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"Total Normalidad", d'une mémoire individuelle à une mémoire collective

"Total Normalidad" est un projet artistique qui s’inscrit dans une recherche que l’artiste Alejandro Erbetta mène, depuis plusieurs années maintenant, sur la mémoire. Il y est question de la manière dont son enfance, alors même qu’elle s’est déroulée durant la dictature militaire argentine, dans un quartier de Buenos Aires proche d’un centre clandestin de détention et d’une base militaire, a pu être vécue comme une période heureuse. Entre textes et images, ce travail vise à construire un récit elliptique qui évoque deux réalités ayant existé simultanément : celle de l’enfance insouciante et celle de la terreur de la dictature. Elles s’articulent ici dans la mise en tension de la mémoire individuelle et de la mémoire collective.

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Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive.

Enquêtes et processus de travail

Ce travail a commencé en 2012, à l’occasion de l’un de mes retours ponctuels à Buenos Aires. Après la réalisation de ma série Reprises, qui portait sur mon histoire familiale, j’avais l’intention de continuer une réflexion photographique liant ma propre histoire et l’histoire collective, celle de la dictature notamment.

Aborder cette idée d’un point de vue artistique présentait un problème car ce sujet
était encore controversé pour la société argentine et que de nombreux artistes avaient déjà abordé ce pan de notre histoire. Dans les travaux de photographes notamment, la dictature est souvent montrée dans une mise en relation directe avec la vie familiale de l’artiste, en lien à la disparition de l’un des membres de la famille. Que pouvais-je donc dire de nouveau sur un thème aussi complexe et traumatique pour l’histoire collective du pays ? Il me semblait difficile, face à cela, de représenter quelque chose d’inédit. Par ailleurs, je n’avais pas vécu moi-même cette situation traumatique, du moins pas directement comme la plupart de ces photographes. Aucun membre de ma famille n’avait disparu et, par conséquent, je ne me sentais pas complètement autorisé, pendant longtemps, à parler ou à m’exprimer sur cette question. Le risque était donc pour moi considérable. Pourtant, j’avais bien vécu mon enfance durant ce-
tte période : que restait-il donc de ce passé ? Comment ma mémoire permettait-elle de percevoir la manière dont cette horreur était perçue dans le contexte de l’époque ? Qu’est-ce que celle-ci m’avait transmis, à moi mais aussi aux êtres qui vivaient dans ce pays ?

J’avais, à l’origine, l’intention d’aborder cette question à partir de mes propres souvenirs d’enfance, liés aux photographies de mon album familial. Je voulais ensuite visiter et photographier les lieux historiques de ce passé obscur autour de moi : revenir sur ces endroits allait peut-être pouvoir me faire revivre des sensations que j’avais vécues étant enfant. Enfin, je comptais, à travers la photographie, capter des images actuelles des lieux qui m’entouraient, mais également être à l’affût des sensations du passé susceptibles de ressurgir en moi. Je présumais que ma présence sur les lieux et la photographie pourraient m’aider à retrouver des images. Mais peut-on photographier le passé ?

J’ai commencé en 2012 à déambuler dans mon ancien quartier, à réaliser des visites à l’ex-centre clandestin, devenu aujourd’hui un lieu de loisirs et de sport, ou encore à l’ex-base militaire, dont une partie est devenue une réserve naturelle.

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Photo 1– Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As. Image d’archive. Photo 2– Image d’archive. Base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As.

Entre 2014 et 2015, mon travail artistique a progressivement changé. Un basculement s’est produit à partir d’une image photographique postée par un ami d’enfance sur Facebook, et à la suite d’un court échange avec lui. Ma démarche a alors commencé à revêtir une autre dimension : elle est sortié de l’individuel pour s’acheminer vers le collectif. La photographie postée m’a ramené vers l’enfance que nous avions partagée. La photo était datée de 1977. Je n’avais que peu de souvenirs de cette époque, seulement quelques images mentales à la fois précises et floues : un mur, une texture, un vêtement, un espace, une lumière. Tout était dispersé et fragmenté dans mes souvenirs, il ne s’agissait en fait que d’images ponctuelles et sans lien les unes aux autres. La photographie en question était celle de l’anniversaire de l’un d’entre nous. Trois de mes amis les plus proches avaient été saisis dans cette image. Je pouvais y voir aussi ma sœur et celle d’un ami qui m’est toujours proche ainsi que d’autres amis du quartier, que je ne reconnaissais pas. C’est avec les trois amis anciennement les plus proches de moi que j’ai finalement décidé de commencer à travailler sur ce projet.

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Image d’album de famille.

Cette photographie était importante pour mon travail artistique car elle portait une date, notée dans la marge du tirage, qui faisait le lien avec ce moment historique que traversait alors le pays. La photographie était comme une preuve : la dictature était au pouvoir, et à quelques centaines de mètres de là fonctionnaient une base militaire et un centre clandestin où des gens étaient détenus et torturés.

Quelques temps après, lors de mon voyage en Argentine, j’ai rencontré l’ami de la photo postée. Il a accepté que j’utilise cette image pour mon travail et m’a raconté les souvenirs de son enfance dans ce quartier. Il avait des souvenirs que je n’avais plus et, pour ma part, je lui racontais des choses dont il ne se rappelait pas. La confrontation de nos souvenirs m’interrogeait sur la réalité de ce que j’avais vécu, comme si ces choses s’étaient diluées dans le passé et dans l’oubli. Avaient-elles vraiment eu lieu ?

