Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Sur la piste de Sadok B : le départ

Partir d'une archive sonore et partir à son tour, rechercher les voix perdues, comprendre les origines des voix archivées... Anne Kropotkine, chercheuse en histoire et documentariste sonore, accompagnée de Marie Guérin, artiste sonore, nous proposent une traversée en trois épisodes d'un voyage entre l'Allemagne et la Tunisie. Création franco-arabe qui circulera sur les ondes radio internationales et qui sera présentée sous forme de performance sur scène et dans l'espace public à partir de l'automne 2020.

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Traversée, Marseille-Tunis, juillet 2018 – Photographie : Marie Guérin

À Sadok B.

2018 – 2019

  Zossen-Wünsdorf (Allemagne) – Monastir (Tunisie)

2137 km

 

Enquête menée avec une archive, un haut-parleur, un enregistreur et deux micros.

 

En parlant et en écrivant.

Je mène une enquête avec l’artiste sonore Marie Guérin, entre l’Europe et l’Afrique, à partir d’une archive sonore centenaire : la voix en arabe de Sadok Ben Rachid, tunisien, enregistrée sur un gramophone, dans un camp de prisonniers en Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale.

Cette recherche prendra la forme d’une création radiophonique et d’un radio-concert[1].

Alors que je m’apprête à écrire le récit de notre enquête, je me demande pourquoi j’éprouve autant de difficultés à mettre en mots mon cheminement dans cette histoire, à déterminer ma place et mon point de départ[2]?

 Je me prends à rêver, à la manière de David Antin[3], de mettre l’enregistreur en route, de parler puis de retranscrire ensuite mes paroles à l’écrit, telles quelles.

Cela ne fonctionne pas.

Je me sens mal à l’aise, je m’embrouille, je me noie dans mes notes très bavardes. Cela devient cacophonique comme un « bruit documentaire »[4] et me rappelle l’écriture de ma thèse en histoire interrompue au bout de plusieurs années de recherches, réduite au silence. Ceci explique cela?

Mon embarras se résume-t-il à une question de légitimité à écrire ce récit d’enquête ? Suis-je ici chercheuse en histoire, créatrice sonore, documentariste ? Puis-je être tout cela à la fois et où cela mène-t-il ?

J’ai le cul entre deux chaises, entre l’archive et la création, entre la démarche historique et la démarche artistique et documentaire, entre la recherche et la transmission du savoir, entre l’écrit et l’oral, entre l’écriture académique et l’exploration d’un autre langage, avec pour fil conducteur, le son.

D’habitude, j’aime cette situation d’entre-deux, parfois inconfortable et conflictuelle. Je me suis construite ainsi. J’ai créé mon propre métier. C’est cela qui me passionne, me fait avancer et me fait vivre (matériellement aussi, du moins j’essaye).

C’est justement pendant ma thèse que je découvre avec beaucoup d’enthousiasme comment raconter l’histoire avec le son. Je produis mon premier documentaire à la radio Dimanche midi Place rouge pour La Fabrique de l’histoire en 2008, avec Alain Blum (mon directeur de thèse à l’époque !)[5].

En 2012, je crée le collectif de création sonore Micro-sillons avec Séverine Leroy, chercheuse en études théâtrales. Ensemble, nous réfléchissons beaucoup au lien entre recherche, création sonore et histoire.

Nous expérimentons, à travers l’écriture sonore, un rapport différent au savoir, sensible, artistique, sans pour autant renoncer à l’exigence de la démarche scientifique.

Nous créons ainsi Les sons de l’arrière (2015) pour les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine dans le cadre du Centenaire de la Grande Guerre. Cette création sonore s’élabore à partir d’une enquête dans les archives. Faute de traces sonores, nous sélectionnons des documents imprimés qui racontent l’arrière et possèdent une puissance d’évocation sonore. Nous découpons, organisons, adaptons et assemblons cette matière archivistique, tout en construisant une dynamique sonore. Une trame narrative émerge, oralisée ensuite par des voix de comédiens. Le musicien Gwendal Ollivier s’empare de l’ensemble, compose et parachève la création.

Nous observons que ce dispositif de transposition matérielle et de déplacement de l’archive à des fins sonores et artistiques, qui décontextualise d’une certaine façon la source, transforment la relation que l’auditeur entretient avec l’archive, la rendant manifestement plus accessible et plus palpable[6].

