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Une histoire de voix. Après un enregistrement de podcast

Prêtant sa voix à un épisode du podcast de la bibliothèque Sainte-Geneviève, À livre ouvert, Louis Genton, docteur en histoire médiévale, a vécu une expérience fugace mais vive. Après la présentation de ce nouveau podcast par l'une de ses créatrices, Marion Piecuck, il évoque ce moment et ce que cet enregistrement a soulevé chez lui comme questionnements sur la place de l'oralité dans le monde académique.

Le 24 septembre 2023, Louis Genton, postdoctorant en histoire médiévale à l’EHESS, a prêté sa voix pour le sixième épisode d’À livre ouvert, le nouveau podcast de la bibliothèque Sainte-Geneviève (BSG). Le présent article entend mettre en valeur cette courte et riche expérience qui a été l’occasion de rompre, le temps d’un instant, avec les pratiques orales habituelles du métier d’enseignant-chercheur. Il se déroule en trois volets : dans un premier temps, Marion Piecuck, en poste à la Réserve de la BSG, présente le podcast, dont elle est à l’origine. Puis Louis Genton revient brièvement sur le rapport à l’oralité dans le monde universitaire, avant de raconter son expérience d’enregistrement dans un troisième temps.

À livre ouvert, le nouveau podcast de la bibliothèque Sainte-Geneviève

par Marion Piecuck

Le podcast À livre ouvert, disponible sur toutes les plateformes d’écoute, est né en 2022. Il est le fruit d’un partenariat entre les étudiants de l’atelier radio de l’université Sorbonne Nouvelle (USN), leur professeure Laurence Millet, réalisatrice à France Culture, et la bibliothèque Sainte-Geneviève. Ce n’est pas à proprement parler un podcast d’histoire ; c’est un format hybride qui a pour objectif de parler des collections de la bibliothèque, de leurs contextes de production, de constitution et de conservation.

Logo du podcast À livre ouvert. © Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Pourquoi un podcast ? Passons sur tous les poncifs à propos de la portabilité et de la flexibilité du format. Il s’avère que, depuis quelques années, les équipes de la BSG ont pris l’habitude de monter des expositions de livres. Elles ont pour but de montrer les collections, de les expliquer, de les rendre un peu plus réelles aux yeux des très nombreux étudiants qui fréquentent l’établissement. Mais ce type d’entreprise, aussi utile qu’il soit, se heurte à deux difficultés : d’une part, un livre intéressant n’est pas forcément beau ; le montrer n’a donc pas toujours d’intérêt immédiatement visible. D’autre part, la bibliothèque n’est pas toujours facile d’accès, que ce soit pour des raisons endogènes de haute fréquentation comme pour des motifs plus symboliques, liés à l’aspect monolithique d’un bâtiment qui, il faut bien le dire, peut être perçu comme impressionnant voire peu accueillant. L’idée était donc de « raconter » nos collections à toutes et tous, lecteurs ou non, amateurs d’expositions physiques ou non ; de raconter nos livres aux gens que cela intéresse, de là où ils sont.

Façade sud de la bibliothèque Sainte-Geneviève © Pko/CC.
Salle de lecture de la bibliothèque Sainte-Geneviève. © Marie-Lan Nguyen/CC.

À notre connaissance, ce type de podcast n’existait pas en bibliothèque ; mais en musée, il fonctionnait bien. Nous pensons à Les Curiosités du Museum, réalisé par le Museum national d’Histoire naturelle en partenariat avec Radio France, ou à Monuments sur le divan, produit par le Centre des monuments nationaux. L’idée générale de ces formats est de partir, pour chaque épisode-capsule, d’un objet ou d’un monument et d’expliquer en quelques minutes seulement en quoi cet objet, ce monument est intéressant et en quoi il est représentatif ou non d’une période ou d’un contexte. À bien y réfléchir, c’était ce que nous souhaitions faire avec nos livres. Nous avons alors décidé de valoriser dans chaque épisode un ouvrage ou un petit corpus cohérent, précieux pour une raison ou pour une autre ; de parler des contextes qui l’ont vu naître (politique ou géopolitique, scientifique, éditorial etc.) et de l’inscription de son/ses auteur(s), autrice(s) dans son/leur siècle. Pourquoi ce livre existe-t-il ? A-t-il marqué son époque et/ou la nôtre ? Pourquoi le possède-t-on ?

