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« Mettre des images sur un vide » : entretien avec les auteurs de la bande dessinée "Révolution"

L'édition 2020 du Festival d'Angoulême a récompensé du Fauve d'or, le prix du meilleur album, le premier tome de la bande dessinée "Révolution", par Florent Grouazel et Younn Locard. L'historienne de l'art Margot Renard, qui mène actuellement des recherches sur la bande-dessinée historique, revient avec eux sur la genèse du livre, le travail et les choix particuliers qui découlent de leur volonté de s'emparer d'un tel évènement.

Younn Locard, Florent Grouazel, Révolution, Paris, Actes Sud, coll. L’An 2, 2019, p. 46.

Margot Renard : Quand avez-vous commencé à travailler sur l’histoire comme sujet ?

Florent Grouazel : Avec notre précédent livre, Eloi, qui est sorti chez Actes Sud. C’est à l’école qu’on a lancé ça, sept ans avant qu’il sorte[1]. Mais ce n’est pas nous qui avons choisi ce sujet historique, on a répondu à l’origine à un sujet de cours, avec une consigne : le sujet tournait autour de la médecine de la fin du XIXe – début du XXe siècle, le rapport au corps, les débuts de la médicalisation. On a un peu tiré sur cette ficelle-là pour aller encore plus loin. Finalement c’est plutôt une contrainte de cours qui nous a poussé à aller sur ce sujet-là.

Margot Renard : Vous avez décidé de continuer sur l’histoire de France, et plus spécifiquement sur l’histoire de la Révolution. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce sujet ? Aviez-vous un imaginaire autour de la Révolution, des représentations, des images mentales ?

Younn Locard : Un imaginaire oui, mais plutôt négatif. J’ai lu une biographie de Robespierre[2], par hasard, qu’un copain m’avait fait parvenir, mais la Révolution française, malgré un intérêt qu’on partage pour l’histoire politique et sociale, ne nous paraissait pas du tout intéressante.

Florent Grouazel : En fait il y a deux trucs concernant l’imaginaire, qu’on devait partager : il y avait toute la base un peu scolaire, très liée à la citoyenneté, très Ve République, mais aussi des images de ce que j’apprenais au collège, notamment une bande dessinée pédagogique, en 4 ou 5 tomes, qui balayait toute la Révolution, très années 80. Je me rappelle bien des images de la Bastille, avec toutes les petites pierres dessinées… C’était très propre, comme cette esthétique qu’on trouve quand on cherche sur Internet : « costume révolutionnaire », et qu’on tombe sur des sites de farces et attrapes, avec des hommes en bonnet phrygien et pantalon à rayures bleu-blanc-rouge, et une petite carmagnole bleue. Très « reconstitution » de l’époque du Bicentenaire de la Révolution. C’est drôle parce que mes parents ont aussi joué dans une mise en scène en 1989, dont j’ai vu beaucoup de photos quand j’étais petit. Ils faisaient du théâtre amateur, et ils ont mis en scène les cahiers de doléances de Lorient, sur la place de la mairie de la ville, en costumes. C’était une mise en scène un peu grandiloquente, très « bleu blanc rouge ».

Younn Locard : Qui rebute un peu.

Florent Grouazel : Et qui recoupe l’instruction civique qu’on a reçue, tout un maëlstrom de concepts très bien intentionnés a priori, qu’on ne comprend pas trop finalement, auxquels on ne pense jamais vraiment.

Younn Locard : Moi j’ai lu cette biographie de Robespierre, et je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus proche de moi que je ne le pensais, ces problématiques de l’insurrection, de l’engagement, de l’égalité en droit… Je me suis aussi rendu compte qu’il n’y avait pas qu’une seule Révolution. Et quand on a terminé Eloi, on a décidé de se lancer là-dedans, assez… candidement je dirais.

Margot Renard : Sans imaginer le travail que cela allait vous demander ?