D’autres créations voient le jour dans ce sillage.

Mon expérience s’inscrit bien sûr dans un contexte plus large où les frontières sont en ce moment particulièrement poreuses entre démarches historiennes, littéraires et artistiques.

Ces expérimentations sont souvent décrites par leurs auteurs dans des carnets de recherches, des récits de processus de création. Résonances, imbrications, complémentarités, différenciations ? Comment les uns et les autres s’approprient-ils le matériau historique, l’archive, le témoignage ? Qu’en font-ils, d’où parlent-ils, que racontent-ils, à qui s’adressent-il et comment ?

« Le goût de l’archive est visiblement une errance à travers les mots d’autrui,
la recherche d’un langage qui en sauve les pertinences.
Peut-être même est-ce une errance à travers les mots d’aujourd’hui,
une conviction peu raisonnable qu’on écrit l’histoire pour ne pas la raconter,
pour articuler un passé mort sur un langage et produire de “ l’échange entre vivants ˮ[7].
Pour se glisser dans un discours achevable sur l’homme et l’oubli, l’origine et la mort.
Sur les mots qui traduisent l’implication de chacun dans le débat social. »

Arlette Farge, Le goût de l’archive[8]

C’est donc la première fois que, paradoxalement, je raconte par écrit le processus d’enquête historique et d’enquête tout court qui accompagne une de mes créations sonores en train de se faire et réalisée de surcroît à quatre mains ou plutôt à quatre oreilles, avec Marie, auteure et compositrice.

Marie et moi avons en commun le « goût de l’archive », du son, de la radio et de la voix : cela nous relie et c’est sans doute ce qui fonde notre envie de mener ensemble cette enquête.

Nous aimons donner à entendre des voix, tirer les archives de l’oubli, les faire vivre et les faire circuler à travers les ondes, en les tressant à des paroles vivantes.

Nous abordons l’archive sonore différemment, chacune porteuse d’un angle de recherche, pour Marie, la chanson, l’histoire de l’enregistrement, la matérialité de la trace sonore, pour moi, l’histoire, la guerre, le mouvement des hommes. Aussi, notre rapport à l’histoire, dans nos processus de création sonore, se distingue : Marie cherche des HISTOIRES à partir d’archives, en privilégiant le terrain et l’« état d’enregistrement »[9] (elle parle d’un geste « artisanal »), tandis que j’essaye de mettre en son l’HISTOIRE à partir d’archives et de témoignages, en m’appuyant sur un dispositif de recherche apparemment plus rigoureux et plus contraignant.

L’enquête sur la piste de Sadok B. que nous menons ensemble interroge sans cesse notre rapport aux sciences humaines et sociales, à l’histoire et à l’ethnologie en particulier. Au fur et à mesure de notre recherche, nous confrontons, nous enrichissons et nous ajustons nos pratiques, nos postures (au sens propre et au sens figuré), de manière expérimentale et parfois inattendue. Nous nous accordons. Nous nous mettons au diapason[10]. Cela se répercute dans la construction de notre récit sonore.

En parlant, en écoutant, en enregistrant.

 Notre enquête débute en février 2018, à l’Université Humboldt à Berlin – Lautarchiv, avec la découverte d’une archive sonore parmi 1651 disques en gomme-laque[11]. Ce fonds d’archives phonographiques est composé d’enregistrements vocaux, musicaux et instrumentaux, collectés entre 1915 et 1918 dans des camps de prisonniers en Allemagne, par la Commission phonographique royale prussienne[12].

Le linguiste Wilhelm Doegen (1877-1967), instigateur de cette Commission, voulait capter les voix et les langues de « tous les peuples du monde ». Il profita de la situation de guerre et des avancées de l’industrie phonographique pour enregistrer les prisonniers, en plus de 200 langues et dialectes différents.

Cette enquête linguistique et musicologique s’inscrit dans une démarche ethnographique plus large : de nombreux prisonniers ont également fait l’objet de recherches physico-anthropologiques (mesures anthropométriques, photographies, films, moulage de crânes, etc.). Ces matériaux récoltés dans un contexte contraint, raciste et colonialiste, forment aujourd’hui un ensemble d’archives éparpillées et troublantes. La chercheuse Britta Lange, grande spécialiste de ces archives, parle à leur sujet, de « collections sensibles »[13].