D’un point de vue pratique, la répartition des tâches est la suivante : l’équipe-projet choisit les thèmes et écrit les textes, les étudiants les lisent et Laurence Millet réalise les épisodes. Nous avons rencontré, avant chaque saison, les étudiants de l’atelier radio de l’USN qui allaient devenir nos voix. Nous les avons accueillis à la bibliothèque, leur avons fait visiter les lieux publics mais aussi l’arrière-boutique, les grands magasins de livres anciens, pour que chacun puisse se représenter l’envers du décor.

Enfin nous nous sommes nous aussi, bibliothécaires, astreints à cet exercice d’oralisation de l’écrit qu’implique nécessairement un format audio. Il fallait rentrer dans le costume : nous allions nous raconter et non pas faire de l’histoire. Le postulat de départ n’était pas le même, et par là, le ton et la méthode non plus. De ce point de vue, l’aide de Laurence a été extrêmement précieuse. Elle a réalisé pour la radio publique des émissions comme La compagnie des œuvres ou Le cours de l’histoire et est donc rodée à l’exercice de la vulgarisation. Elle a su nous aider progressivement à mettre au point des textes moins denses que ceux que nous avions l’habitude de produire, plus rythmés, et peut-être moins arides. 

Tout cela rentre pour finir dans le cadre d’une réflexion plus large que nous pouvons mener, en tant que petit maillon d’une chaîne de la transmission du savoir et avec les moyens que nous avons, autour de questions comme : comment faire connaître et comment inclure ? Comment accompagner la réflexion ? Comment démystifier le patrimoine, dans nos discours comme aux yeux de nos publics, pour le rendre plus accessible ? Les questions de médiation sont depuis longtemps déjà au cœur des préoccupations des bibliothécaires, et les nouveaux formats de diffusion ouvrent un champ des possibles qu’il serait dommage de ne pas tenter d’investir.

Les voix de l’université

par Louis Genton

J’aborde ici quelques aspects de la place qu’occupe l’oralité dans le monde universitaire, de la formation des étudiants au métier d’enseignant-chercheur. Les réalités de la pratique de l’oral apparaissent en tension entre le développement de nouvelles manières de transmettre le savoir dans et hors du monde universitaire et la persistance d’un habitus académique en sciences humaines et sociales qui circonscrit la prise de parole dans un cadre d’expression traditionnellement normé.