Florent Grouazel : Quand Younn a commencé à m’en parler, c’était plutôt un sujet auquel il s’intéressait lui, et je me suis dit : « ah c’est intéressant, j’ai hâte de voir ce qu’il va faire, et de voir les images qu’il va produire, surtout. Visuellement, à quoi ça va ressembler ? ». Parce que tel qu’il m’en parlait à l’époque, il s’éloignait de l’esthétique Bicentenaire. C’était intéressant, il y avait une sorte de zone aveugle. Pour ma part, quand on a commencé, c’était presque plus par désir de mettre des images sur un vide.

Younn Locard : Je pense que la BD se prête idéalement à traiter des sujets historiques, c’est presque le médium idéal. On dessine, on réinterprète, on met en scène comme on veut, on peut tout montrer.

Florent Grouazel : Par rapport à des reconstitutions en 3D ou au cinéma, oui. Dans ces cas-là, les décorateurs ou les animateurs sont obligés de tout dire, de plaquer des textures, de combler le moindre vide, ce qui vient vraiment en contradiction avec le travail des historiens. En tant qu’auteurs de bande dessinée, on a la possibilité d’être dans la suggestion, le dessin se prête à ça. C’est le lecteur qui vient combler les vides, il fait les liens entre les éléments, il construit les images. Notre dessin est beaucoup plus suggestif que descriptif. Ça peut être détaillé, mais tout n’est pas dit. Comme les artistes sous la Révolution, on peut jouer sur l’esthétique du dessin de première main et des dessins retravaillés, avec des effets. Car beaucoup de graveurs de cette époque font le même travail qu’un animateur de 3D aujourd’hui, ils sont obligés de tout dire, ils remplissent, et ils inventent. Ils inventent les petites moulures au plafond, ils inventent l’éclairage, ils inventent le nombre de bancs… Et c’est vraiment intéressant, parce qu’on se faufile là-dedans.

Margot Renard : Quelle est votre posture de narrateurs ?

Younn Locard : On a une galerie de personnages, 5 ou 7, choisis pour pouvoir balayer tous les endroits, tous les milieux. On écrit en partant des personnages. Quand on coince un peu on en prend un autre, on écrit, puis on revient au premier… On conçoit aussi la progression du récit en fonction de la chronologie, des évènements auxquels on va se raccrocher.

Florent Grouazel : On a fait tout un travail de lecture de travaux d’historiens et d’observation de documents iconographiques. Haïm Burstin notamment, est un des historiens qui nous a le plus aidé, et qui nous aide encore pour la suite[3] . Ses travaux sont très précis, très documentés, géographiquement situés, il donne les noms des personnages, mais sans faire beaucoup d’interprétation politique. Il reste factuel. Ça nous permet d’avoir un maillage dense d’évènements, dans lequel on peut mettre en scène nos personnages. Il n’est pas le seul historien dont on se soit inspiré, mais c’est le meilleur exemple parce qu’il nous donne toutes les clés, notre décor, notre terrain de jeu. Et nous sommes dans ce terrain de jeu, à raconter nos petites histoires. On est assez classiques, on fait exister nos personnages avec leur psychologie.

Younn Locard : On est très influencés par le roman-feuilleton du XIXe siècle, Dumas, Hugo…

Florent Grouazel : Mais on essaye aussi de ne pas tomber dans un cas où l’histoire est un prétexte et un décor à des aventures personnelles. On souhaite que soit relié au politique, et à cette idée : « qu’est-ce que la Révolution vient changer par rapport à une histoire classique ? ». Parce que si on voulait raconter cette histoire à la Hugo et à la Eugène Sue…

Younn Locard : Hugo arrive assez bien à faire ça, quand même.

Florent Grouazel : Oui, mais on ne sent pas un engagement de tous les instants.

Younn Locard : Il ne faut pas que le contexte soit une toile de fond. C’est l’écueil pour beaucoup de bandes dessinées historiques. Les personnages sont toujours en relation avec les évènements extérieurs, qui leur tombent dessus, ou les font réfléchir, ou les mettent en danger… En inventant l’histoire on avait pensé à une histoire de vengeance, mais on essaye de toujours rester proches : s’il y a une histoire de vengeance il faut qu’elle ait lieu pour des motifs politiques.