Au sein du Lautarchiv, nous découvrons les paroles et le chant de Sadok Ben Rachid[14], en arabe, collectés dans le « camp du croissant » à Zossen-Wünsdorf, en Allemagne, le 30 et le 31 mai 1916 : il existe 9 enregistrements[15] de Sadok sur disques en gomme-laque (shellacs) d’une durée totale de 19 minutes environ[16]. Ceux-ci figurent parmi les premiers enregistrements de musique populaire tunisienne[17].

Nous sommes immédiatement frappées par la beauté du chant de Sadok qui improvise et laisse échapper des paroles de sa propre histoire, de son récit de guerre : il raconte notamment son recrutement en Tunisie en 1914 en tant que soldat, puis sa blessure sur le champ de bataille en Belgique où il est fait prisonnier. Chaque enregistrement est accompagné d’une fiche d’identité (personal-bogen) qui fournit des indices biographiques sur Sadok. Nous apprenons ainsi que Sadok est ouvrier agricole et poète populaire, originaire de Monastir. Nous nous apercevrons ensuite que certaines informations sont erronées : son nom est mal transcrit[18] et son âge est inexact.

Ces traces sont restées longtemps cantonnées à la recherche linguistique et anthropologique ; en 1928, ses paroles sont transcrites en arabe et traduites en allemand dans une ouvrage linguistique[19] sans aucune mention du contexte de l’enregistrement. Sadok est réduit au silence. Cent ans plus tard, sa voix ressurgit des archives – désormais numérisées – dans quelques publications, une exposition, un opéra et une émission de radio[20], principalement en Allemagne[21], dans un contexte contemporain favorable à l’archive sonore longtemps délaissée par les historiens[22].

C’est alors qu’une foule de questions nous assaille. Qui est Sadok ? Qui se cache derrière cette belle voix ? Que raconte-t-elle au-delà de l’expérience linguistique ? Sadok a-il survécu au camp et à la guerre? Les descendants de Sadok connaissent-ils cette histoire ?

« Entre deux montagnes, j’ai été blessé

Seul j’ai saigné. J’ai pleuré. J’ai hurlé.

Les Allemands m’ont récupéré

Sous leurs verrous, ils m’ont enfermé

Moi qui croyait enfin rentrer chez moi

En Belgique on m’a fait souffrir

Et j’ai cru que j’allais mourir »

Extrait de l’enregistrement de Sadok, « Chants de guerre », PK 257, 30 mai 1916
Traduction de Refka Payssan[23]

 

Nous partons sur la piste de Sadok, munies de l’archive et de nos enregistreurs, en réitérant la démarche de Marie qui est partie sur les traces d’un prisonnier breton à partir de sa chanson découverte au Lautarchiv, un an plus tôt[24].

Dès le début, nous avons l’idée de rapatrier les paroles inédites de Sadok en Tunisie et si possible, de retrouver ses descendants et de leur offrir ces sources.

Nous parvenons à recomposer le chemin de Sadok, du camp de prisonniers en Allemagne (Zossen-Wünsdorf) jusqu’à sa ville natale en Tunisie (Monastir) en passant par la Méditerranée (traversée Marseille-Tunis). 2137 kilomètres séparent notre point de départ de notre point d’arrivée.

Marie et moi nous lançons dans cette enquête au long cours, de manière à la fois hasardeuse et expérimentée, avec le risque de ne rien trouver. Quoiqu’il arrive, le chemin nous suffira.

Nous enregistrons toutes les étapes de l’enquête, toutes nos rencontres.

Nous fabriquons le protocole d’enquête au fur et à mesure de nos pérégrinations. Car nous sommes toujours en mouvement. Nous marchons beaucoup. Nous croisons de nombreuses personnes et récoltons leurs paroles, leurs chants.

Nous traversons des pays, des frontières, des routes, des lieux d’archives, des studios radio, des zones abandonnées, des cafés, des cimetières, des maisons, la forêt, la mer. Parfois nous dérivons.

Une des manières de nous approprier l’archive, de manière simple et spontanée, est de la faire écouter sur notre chemin – grâce à une tablette et à un petit haut-parleur – à celles et ceux que nous rencontrons et de recueillir ce que cela (ré)active. Ce procédé fait « rejouer » l’archive de manière étonnante : cela donne des clés de compréhension, cela crée des correspondances, de nouvelles connexions.