Il pourrait sembler bon pour l’enseignant-chercheur d’interroger sa pratique de l’oralité dans et en dehors de l’université mais un tel questionnement se confronte à deux réalités du monde académique des sciences humaines et sociales. La première a trait à la diversité des pratiques professionnelles des enseignants-chercheurs français. Certes, chaque façon d’enseigner, si diverses ces façons soient-elles, participe à la richesse de la transmission des savoirs à l’université. Mais il faut reconnaître que dans ce cadre, chacun, chacune accorde à la pratique de l’oralité en situation d’enseignement une importance variable. C’est d’abord une affaire de divergences d’ordre académique et scientifique : alors qu’en sciences humaines et sociales, les pratiques professionnelles sont davantage fondées sur l’écrit et sur un usage normé de l’oral, les chercheurs en sciences expérimentales sont davantage rompus aux pratiques conversationnelles dans leur quotidien (passage au tableau, travail collectif). Au sein-même des SHS, on rencontre aussi plusieurs profils. Les défenseurs du format magistral du cours reconnaissent qu’une pratique unilatérale de l’oral est fondamentale pour transmettre des connaissances aux étudiants (elle est également rentable : cela coûte moins cher à une université de faire parler un enseignant devant 500 étudiants en amphithéâtre que de mobiliser des professeurs pour assurer plusieurs cours en petit groupe). D’un autre côté, certains préfèrent mobiliser un usage plus collectif de la parole, en l’octroyant le plus possible aux étudiants (quitte à passer rapidement certains points qu’ils comptaient aborder dans la trame de leur cours). La seconde réalité tient dans le fait que tout enseignant-chercheur est, comme chaque acteur du système universitaire français, confronté à une démultiplication des tâches qui lui incombent, ce qui ne lui laisse que peu de place pour interroger ses pratiques et les faire évoluer dans et hors des murs de l’université. Ces deux préalables posés, tentons de donner quelques éléments caractéristiques de la place qu’occupe l’oralité dans l’enseignement et la recherche en France puis, à travers la mobilisation d’un cas concret, de postuler que de nouvelles expériences ponctuelles en dehors de la stricte sphère universitaire sont les bienvenues pour questionner notre rapport à l’institution et améliorer nos pratiques d’enseignement et de recherche.

La performance orale est omniprésente dans la vie étudiante et dans la carrière du chercheur en sciences humaines et sociales. Si cette pratique de l’oral à l’université constitue un point aveugle de la recherche, elle bénéficie actuellement de renouvellements dans les recherches en sciences de l’éducation et dans les pratiques pédagogiques du supérieur. 

Depuis nos propres formations dans l’enseignement secondaire jusqu’à l’université, l’oral constitue un critère d’évaluation ou d’appréciation par le corps enseignant. Dans le cadre de ces apprentissages, on observe une première tension entre la persistance d’habitudes qui formalisent l’oralité à l’université et le développement de nouvelles pratiques d’enseignement et d’investissement des étudiants. En témoigne par exemple la faible place accordée à l’oral dans les examens universitaires : le modèle des partiels restent étroitement associé à la performance écrite. Détaillons le cas de l’exposé en Travaux dirigés (TD). Dans certains cursus, il s’impose encore comme un passage normé et obligé et dont les attentes anticipent, à des degrés variables, les exigences des futurs concours de la fonction publique. Pendant une vingtaine de minutes, l’étudiant récite sa leçon : cette pratique de l’oral reste formalisée et encadrée par des attentes précises (temps, problématique, plan en deux ou trois parties) : elle relève davantage de l’écrit oralisé que d’une pratique résolument spontanée. Mais, dans d’autres cas, la pratique de l’exposé a tendance à s’essouffler : elle est perçue comme une fiction formelle qui ne fait travailler qu’un ou deux étudiants au détriment du reste du groupe. Les étudiants sont alors plutôt évalués sur leur investissement actif et continu en cours. Leur notation est fixée en fonction des questions qu’ils posent ou des interventions qu’ils font au cours de réflexions et de corrections collectives. Mais ce procédé pose aussi des problèmes importants puisqu’il avantage les personnalités plus extraverties et fait du processus de co-construction des savoirs par l’oralité un support d’évaluation qui met les étudiants en concurrence au quotidien dans leurs rapports les plus informels au sein de la classe. 

D’autres pratiques comme celles décrites par Daniel Jacobi concernant l’éducation non-formelle liées à l’industrie culturelle (livre, cinéma, télévision, musées et réseaux sociaux) ouvrent encore d’autres pistes. Ajoutons enfin à cela qu’une prise de parole plus spontanée et moins normée peut être encouragée pour les plus investis, hors des murs de la classe, dans les arènes des syndicats ou dans les rangs des assemblées et des commissions administratives. Il y a là un apprentissage autonome et sur le tas qui s’opère. 

