou est-ce qu’on a plutôt besoin de montrer que le projet « grand homme » est nul et qu’il faut montrer l’histoire d’un point de vue plus inclusif et collectif ? Pour nous, on va plus loin comme ça.
FG : On souhaite montrer une histoire plus éloignée de l’héroïsme. Nos personnages ne sont pas des héros, ils n’ont pas un destin de héros. On discute beaucoup de ça, aussi. Ils n’ont pas vocation à être héroïques tout le temps, à être irréprochables. Or les biographies qu’on a lues essaient souvent de tirer le personnage vers l’héroïsme, de le protéger de ses propres travers, d’expurger ce qui poserait problème. Dans notre travail, nos personnages ne sont pas à l’abri de contradictions par rapport à ce qu’ils incarnaient auparavant. Très peu de gens sont cohérents du début à la fin de leur vie, au point de devenir des incarnations d’un mouvement continu et facile à résumer. Personnellement, je pense souvent à ce sujet. L’exception, ce serait plutôt les gens qui restent droits comme des « i » toute leur vie, comme des héros, justement. Mais en réalité, ils ne font pas toujours long feu. Et ceux de la Révolution ont presque eu de la chance de finir assez vite, et d’avoir pu garder intacte cette aura héroïque. Par contre, ceux qui ont vécu plus longtemps… quand tu regardes leur destin, en 1815 ou en 1830, ils sont souvent très loin de ce qu’ils étaient pendant la Révolution. Ce n’est pas toujours très glorieux. Pendant la Révolution, tant de gens ont fini différemment par rapport à la manière dont ils avaient commencé. Pas forcément parce que ce sont des opportunistes, mais parce qu’une vie, finalement, c’est ça.
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[1] Le complot royaliste, la grande peur des révolutionnaires.
[2] Gilbert du Motier, marquis de La Fayette. Commandant de la Garde nationale, il est chargé de défendre la Révolution autant que d’assurer la sécurité de la famille royale, ce qui l’a souvent mis en butte à des critiques de la part des deux camps, l’accusant de faire le jeu des royalistes comme des révolutionnaires. Ses attitudes et ses déclarations, entre affection monarchique, volonté d’ordre et désir d’abolition de l’ordre féodal, sont parfois ambiguës, et il reste aujourd’hui un personnage controversé de la Révolution.
[3] Personnage du premier tome de Révolution, Laigret est un journaliste royaliste qui a tendance à tordre la réalité et monter en épingle des évènements pour servir sa propre cause et la cause royaliste.
[4] Haim Burstin, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005.
[5] Personnage fictif de fort des Halles.
[6] Éric Vuillard a organisé son récit sans aucun personnage principal caractérisé, les acteurs de l’évènement étant pluriels et anonymes, parfois simplement désignés par leur prénom. Le but est de saisir la dimension collective de la prise de la Bastille, qui marque le début de la Révolution dans l’historiographie.
[7] Telle que Gustave Le Bon l’a théorisée dans Psychologie des foules (1895), par exemple, qui postule que la foule est un organisme à part entière, et potentiellement dangereux, où l’individu peut perdre son libre-arbitre et ses valeurs propres.
[8] Personnage fictif, Virgile est un transfuge de classes : issu de la noblesse, il devient une des figures de la Révolution naissante auprès du peuple parisien, notamment lorsqu’il s’impose face aux soldats qui souhaitent confisquer la farine que les femmes des Halles destinent au peuple rassemblé à l’Hôtel de Ville (T. 1, p. 211-214).