Nous n’oublions jamais que notre matériau de départ est une archive  « sensible » d’un homme à la « vie nue » (Giorgio Agamben[25]). En la mettant au jour et en la faisant entendre, nous ouvrons une brèche dans une mémoire complexe et traumatique, celle de la guerre et du colonialisme.

Parfois, nous nous laissons déborder par l’émotion mais nous veillons à ne pas sombrer dans le mortifère.

Dans tous les cas, cette confrontation avec l’histoire et cette plongée dans le réel nous bouleversent.

 « Mais pourquoi vous faites ça ?» nous répète-t-on, tout au long de notre chemin. Au moment où je rédige ce texte, nous n’avons toujours pas de réponse.

C’est à Zossen-Wünsdorf, en mai 2018, à une cinquantaine de kilomètres de Berlin, que Marie et moi expérimentons pour la première fois notre manière commune d’aborder l’enquête, dans des circonstances très particulières.

Nous débarquons un samedi matin à la gare de Wünsdorf-Waldstadt, bourgade du Brandebourg, située en ex-RDA, pour enregistrer sur les lieux de l’ancien camp de prisonniers de la Première Guerre mondiale dans lequel Sadok a été détenu.

De manière plutôt inhabituelle, nous arrivons sur les lieux sans rendez-vous préalable, peu documentées. Nous connaissons surtout l’histoire du camp cent ans auparavant : le camp spécial « du croissant »[26] réunissait des soldats « indigènes », pour la plupart musulmans, issus des empires français et britannique, essentiellement des Africains et des Indiens. La première mosquée d’Allemagne a été construite en 1915 dans ce camp où l’un des enjeux était de convaincre les prisonniers musulmans de se rebeller contre leurs propres colons[27]. De cette époque, seul le cimetière militaire subsiste[28].

Sur le chemin, nous rencontrons un vieil homme polonais qui nous parle du passé soviétique de la commune (selon ses dires, l’ancien agent du KGB, Vladimir Poutine, serait passé par là) puis nous errons dans les ruines de l’ancienne base militaire soviétique[29] déserte. Nous avons l’impression que le temps est suspendu. L’enregistreur tourne. Au milieu de cette cité fantôme, se trouve l’ancien camp de prisonniers. À l’exact endroit de celui-ci, nous découvrons avec stupeur un camp de réfugiés de la Croix rouge. Nous sommes déboussolées. L’enregistreur tourne. C’est devant les grilles du camp, sur un parking, que nous faisons pour la première fois écouter le chant de Sadok à des réfugiés pour la plupart venus d’Afrique. Les personnes rencontrées sont étonnées, émues par ce chant ; nous échangeons avec elles sur les circonstances de l’enregistrement. De cette histoire ancienne, ils ne connaissent que des bribes, notamment l’existence de la mosquée, désormais disparue. L’enregistreur tourne. Deux Nigérians, Ali et Tony, nous accompagnent au cimetière militaire à quelques kilomètres de là. « C’est très important » dit Ali. Nous conversons et nous marchons plusieurs kilomètres dans la forêt jusqu’au cimetière de Zehrensdorf créé pendant la Première Guerre, démantelé tout au long du XXe siècle puis reconstruit au début des années 2000. Il n’y a plus de corps enfouis dans le sol mais des stèles installées ou réhabilitées par les anciens belligérants, dont une stèle manquante : la stèle des soldats de l’armée française, pour la plupart Africains. L’enregistreur tourne. Dans le cimetière, Ali et Tony – qui a peur des fantômes – s’interrogent sur l’histoire de leurs ancêtres, sur leurs trajectoires chaotiques pendant la Première Guerre mondiale et sur leurs propres trajectoires. Ali a fui, il y a plusieurs années, les attaques de Boko Haram ; il a transité par la Libye, la Méditerranée puis par l’Italie. Antony – de l’ethnie igbo- a quant à lui fui les violences au sud-est du Nigéria – Biafra – ; il a traversé la Méditerranée et a séjourné également en Italie. Nous proposons de chanter en l’honneur des soldats morts. Nous chantons. L’enregistreur tourne[30].

Notre enquête établit des liens inattendus entre des événements lointains dans le temps et dans l’espace. Elle fait entendre le passé au présent, le présent au passé.