L’histoire pourrait s’arrêter là mais pour celui qui a choisi de faire de l’enseignement et de la recherche son métier, l’oralité continue d’être une réalité professionnelle structurante. Le sentiment d’une oralité à deux vitesses pendant notre cursus universitaire s’estompe-t-il une fois que l’on passe de l’autre côté du bureau ? En réalité, il semble qu’une tension similaire continue de s’exprimer, à la différence qu’elle est désormais parée des oripeaux de la domination symbolique liée à la nouvelle position de professeur. D’un côté, devenu maître de l’oralité et du langage, l’enseignant évolue dans un milieu encadré par des pratiques professorales normées qui régissent les échanges. De l’autre, une série de nouvelles pratiques de l’oralité, tant en matière d’enseignement que de recherche, tendent à ouvrir les voix de l’université vers de nouveaux horizons.

Étudiant·e·s dans l’amphithéâtre 24, campus de Jussieu. © Chamussy/CC.

Il faut reconnaître que la structure de base de l’enseignement supérieur français en sciences humaines et sociales est fondée sur une forte dichotomie orale entre l’enseignant et les étudiants. Sous la forme du cours magistral ou parfois rythmée par des réflexions collectives avec les étudiants en TD, la leçon universitaire en licence relève d’une codification du langage. La performance du professeur s’inscrit dans le cadre d’une continuité de l’écrit. Le cours naît avec lui : c’est un prolongement réglé de ce qu’il a pensé au moment de sa préparation comme pertinent pour mener à bien la leçon qu’il va dérouler devant la classe. L’autorité de l’enseignant, c’est-à-dire le droit moral qui lui confère la légitimité de transmettre son savoir, provient de cette capacité à restituer un propos clair et ordonné. Dans ce cadre, la prise de parole est fortement hiérarchisée : l’enseignant parle, les étudiants écoutent et peuvent poser des questions. Cette organisation méthodique du cours s’accompagne d’une maîtrise du langage. Dans un ton qui lui est propre (les styles varient du monocorde au plus animé), le professeur raconte les mêmes anecdotes ou évènements et cite des auteurs qu’il connaît par cœur. Sa parole est porteuse d’un vocabulaire qu’il maîtrise pour l’avoir employé en classe ou en avoir discuté avec ses collègues.

Si prégnant qu’il soit, car intrinsèquement lié à l’histoire de l’institution, cet habitus universitaire peut être remodelé par une série de pratiques pédagogiques diversifiées qui instaurent, dès la licence, de vrais espaces de dialogue en cours. De telles actions peuvent notamment être importées de l’enseignement secondaire, par lequel de nombreux collègues du supérieur sont passés au cours de leur carrière. Prenons par exemple la mise en place d’un travail en groupe au cours d’une séance de TD. Répartis en petits groupes de trois ou quatre étudiants (avec une modification de l’organisation physique de la salle par rapprochement des tables), les étudiants sont amenés à travailler ensemble sur un commentaire de document ou un sujet de dissertation. Cette situation pédagogique leur permet de parler d’abord entre eux puis, au moment d’une mise en commun, de s’exprimer au nom du groupe sur leur compréhension de l’exercice. Une telle pratique permet ainsi de délier la prise de parole et d’inviter les étudiants à un exercice plus spontané et plus confiant de l’oral. On peut aussi retrouver une pratique de l’oralité moins normée et plus libre dans certains séminaires de master. C’est le cas de séminaires hybrides comme Faire de l’histoire médiévale, assuré par Étienne Anheim à l’EHESS. Ce cours se présente sous la forme d’un atelier collectif qui donne la parole à des étudiants de master, doctorat et postdoctorat dans le cadre de discussions et réflexions à partir de leurs retours d’expérience de la recherche ou de la lecture d’articles issus des sciences sociales choisis par l’enseignant.