Ensemble, nous avons reconstruit une mémoire commune et partagée, constituée au fur et à mesure de nos dialogues sur la base des souvenirs partiels de chacun. Cette circulation silencieuse se renforçait à mesure que nous avancions dans nos conversations : de nouveaux souvenirs arrivaient, de nouvelles couches s’ajoutaient, de nouveaux détails venaient constituer une nouvelle mémoire, toujours modifiée, toujours renouvelée. Cette rencontre a renforcé la préoccupation collective de mon travail, s’attachant à divers événements vécus sous la dictature. À mes souvenirs d’enfance, s’ajoutèrent ainsi ceux de mes amis retrouvés mais aussi ceux des membres de ma famille

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Photo 1– Image du dictateur Videla, au centre, accompagnée des membres du gouvernement. AGN ( Archivo General de la Nacion, Argentina), Buenos Aires. Photo 2 – Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As.

J’accédais également, à travers mes échanges avec les anthropologues chargés
de réaliser les fouilles dans l’ancien centre clandestin en ruines, à des souvenirs de personnes du quartier dont des membres de la famille avaient disparu à l’époque. Dans cette démarche artistique, je compilais ainsi des souvenirs qui ne m’appartenaient pas en propre. L’un de mes amis m’a, par exemple, donné une image en me racontant que, lors de nos explorations en bandes dans l’ex-centre clandestin, il avait trouvé une boîte parmi les décombres de la maison. Je n’en avait aucun souvenir. C’était une démonstration qu’on ne vit ni ne se souvient de la même manière des événements traversés, et que la mémoire opère de façon différente chez chacun.

Ce qui m’intéressait particulièrement dans ce dernier aspect, c’était l’idée que l’on avait vécu des choses dont nous n’étions pas conscient. Mais peut-être que le corps les garde en mémoire ? Je peux me souvenir de choses à partir d’un certain moment de ma vie, d’un certain âge, mais seulement à travers de certaines images très ponctuelles ou diffuses. D’autres événements vécus semblent m’échapper alors même qu’ils ont pu, d’une  manière plus ou moins importante, m’affecter.

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Photo 1– Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As. Photo 2Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive. Photo 3– Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. As.

Tous ces fragments de souvenirs et de paroles qui venaient alors s’intégrer à mon travail dépassaient la mémoire individuelle de chacun de nous. Ils se tissaient, s’entremêlaient, s’associaient et coexistaient dans une nouvelle mémoire, qui se construisait à partir d’une collecte encore imprécise, et qu’il faudrait par la suite tenter de déchiffrer, d’interpréter, de mettre en forme de manière intelligible et cohérente. Il y avait, d’une part, l’image matérielle (les photographies), et de l’autre, l’image-souvenir, produit des images mentales.

Cette histoire que je tentais de reconstruire partiellement se nourrissait en grande partie des événements historiques et sociaux de mon pays à l’époque, mais aussi des archives, des documents journalistiques ou télévisuels, qui en étaient les reflets. Je pense notamment au rôle primordial qu’ont joué les moyens de communication d’alors : sous la dictature, les militaires ont utilisé de manière très stratégique le pouvoir des moyens de communication, afin de montrer une réalité différente de celle qui existait véritablement à travers le pays. Occulter les persécutions et les massacres, cacher une réalité obscure était l’une des intentions principales du pouvoir en place, d’où une grande quantité de publicités vantant la normalité de la condition de vie des gens, sous des slogans tel que celui-ci : « L’Argentine, un pays de paix et de prospérité ». Les journaux parlaient d’une « totale normalité » (total normalidad) dans le pays qui, pourtant, vivait alors une tragédie.

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Photo 1– Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. As. Photo 2Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive.

Total Normalidad tente d’aborder l’enfance comme un territoire étiré dans le temps, une enfance qui sommeille et est traversée de ses paradoxes. La poétique que j’ai essayé de mettre en place s’exprime à travers les images et l’écriture qui articulent les mémoires individuelles et collectives. Sur le plan esthétique et narratif, mon travail vise à montrer les contrastes qui sont probablement ceux de toute existence. Cependant, il a fallu, tout au long de ce processus de travail, maintenir une certaine proximité/distance, afin de ré-imaginer ce passé et tenter de le revivre, afin de l’écouter mais aussi de le mettre en forme dans une reconstruction poétique du temps. Il s’agissait là de retrouver des vies que nous avions connues, des paysages que nous avions vus, des moments, explorations ou voyages que nous avions vécus, des rues que nous avions empruntées : tout ce qui a formé notre vie de manière singulière, reconstruite aussi grâce aux recoupements entre les récits de personnes qui ont partagé cette époque.

Ce travail a donc été à la fois individuel et collectif, utilisant la photographie et l’écriture comme médiums pour reconstruire la mémoire et l’identité. Dans cette pratique du montage photographique et textuel, se tissent des liens secrets entre les choses, construisant un paysage comparable à celui qui se brode dans la mémoire. Le montage peut en effet faire coexister deux images ou  deux odeurs pourtant éloignées dans le temps, et qui ne peuvent être réunies que par son intermédiaire. Cette articulation des souvenirs, des mots, des documents et des photographies aboutit à une reconfiguration fictionnelle du passé. Au sein d’un même espace narratif singulier se trouvent réunis des objets hétérogènes, dissociés dans la réalité, mais que la mémoire peut rassembler. Ce procédé esthétique, qui se configure de la même manière que la mémoire , fait coexister de manière simultanée, et presque comme par magie, des temporalités différentes qui s’entrelacent dans l’espace imaginaire de l’œuvre artistique.

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Photo 1 Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive. Photo 2 -Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. A

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Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As

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Photo 1 et 2 : Image actuelles, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As.

 

 

Publié le 14 septembre 2021
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