Florent Grouazel : Ou alors la Révolution vient perturber l’histoire de vengeance.

Margot Renard : Donc la Révolution est presque un personnage à part entière ?

Florent Grouazel : Oui, c’est même LE personnage, le protagoniste principal. Et d’ailleurs la Révolution est typiquement un moment où, pour reprendre notre exemple, les histoires de vengeance, ce côté chevaleresque de l’aristocrate, n’est plus possible. Pendant quelques années, jusqu’au retour d’un certain romantisme, il y a une parenthèse.

Margot Renard : Diriez-vous que vos personnages sont des archétypes, qu’ils représentent certaines classes sociales, certaines opinions politiques, ou avez-vous cherché à vous échapper de ces catégories-là ?

Younn Locard : Je dirais qu’on est un peu entre les deux. Nos personnages ne se limitent pas à être des stéréotypes, on a beaucoup de plaisir à les rendre paradoxaux, leur donner des raisons crédibles d’agir.

Florent Grouazel : Ils ne sont pas monolithiques dans leurs réactions et leurs motivations. Et, de manière un peu inconsciente de notre part, nos personnages sont pour la plupart des transfuges de classes. Laigret[4] n’est pas du tout à sa place, les deux frères Kervélégan[5], de manières assez différentes, prennent des places nouvelles. Louise reste plus dans son milieu, avec les femmes de la Halle. Elle se hisse un peu, mais pour le moment elle n’a pas encore pu en changer. Et Virgile est un vrai personnage de transfuge.

Younn Locard : On voulait inventer des personnages complexes, ce qui est conforme à notre vision de la vie. Dans Révolution ou dans Eloi, les personnages passent leur temps à passer d’une catégorie à l’autre, à se demander s’ils sont à la bonne place. Les forces qui les font agir ne sont pas forcément conscientes, ils n’en sont pas toujours fiers, ils ne les auraient pas imaginées eux-mêmes.

 

Margot Renard : Vous avez consulté des images pour vous documenter. Où êtes-vous allés les chercher ?

Florent Grouazel : Le site de Gallica nous sert à trouver des gravures pour les lieux. Je cherche des images qui ne soit pas trop anciennes, mais on peut remonter jusqu’au début du 18e siècle, voire un peu avant, pour trouver des images du vieux Paris. Mais il faut se méfier parce que parfois beaucoup de choses ont changé ! On va jusqu’aux toutes premières photos de Paris, au moment des chantiers d’Haussmann. Mais il y a aussi les gravures d’évènements. Pour ça, on a utilisé les livres de Michel Vovelle, en cinq volumes[6]. Ils sont très documentés.

Younn Locard : Avec de belles vues d’ensemble aussi, c’était la première fois que j’en découvrais.

Jean-Baptiste Lallemand, La Bastille vers 1780, 1780, dessin à la plume et lavis à l’encre de Chine, 23,5 x 39,1 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Florent Grouazel : On est aussi allés voir des images sur le Paris des Lumières, beaucoup de peintures, dont la plupart sont au musée Carnavalet. Les peintures de Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet par exemple[7]. On avait aussi les plans de Turgot, pas tout à fait contemporains, mais qui pouvaient aider parce que les maisons sont représentées, même si assez sommairement. Le plan donne la configuration des rues autour de la Bastille, par exemple. Certains bâtiments posent plus de problèmes parce qu’ils ont beaucoup changé pendant la Révolution, comme le Palais Royal, le Châtelet… Quand on commence à savoir où aller chercher, on trouve assez vite. Et quand on ne trouve plus, on a le droit d’inventer.

Antoine Joseph Gaitte (graveur), Cathala (dessinateur), Plan de la Bastille avec les constructions découvertes dans la démolition du bastion, levé et dessiné par Cathala, architecte et inspecteur de la démolition de la Bastille, 1789, eau-forte, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Younn Locard : On a aussi fait du repérage photographique dans Paris, on s’est promenés.