Et même hors du strict cadre du cours, de nombreuses initiatives existent pour ouvrir les étudiants à d’autres formes de transmissions alternatives du savoir (comme par exemple l’atelier lillois Des étudiants face aux vitrines ou des visites guidées de quartiers urbains médiévaux et de lieux culturels). Elles peuvent aussi être portées au crédit d’enseignants issus de milieux professionnels hors université. C’est le sens de la démarche de Laurence Millet, qui a su ouvrir les étudiants de l’atelier radio qu’elle assure à l’USN à une nouvelle pratique de l’oralité, grâce à leur participation régulière à l’enregistrement du podcast À livre ouvert.

On retrouve la même tension lorsque l’enseignant revêt sa casquette de chercheur. Dans les séminaires, colloques, congrès ou ateliers de l’enseignement supérieur, on peut retrouver les mêmes mécanismes de hiérarchisation symbolique et de codification du propos. Le déséquilibre est jeté par la structure des interventions : un public écoute pendant une durée variable un ou plusieurs chercheurs parler de ce dont il(s) est/sont spécialiste(s). On a tendance à retrouver les mêmes éléments que dans l’enseignement : ton personnel et emploi d’un vocabulaire de spécialistes. À cette organisation s’attache la même maîtrise du langage. Par reproduction sociale, liée du cursus universitaire effectué par les membres du public, la prise de parole peut être tout aussi hiérarchisée qu’en classe, de l’étudiant de master qui n’ose pas poser de question jusqu’au professeur des universités qui fait une reprise de l’exposé. Ces pratiques sont révélatrices d’une pesanteur de l’habitus universitaire qui a tendance à comprimer la richesse des discussions au profit d’une conservation du système. Comme tout jeu d’autorité, ce dispositif est aussi contraignant pour les étudiants, à qui l’université rappelle qu’ils sont sur le chemin de la connaissance, que pour les chercheurs pour qui l’accès à d’autres formes de transmission et de diffusion du savoir, hors des murs de l’université, peut être obstrué. 

Et là encore, il existe de nombreuses tentatives de contournement de ces pesanteurs académiques sur l’oralité. Les voix de la recherche sortent de plus en plus des sentiers battus à mesure que le monde universitaire s’ouvre au numérique et aux autres secteurs et pratiques professionnels (art, journalisme, conservation-restauration, etc.). Instaurer de nouvelles formes de dialogue entre collègues et à destination du plus grand nombre est également l’objectif de l’ouverture de nouveaux canaux numériques. Les podcasts Paroles d’Histoire d’André Loez, Passion Médiévistes de la journaliste Fanny Cohen Moreau ainsi que les chaînes YouTube Nota Bene et C’est une autre Histoire, la chaîne Twitch Ça Coule de Source ou les Cafés virtuels de l’APHG sur Zoom donnent la parole aux chercheurs dans une atmosphère détendue qui permet d’ouvrir les voix de la recherche vers de nouveaux horizons. 

Mais cette ouverture ne dure qu’un temps. Malgré tout, les enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales restent rattrapés par le formalisme du système et il est bien difficile de se défaire de cette posture. C’est pourquoi on ne peut qu’encourager le développement de nouvelles initiatives de transmission du savoir comme celles citées précédemment. Il m’a paru intéressant de revenir sur une expérience interprofessionnelle qui m’a permis de voir à quel point ce type de pratiques pouvait être bénéfique pour l’enseignant et le chercheur.

L’harmonie des voix de la culture et de la recherche

par Louis Genton

Dans cette dernière partie, je reviens sur mon expérience d’enregistrement du sixième épisode du podcast À livre ouvert consacré à la présentation d’un joli petit livre-objet, adaptation d’un conte d’Andersen en ballet par Florent Schmitt. J’ai en effet eu la chance d’être associé à cet exercice original, d’habitude réservé aux étudiants de Laurence Millet. J’ai ainsi passé  trois heures dans un studio d’enregistrement, place du Panthéon à Paris, avec Mirabelle Laporte, étudiante en deuxième année de licence d’Histoire de l’art et d’archéologie, qui posait également sa voix, et les deux créatrices du podcast, Marion Piecuck et Laurence Millet. Cette expérience, qui s’inscrit dans les nouvelles formes de transmission du savoir hors des murs de l’université, m’a permis de prendre conscience de la réalité de certaines de mes propres pratiques professionnelles.