Lors de notre traversée Marseille-Tunis, en juillet 2018, quand nous rapatrions l’archive de Sadok en Tunisie, le processus se répète. Les passagers du bateau – pour la plupart franco-tunisiens – qui rentrent au bled pour les vacances, écoutent le chant de Sadok, se l’approprient et tissent un récit choral autour de celui-ci : le passé pose des questions au présent, et inversement.

La voix et les paroles de Sadok se sont évadées du camp, des archives. Elles réverbèrent.

Ma raison s’est égarée,

Entre deux amours je me perds

Celle au regard doux ou la saba du désert

Mon cœur pour les deux s’emballe, que faire ?

Extrait de l’enregistrement de Sadok, PK 255, 5 quatrains (‘arûbî-s), 30 mai 1916
Traduction de Refka Payssan

Tout au long de cette enquête, je mène des recherches historiques pour retrouver les traces de Sadok. J’examine l’archive sonore. La voix de Sadok est une preuve en même temps qu’elle est présence immédiate du passé. La force de cette archive « vivante » contraste avec la part infime de documents écrits attestant de l’existence de Sadok. Je cherche des indices, je consulte les archives militaires françaises ou encore les archives du CICR (Comité international de la Croix Rouge) sur les prisonniers de guerre[31]. Je me plonge dans l’histoire de la Commission phonographique prussienne, de la Première Guerre mondiale, des prisonniers de guerre, dans l’histoire coloniale. Ces recherches font partie prenante de notre processus, elles nous documentent, elles nous livrent des hypothèses, elles nous révèlent une mémoire pleine de trous, fragmentée. Mais elles nous mènent vers des impasses successives. Et chose plus troublante, ce ne sont pas ces recherches qui vont faire progresser notre (en)quête.

Petite parenthèse : je ne peux m’empêcher tout d’un coup de me demander ce que l’historien Carlo Ginzburg – qui m’inspire beaucoup ici, notamment par son livre « Le fil et les traces » – ferait de cette histoire ?[32].

Sur la piste de Sadok B. est une histoire pleine d’histoire-s.

Le récit sonore que nous tissons a une très forte potentialité narrative. Il aura un dénouement inattendu. Le réel dépassera la fiction.

Marie et moi n’avons jamais eu, entre les mains, un matériau si riche, qui parle presque de lui-même et qui remue autant. Cela nous bouscule, nous déplace et cela influe bien sûr sur la construction de notre récit, de sa mise en intrigue et sur notre montage documentaire.

Dans le texte à venir, je rédige en quelque sorte les notes de bas de page du futur récit sonore que nous sommes en train de fabriquer. J’en raconte les coulisses, les tâtonnements, la singularité. Je détricote des éléments au risque de les figer parfois ou de les rendre finalement moins palpables, j’apporte des éclairages historiques, je contextualise certaines parties.

Finalement, c’est grâce à ce récit écrit que je trouverai « ma place » dans cette histoire.

C’est une étape importante de notre travail mais je suis impatiente que le récit sonore arrive aux oreilles des auditeurs et des spectateurs, qu’il se diffuse ici et là-bas, entre les deux rives de la Méditerranée, entre Zossen-Wünsdorf et Monastir en passant par la France, entre la radio et la scène.

La voix de Sadok est donc le fil conducteur de cette série en trois épisodes.

Je déroule les rouages de l’enquête, de Berlin en février 2018 à Monastir en avril 2019.

À partir de ce moment-là, notre enquête bascule. À partir de ce moment-là, nous ne savons plus rien.

[1]    Pour réaliser notre création radiophonique, nous avons reçu le soutien du programme radiophonique francophone Gulliver, du Lautarchiv, de l’Institut français, de la résidence tunisienne Dar Eyquem et de Micro-sillons. Elle sera diffusée en 2020 sur la RTBF (co-producteur) puis sur la RTS (co-producteur) et France Culture ainsi qu’à la radio tunisienne, dans une version bilingue franco-arabe. Cette enquête fera également l’objet d’un radio-concert qui tournera en Europe et en Afrique : https://micro-sillons.fr/sur-la-piste-de-sadok-b/

[2]    Merci à Adrien, Alain, Christine, Fanny, Jasser, Juliette, Hassine, Marie et Patrick pour leur soutien dans l’écriture de cet article.

[3]    Alfandary Isabelle, « La pensée à l’œuvre chez David Antin », Études anglaises, 2008/2 (Vol. 61), p. 215-228. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2008-2-page-215.htm

[4]    Terme utilisé en documentation pour désigner l’« ensemble des documents non-pertinents affichés suite à une recherche documentaire ».