Florent Grouazel : Oui, on en discutait la dernière fois : se promener dans Paris équivaut à faire de la dendrochronologie, on retrouve les cercles de croissance, les strates historiques, dans l’architecture.

Margot Renard : Vous aviez besoin de vous promener pour visualiser l’espace, pour vous mettre dans la peau des personnages ?

Younn Locard : Oui, et les plans ont servi à ça aussi.

Florent Grouazel : Quand on crée on a vraiment besoin de visualiser. Notre dernier chapitre se passe dans un seul quartier, et c’était très compliqué de faire l’itinéraire des différents personnages. Alors on faisait des petits plans, avec des personnages représentés par des petits bouts de papier, on les faisait voyager sur le plan, comme dans un jeu d’échecs. À la lecture je suis sûr que ça ne se voit pas, pour le lecteur ça n’a strictement aucun intérêt.

Margot Renard : Ça participe tout de même à l’effet de réalité, non ?

Younn Locard : Ça a sans doute un effet sous-jacent, oui. J’ai aussi un guide de promenades dans Paris, de la Révolution, où se trouvent quelques gravures et des itinéraires. Le guide explique l’histoire de certains lieux, le café Procope, les endroits où habitent des personnalités comme Marat et Desmoulins. Et comme nous on a une scène qui se passe chez Marat… J’y suis allé, j’ai sonné, j’ai attendu, j’ai demandé au magasin d’à côté s’ils voulaient bien m’ouvrir, j’ai escaladé une grille, tout ça pour aller dans l’immeuble de Marat ! C’était un peu délirant. Je n’ai pas beaucoup utilisé mes photos dans mes planches, mais ce sont vraiment des moments importants. Les moments où on est allés tous les deux à se balader dans Paris en parlant de ça, aussi, en se disant : « c’est là que ça s’est passé ».

Florent Grouazel : Ça donne une réalité, de l’épaisseur, un lien avec les évènements. C’est assez charnel, ce lien qu’on peut avoir avec l’histoire. On est en contact avec quelqu’un qui a un magasin aux Puces, un magasin de vieux papiers, de documents, d’autographes, et il nous a donné des assignats. Il en reste encore beaucoup.

Younn Locard : Il nous donné L’Ami du Peuple aussi… ça fait quelque chose aussi, difficile à mesurer[8].

Florent Grouazel : Pour revenir aux images, on entretient un rapport d’héritage avec les artistes de cette époque, tout le travail des dessinateurs, des graveurs et des peintres.

Poisson (dessinateur), Henri-Joseph Godin (graveur), « Maquereau monsieur, v’la l’maquereau », eau-forte aquarellée, Cris de Paris, dessinés d’après nature par M. Poisson, Paris, Chez l’auteur Cloître Saint-Honoré maison de maîtrise au fond du jardin, 1774-1775. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Margot Renard : Le corpus d’images que vous avez réuni comprend peu de peintures cependant, ce sont beaucoup des dessins et des gravures[9]. Pourquoi cela ?

Florent Grouazel : Parce que souvent la peinture révolutionnaire et postrévolutionnaire est à message, elle ne décrit pas le quotidien. Elle est souvent allégorique et symbolique. Depuis, pour les tomes suivants, on s’est plus intéressé au peintre Jean-Baptiste Lesueur, qui a produit des gouaches[10]. On a bien envie de parler de ça, de ces gens qui ont représenté la Révolution. Le rapport à l’image est plus populaire, plus direct et plus naïf. Ce n’est pas une commande propagandiste à la David, où le délai dans le traitement de l’image est souvent voulu, il sacralise.

Margot Renard : Vous cherchez une immédiateté du regard et de la sensation à travers le dessin ?

Younn Locard : Oui c’est ça.