Logo de l’épisode 6 du podcast À livre ouvert. © Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Cet épisode a été écrit par Anaïs Prola, alors étudiante en master de Médiation interculturelle à Sorbonne Université et en stage à la BSG. Il résume d’abord le contenu de ce conte-ballet consacré au Petit elfe Ferme-l’œil : pour s’endormir, un petit garçon nommé Hjalmar reçoit la visite de Ferme-l’œil, un homme de sable, personnification du sommeil qui lui raconte une histoire différente chaque soir. Après un court détour par la biographie d’Andersen, le propos se concentre sur une description matérielle du petit livre et des riches illustrations d’André Hellé. Anaïs Prola revient enfin sur les modalités de son adaptation par Florent Schmitt en un ballet pour piano à quatre mains, destiné à l’apprentissage de l’instrument. 

Cette première lecture du texte est entrée frontalement en décalage avec mes pratiques de recherches. Loin de maîtriser le sujet, Mirabelle Laporte et moi découvrions un objet, une histoire et une musique par une mise en narration rythmée et vivante qui nous était étrangère : un enchaînement efficace en quatre parties (description du conte ; vie de Christian Andersen ; description matérielle du livre ; retour sur le ballet) ; plusieurs citations de longueur variables (des incises de deux lignes jusqu’à une longue citation de dix lignes) et une riche ponctuation. Les réflexes du chercheur sont rapidement venus : j’ai lu pour moi le texte d’une traite et presque sans respiration pour connaître sa fin. 

La tension entre la découverte d’un petit texte rythmé à propos d’un objet que je ne connaissais pas et le déploiement de mes pratiques professionnelles habituelles s’est pleinement exprimée au moment de notre première lecture à l’oral du texte, face au micro. Laurence Millet m’a donné le feu vert : j’ai lu ma partie, sans presque respirer, sans marquer de changement de ton, en avalant certaines syllabes et en oubliant points virgules et doubles points qui rythment les phrases. Je me rendais compte au fil de cette lecture que quelque chose n’allait pas ; ce qui m’a été rapidement confirmé par Marion, Laurence et Mirabelle : « Ton ton est trop monocorde et formel » ou « tu n’es pas en cours ou en séminaire ! » (ce qui démontre que la réputation des pratiques normées de l’enseignement et de la recherche dépasse notre propre milieu professionnel et ce que ce métier représente dans les esprits). Je n’étais plus maître à bord : je ne lisais pas quelque chose que j’avais écrit ou retouché et on me signifiait que mon ton et mon débit de parole étaient gênants. J’étais enfermé dans ma posture savante et j’essayais de combler le fait de lire un texte qui n’était pas de moi par l’emploi d’un ton universitaire.

Le travail collectif m’a permis de dépasser ce blocage. Dès le début de l’enregistrement et les premières remarques, on pouvait m’interrompre et, mieux encore, j’étais conseillé pour parler, pour m’exprimer à mesure que les parties du texte changeaient et que la ponctuation rythmait certains passages. Non sans difficultés (il a fallu que je m’y reprenne plus de vingt fois pour un passage habité : « Les artistes comme leurs publics ont envie de rêver : ce sont les Années Folles ! »), l’expérience a été agréable : de simple lecteur du texte, je devenais l’un de ses interprètes en prenant en compte pour la première fois un critère de sensibilité de ton. 

Micro de studio d’enregistrement. © NN/CC.