[5]    Documentaire sur la manifestation, le 25 août 1968, de plusieurs Soviétiques contre l’invasion de leur pays en Tchécoslovaquie. Réalisation : Charlotte Roux.

[6]    Séverine Leroy a décrit le processus de création des Sons de l’arrière dans deux articles : « Archives et création sonore : quelles modalités d’association ? », Micro-sillons, 2016 / « Imaginer un paysage sonore du passé. Le processus de création des Sons de l’arrière par le collectif Micro-sillons » in Véronique Mehl et Laura Péaud (dir.), Paysages sensoriels, Presses universitaires de Rennes, 2019.

[7]    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 74.

[8]      Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Le Seuil, 156 p, p.147.

[9]    Mauricio Kagel (« Ein Aufnahmezustand ») cf. http://syntone.fr/le-theatre-caustique-de-mauricio-kagel/

[10]  En écho à la tonalité de quelques secondes, à une hauteur approximative de 435 Hertz – la fréquence référentielle de l’époque pour le diapason – qui signale la fin de l’enregistrement de la voix de chaque prisonnier dont Sadok.

[11]  1022 enregistrements musicaux furent également collectés, dans les camps, sur cylindres de cire.

[12]  Britta Lange, « Archive, Collection, Museum: On the History of the Archiving of Voices at the Sound Archive of the Humboldt University » in: sonicstudies.org, Journal of Sonic Studies 13, 2017. https://www.researchcatalogue.net/view/326465/326466.

[13]  Britta Lange « Sensible Sammlungen », dans Sensible Sammlungen. Aus dem Anthropologischen Depot, sous la direction de Margit Berner, Anette Hoffmann, Britta Lange, Fundus, Vienne, 2012, p. 20. Britta Lange, « Collections sensibles », Ramper, Dédoubler. Collecte coloniale et affect, sous la direction de Mathieu K. Abonnenc, Lotte Arndt et Catalina Lozano, B42, Paris, 2016, pp. 288-317. Lotte Arndt, « Corps sans repos, voix en errance. Moulages raciaux et masques surmodelés dans des collections muséales et des interventions artistiques, en France et en Allemagne », REVUE Asylon(s), N°15, février 2018, Politique du corps (post) colonial :http://www.reseau-terra.eu/article1405.html. Kuster, Brigitta; Lange, Britta; Löffler, Petra: Archive der Zukunft? Ein Gespräch über Sammlungspolitiken, koloniale Archive und die Dekolonisierung des Wissens. In: Zeitschrift für Medienwissenschaft. Heft 20: Was uns angeht, Jg. 11 (2019), Nr. 1, S. 96–111.

[14]  Sadok est son prénom. « Ben Rachid » : fils de Rachid. Son nom de famille est incomplet.

[15]  https://www.lautarchiv.hu-berlin.de/en/objekte/lautarchiv/7461/ http://phonotheque.cmam.tn/archives/collections/Phonographische_Kommission_Sadak_Berresid/
Les voix de 6 Tunisiens dont Sadok (soit 25 enregistrements) sont conservées au Lautarchiv : Atman, Junus, Jusuf Ben Ali, Mohammed Ben Mohammed Salah, Slimann. https://www.lautarchiv.hu-berlin.de/objekte/uebersicht/?q=tunesien&page=1.

[16]  19 mn et 15 secondes exactement. Chaque durée d’enregistrement d’un disque est alors limitée à 4-5 mn maximum.

[17]  Les premiers enregistrements apparemment conservés, ont été réalisés par Léon Azoulay lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900 : http://phonotheque.cmam.tn/archives/corpus/tunisie_av_1932/.

[18]  « Berresid » au lieu de « Ben Rachid ». Nous n’avons pas fait de recherche approfondie sur la méthode de translittération des linguistes allemands à cette époque.

[19]  „Lautbibliothek. Phonetische Platten und Umschriften“, Nr. 45, Berlin, 1928 – Preußische Staatsbibliothek (Arabische und berberische Dialekte, bearbeitet von Hans Stumme).