Florent Grouazel : On a trouvé des dessins, très beaux, des encres où on voit le croquis et par-dessus un encrage. Ça ressemble beaucoup à notre technique, de faire un crayonné assez rapide, presque sur place, puis un encrage assez vivant, réaliste. La modernité du traitement m’a étonné. Parce que les outils sont les mêmes, du crayon et de la plume, et parce qu’il y a ce côté très vivant. Bien sûr, dans la gravure il y a parfois une recomposition des perspectives, tous les personnages ont les mêmes têtes, adoptent des postures identiques, classiques… On s’est amusés de ça, justement, en travaillant sur les postures. Tout cela dit des choses concernant l’histoire de l’art, mais aussi concernant la considération du corps.

Margot Renard : Vous montrez une gradation de la violence et de l’hystérie collective. Vous n’hésitez pas à représenter directement la violence comme la scène du boucher découpant la tête du marquis de Launay[11]. Qu’avez-vous voulu montrer ici ?

Younn Locard : Avec cette image on s’éloigne des standards de l’époque, il y a une grande violence.

Florent Grouazel : Je voulais montrer le poids qu’une tête peut avoir, le fait d’avoir ça dans les mains, c’est quand même un objet complètement fou ! Dans certains films, tu ne sens pas toute la corporalité de la chose, le poids que ça a, sa signification. D’ailleurs il y a un jeu entre cette case et une autre, où on voit le boucher en train de découper de la viande animale, cette fois. On avait aussi beaucoup d’informations historiques pour cette mise en scène, les acteurs, les lieux. On ne voulait pas faire l’impasse sur ces épisodes des têtes coupées au bout d’une pique, et être accusés de révisionnisme.

Younn Locard : On ne peut pas faire l’impasse là-dessus, il n’en est pas question, donc on le montre de la manière la moins fantasmée possible, la plus crue, la plus réaliste et la plus scientifique possible. Ce n’est pas gratuit.

Florent Grouazel : Cette scène est le moment le plus violent de la BD, et l’image phare de la Révolution pour beaucoup de gens : il était important de montrer que ce type d’évènement n’arrive pas comme ça, qu’il existe des raisons à tout ça, des acteurs identifiés. Je pense là au traitement de la violence par un jeu vidéo sur la Révolution, Assassin’s Creed Unity. J’ai assisté à une conférence au musée Carnavalet qui réunissait des membres d’Ubisoft, le studio qui développe le jeu, et les deux historiens qui avaient supervisé sa conception, dont Jean-Clément Martin, qui est justement spécialiste de cette question de la violence en Révolution[12]. Il avouait lui-même la difficulté de se faire entendre par les développeurs, mais j’étais presque déçu qu’il ne leur tienne pas plus rigueur de l’atmosphère globale qui se dégage du jeu. Dans ce jeu la violence est complètement hallucinante, hors-sol, elle est présente partout, tout le temps. Les historiens savent bien que ce n’était pas le cas, qu’elle s’exerçait selon des règles très précises. On aurait pu être encore moins dans cette idée de la foule hystérique. En ce moment on lit des textes sur les massacres de Septembre, et certains insistent sur le calme, sur la manière dont les choses se font dans l’ordre, en pleine lumière, à quel point il est important de faire les choses sans hystérie, sans esprit de vengeance personnelle. L’évènement est politique et normé, avec une rhétorique précise : on tue les ennemis pour le salut public, et si on les a jugés un peu vite, c’est parce les circonstances l’exigeaient. Ce sont des ennemis, et il n’y a aucun doute là-dessus.

Younn Locard : Pour revenir à la scène de décapitation, en tant que lecteurs nous sommes avec Louise, qui est spectatrice de la scène et qui ne s’attendaient pas à voir ça. Elle est horrifiée et choquée. Mais près d’elle il y aussi des gens ravis.

Florent Grouazel : Il était important pour nous de montrer cette scène à travers les yeux de quelqu’un qui n’adhère pas du tout. Il fallait montrer dans le premier tome que lorsque cette violence arrive, elle est surprenante. Ce n’est pas une époque violente, où il est normal d’être violent. Les gens avaient une sensibilité, ce qu’explique Arlette Farge par exemple[13].