À ce moment précis, mes compétences professionnelles d’enseignant-chercheur m’ont paru un peu rigides : l’apprentissage que j’ai eu de l’oral est fortement normé et ne laisse pas de place à une forme d’incarnation du propos. Je me rendais compte que ma pratique du métier, qui m’a beaucoup apporté pour organiser mon raisonnement et m’adresser à un public étudiant, atteignait une limite : je la jugeais peu encline à s’adapter à une nouvelle pédagogie de transmission du savoir hors du cadre universitaire.

Ces premiers questionnements ont ouvert une parenthèse en négatif à mes pratiques professionnelles et orales de la recherche. Je me suis rendu compte de la facilité avec laquelle l’enseignant-chercheur peut intégrer et reproduire les codes de l’habitus universitaire. Voici les quatre réalités que cette expérience m’a révélée : 1) on peut avoir tendance à écrire et à lire des choses uniquement en rapport avec son sujet de recherche ; 2) au cours de notre carrière, on peut développer des habitudes solitaires de travail qui nous isolent dans nos recherches ; 3) on peut être enclin à oublier que notre discours, en classe comme en séminaire, est aussi une performance orale. Dans d’autres pratiques professionnelles de l’oralité (artistique, journalistique ou même politique), il existe aussi un ton particulier ; 4) notre position institutionnelle à l’université est parée d’une domination symbolique. 

Si fugace qu’elle ait été, cette expérience m’a ouvert à la richesse de ce que peuvent représenter les autres formes de transmission du savoir, hors cadre universitaire, telles que celles qui sont présentées plus haut. Dans le cadre du podcast, la dissipation des positions hiérarchiques et le sentiment de faire corps autour d’un texte se sont prolongés dans l’expérience même de son écoute. Je me suis senti appartenir à la même communauté que le réalisateur ou à la voix de l’épisode qu’on ne connaît pourtant pas : les barrières spatio-temporelles, institutionnelles et hiérarchiques tombent au profit d’une mise en commun des compétences et des intérêts.

La mobilisation d’un support via les plateformes d’écoute qui permettent une diffusion en différé, la confection d’un texte au contenu accessible et l’emploi d’un ton, d’un rythme et d’interludes musicaux sont autant de leviers qui invitent au partage et éveillent la curiosité de l’auditeur, du plus érudit au novice. Et en retour, ce type de collaboration entre des institutions publiques et des professionnels de l’audiovisuel peut offrir à l’enseignant-chercheur l’occasion de tester de nouvelles pratiques pour la transmission orale de son savoir en contexte d’enseignement (réflexion sur le ton employé, recours à d’autres supports visuels ou musicaux).

Avant de rassembler les principaux enseignements retenus de cette collaboration, rappelons d’abord que ce retour d’expérience ne prétend en aucun cas remettre en cause la pluralité des pratiques des professionnels de l’enseignement supérieur qui permettent toutes, selon des modes pédagogiques propre à chacun, de transmettre le savoir à l’université. Partant d’un constat que la pratique de l’oral à l’université est en tension entre la permanence d’un habitus académique qui circonscrit la prise de parole dans un cadre d’expression normé et le développement de nouvelles manières de transmettre le savoir, ce texte avait pour objectif de présenter une de ces nombreuses expériences ponctuelles et alternatives de l’oralité dans la recherche et dans le partage des savoirs. La parenthèse de l’enregistrement d’un épisode du podcast À livre ouvert a constitué une conscientisation de la facilité avec laquelle l’enseignant-chercheur intègre les pratiques de l’ethos universitaire. À la lumière de ce constat, les nombreuses tentatives de contournement des pesanteurs académiques sur l’oralité apparaissent comme une réelle nécessité. Bien moins institutionnalisé que la machine de l’université, ce type d’entreprise doit être mis au crédit de professionnels de l’enseignement supérieur et de la recherche ainsi que du monde de la culture qui, le temps d’un moment et pour le futur plaisir des étudiants comme du grand public, tentent de mettre en harmonie les voix de la culture et de la recherche.

Publié le 19 mars 2024
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