[20]  Numérisés au début des années 2000, les enregistrements sont mentionnés pour la première fois par Britta Lange dans son article « Was Wir Hören. Aus dem Berliner Lautarchiv », in : Anette Hoffmann/Britta Lange/Regina Sarreiter (Eds.): Was Wir Sehen. Bilder, Stimmen, Rauschen. Zur Kritik anthropometrischen Sammelns, Basel, pp. 61-78. (LAHUB). Puis, des extraits sont diffusés dans un émission radio de la Deutschlandradio Kultur le 19 novembre 2014 (Das Deutsche Kaiserreich un der Dschihad), dans l’opéra Fidélio sous la direction de Julien Salemkour (13 juillet 2016, Rems) et dans l’exposition „Deutscher Kolonialismus. Fragmente seiner Geschichte und Gegenwart“ « au Musée d’histoire de Berlin (octobre 2016 à mai 2017).

[21]  Britta Lange, « Poste restante, and messages in bottles: sound recordings of Indian prisoners in the First World War », in Social Dynamics, 2015, 41:1, 84-100. Les prisonniers indiens ont notamment fait l’objet de recherches approfondies et ont inspiré des créations comme le film documentaire de Philip Scheffner, The Halfmoon Files. A Ghost Story (2007) ou l’installation sonore de Gilles Aubry From A to OM (2015). Anette Hoffmann a, quant à elle, travaillé sur les prisonniers africains : « Echoes of the Great War: The recordings of African prisoners in the First World War », in: Open Arts Journal, 3, pp. 7-23.

[22]  Florence Decamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone, Paris, 2005 ; Agnès Callu, Hervé Lemoine (dir.), Le Patrimoine sonore et audiovisuel français : entre archives et témoignage, guide de recherches en sciences sociales, Paris, Belin, 2005, 7 volumes. Carolyn Birdsall & Viktoria Tkaczyk (dir.), Technology and Culture, Vol. 60/2 suppl. : Listening to the Archive: Sound Data in the Humanities and Sciences. Baltimore : Johns Hopkins University Press, April 2019.

[23]  Les paroles poétiques en arabe (dialecte tunisien) de Sadok ont été traduites en français pour la première fois au cours de notre enquête, notamment par Refka Payssan. Une traduction littéraire est en cours.

[24]  Ce travail a donné lieu à la pièce radiophonique Même morts nous chantons, Deutschlandfunk Kultur, 9 novembre 2018. En écoute ici. Cette création a reçu le prix Phonurgia Nova – Archives de la Parole 2018.

[25]  Giorgio Agamben, Homo Sacer I : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[26]  Halbmondlager « camp de la demi-lune » traduit couramment en français par « camp du croissant ».

[27]  Erik-Jan Zürcher (eds), Jihad and Islam in World War I: Studies on the Ottoman Jihad on the Centenary of Snouck Hurgronje’s « Holy War Made in Germany. », Leiden University Press, 2016. 353 pp.

[28]  Cette mosquée fut détruite en 1930.

[29]  Il s’agissait du quartier général du haut commandement des forces soviétiques en Allemagne installé à Wünsdorf en 1954, surnommé la « Petite Moscou » ou la « Cité interdite » (Verbotene Stadt). : entre 40 000 et 70 000 militaires et civils soviétiques y ont habité jusqu’en 1989. Les derniers soldats ont quitté les lieux en 1994. cf. Christoph Lorke, « After the End of «Little Moscow»: Memories, (Re)Construction, and Appropriation of Space in Wünsdorf » in Electronic Journal of Folklore, 2017 : http://www.folklore.ee/folklore/vol70/lorke.pdf

[30]  Notre expérience à Wünsdorf est racontée dans le récit sonore Recorded songs don’t ever die créé en novembre 2018, qui est en quelque sorte les prémices du radio-concert Sur la piste de Sadok B.
Recorded songs don’t ever die est une pièce sonore créée par Marie, avec ma collaboration, produite par Micro-sillons. Il s’agit d’une commande de l’Ambassade de France en Allemagne avec le soutien de l’Institut français d’Allemagne et de la Mission du Centenaire. Elle a été présentée sous forme de performance dans le réseau des instituts français en Allemagne, à l’HKW (Berlin), à Radio France et au Mémorial de Verdun : http://micro-sillons.fr/recorded-songs-dont-ever-die/

[31]  https://grandeguerre.icrc.org/fr/

[32]  Carlo Ginzburg, Le fil et les traces : vrai faux fictif, trad. Martin Rueff, Verdier, 2010, 380 pages.

Publié le 18 septembre 2019
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