Younn Locard : Et on a rédigé un petit texte qui suit l’image, qui explique les choses, qui contextualise. Il n’y a pas beaucoup de textes comme ça dans le livre.

Margot Renard : Comment avez-vous travaillé par rapport à l’imaginaire collectif de la Révolution ?

Younn Locard : La BD est très adaptée pour montrer, au-delà du caractère atemporel et universel de la Révolution, la Révolution spécifiquement comme évènement. Ce Paris de 1789, ces gens, ces métiers. Il fallait à la fois que les gens perdent le fil, qu’ils ne sachent parfois pas bien ce qu’il se passe, et qu’ils voient le Paris de l’époque. Au niveau de l’écriture du scénario, la richesse vient de là, le fait que ça se passe à Paris et à ce moment-là précisément. On a beau faire des parallèles avec la situation aujourd’hui, c’est tout de même un peu bidon parce que ce côté spécifique au contexte est hyper intéressant.

Florian Grouazel : On a voulu, et j’espère qu’on a réussi, aller au-delà du costume, ne pas mettre juste de la poudre d’historicité sur un récit moderne. Essayer de trouver ce qui est à la fois commun et exotique dans le vieux Paris, et aller gratter en-dessous du vernis bleu-blanc-rouge. Ça, ça m’a passionné, voir ce qui reste quand on enlève cette énorme chappe de recréation par l’image, qui a 230 ans. Après, plein de gens pourront nous dire qu’on fait une nouvelle couche de vernis, en quelque sorte, parce qu’on réinvente plein de choses, mais… ce sera notre vernis ! On essaye d’être originaux, on ne fait pas un bouquin de reconstitution non plus, il y a des auteurs obsessionnels de la reconstitution. Or nous on n’a ni la bouteille, ni le courage, ni l’envie de faire ça. Il faut que ça soit juste, mais que ça parle aussi au lecteur d’aujourd’hui, et que politiquement ce soit intéressant à lire aujourd’hui. Si c’est pour dire que toute cette histoire est morte et enterrée, qu’elle est froide comme un cadavre, comme François Furet le dit, ça ne nous intéresse pas. En même temps, on ne va pas se mentir, les gens qui s’écharpent entre Robespierristes et Dantonistes, ça ne nous intéresse pas beaucoup non plus.

Margot Renard : Ce livre est le premier volume d’une trilogie : avez-vous décidé de ce que vous alliez raconter ensuite, et du moment où vous voulez vous arrêter ?

Younn Locard : Non, pas vraiment. L’idée est de faire trois mouvements, et embrasser toute la période révolutionnaire, jusqu’à la résurgence d’un césarisme à travers Bonaparte en militaire flamboyant, qui clôt bien la Révolution.

Florian Grouazel : Mais peut-être qu’on n’ira pas jusqu’à ce moment-là, parce que le mouvement ascendant de la Révolution nous intéresse beaucoup. Et à partir du moment où la dynamique est brisée, ça sonne tout de même comme une fin de l’histoire.

Younn Locard : Thermidor, la chute de Robespierre, est un moment important, sur lequel existent beaucoup d’idées préconçues à détruire ou à retourner. Le Directoire également, que je ne connais pas bien.

Florent Grouazel : Peut-être qu’à force de lire des historiens on va arriver à ce moment du Directoire et se dire qu’on ne peut pas s’arrêter en si bon chemin !

Younn Locard : Peut-être que la BD va s’arrêter en 1795, mais à travers des personnages comme Virgile, dessiner tout ce qui arrive après, le moment où les gens en ont tellement marre du désordre que c’est un leader charismatique qui s’impose. On veut embrasser une idée assez globale de la Révolution. Dans le premier volume on s’arrête en octobre 1789, mais en réalité le roi a déjà disparu… le récit pourrait s’arrêter deux ans plus tard, et on en serait au même point dans le sentiment des évènements.

Florent Grouazel : On ne peut pas tout raconter. Pour le deuxième volume on recommence à faire comme pour le premier volume : on y intègre tout ce qu’on peut, pour se rendre compte qu’il y a trois fois trop de matière, et faire des sacrifices. Mais c’est assez jouissif finalement, de trancher dedans, d’abandonner des idées qui nous paraissaient bonnes. C’est pour ça que c’est bien d’avoir du temps, ça permet des avancées scénaristiques. On est davantage prêts à couper des choses trois ans après les avoir écrites, ça paraît plus acceptable de revenir sur des longues scènes qui nous ont demandé beaucoup de boulot. Mais il faudra qu’on s’arrête à un moment donné, il faudra laisser les personnages vivre leur vie.

Younn Locard : Je n’aurais jamais imaginé que le premier bouquin ne couvre que six mois, alors que la Révolution dure dix ans… je ne sais pas comment on va faire ! Je vois bien ce qu’on va traiter, mais comment… il faut qu’on en discute.

Younn Locard, Florent Grouazel, Révolution, Paris, Actes Sud, coll. L’An 2, 2019, p. 47.

[1] Younn Locard, Florent Grouazel, Eloi, Paris, Actes Sud, coll. L’An 2, 2013.

[2] Gérard Walter, Maximilien de Robespierre (1946), Paris, Gallimard, 1989.

[3] Haïm Burstin a effectué sa thèse sous la direction de Michel Vovelle en 1977 et est professeur à l’université de Milan. Il est l’auteur d’ouvrages sur la Révolution : Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013 ; L’invention des sans-culottes, regards sur la Paris révolutionnaire, Paris, Editions Odile Jacob, 2005 ; Une révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Paris, Champ Vallon Editions, 2005.

[4] Personnage fictif, journaliste royaliste.

[5] Abel de Kervélégan est un personnage fictif, et le frère, dans le récit, d’Augustin de Kervélégan (1748-1825), qui lui a bien existé. Il a été notamment député du Tiers-État puis membre de la Convention Nationale.

[6] Michel Vovelle, La Révolution française, images et récit, 5 vol., Livres Club Diderot – Messidor, 1986.

[7] Peintre né en 1715 et décédé en 1793, il a essentiellement produit des vues de Paris. Le musée Carnavalet conserve un grand nombre de ses tableaux.

[8] Journal politique publié par Marat entre 1789 et 1792.

[9] Les auteurs ont accepté de me donner accès à leur base iconographique. Concernant la peinture, on y trouve principalement de la peinture d’histoire, Les vainqueurs de la Bastille, de Paul Delaroche (1830-1838, musée du Petit Palais), et un tableau de Joseph-Désiré Court, Mirabeau devant de Dreux-Brézé, 23 juin 1789 (1830, musée des beaux-arts de Rouen).

[10] Voir à ce sujet l’article bilan de Philippe de Carbonnières, « Les gouaches révolutionnaires de Lesueur au musée Carnavalet », dans Annales historiques de la Révolution française, 2006, n° 343, p. 93-122.

[11] P. 185.

[12] Conférence autour du livre de Jean-Clément Martin et Laurent Turcot, Au cœur de la Révolution, les leçons d’histoire d’un jeu vidéo, Paris, Vendémiaire, 2015, qui portait sur le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity (UbiSoft), pour lequel les deux historiens ont été consultants. La conférence a eu lieu au musée Carnavalet le 15 octobre 2015. Par ailleurs, les conférences où l’intervenant joue et commente en direct un jeu vidéo historique – les play-conférences – se sont multipliées ces dernières années. Laurent Turcot a participé à une de ces play-conférences lors de l’évènement Montaigne in Game en mai 2018. Voir également le cycle Play-conférences à la BNF, lancé en 2019, dont la première séance portait sur le jeu vidéo Assassin’s Creed Odyssey et la deuxième sur le jeu vidéo We. The Revolution, du développeur polonais Klabatair (où le joueur incarne un juge sous la Terreur).

[13] Historienne spécialiste du XVIIIe siècle.

Publié le 9 juin 2020
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