
Résonances. "L'assiette au Beurre" (1904) et l'affaire Bétharram
Dans cette nouvelle série, Entre-Temps propose à des historiennes et historiens de présenter une archive qui est tout d'un coup entrée, pour eux, pour elles, en résonance avec le présent. Il s'agit ici d'observer comment et pourquoi un événement, une actualité, une information fait ressurgir et met en présence un document – texte, image, son ou vidéo. L'accord entre l'archive et le présent se fait alors selon une fréquence propre à chacun·e, à la sensibilité aux nouvelles du quotidien, aux archives qu'on consulte et dont on se souvient. Au fil des épisodes, par échos successifs, "Résonances" a ainsi pour ambition d'explorer la façon dont les archives jalonnent et construisent, en partie, la perception historienne du monde. Aujourd'hui, en lien avec l'affaire Bétharram, Élisabeth Lusset propose une double page illustrée du magazine satirique L'Assiette au beurre (1904).

Entre-Temps : L’affaire Bétharram vous a évoqué ce document : pouvez-vous nous le présenter ?
Élisabeth Lusset : C’est un document que j’ai rencontré dans le cadre d’un projet collectif sur l’histoire du « droit de correction » (Dictionnaire du fouet et de la fessée. Corriger et punir, 2022).
Il s’agit d’une double page illustrée parue le 19 novembre 1904 dans le journal satirique L’Assiette au beurre. On y voit une série de neuf vignettes, intitulée Crimes & Châtiments, dans laquelle l’illustrateur joue avec les codes de l’imagerie d’Épinal. Tout au long du XIXe siècle, ces images contribuent à diffuser en France une culture de la correction. Si les enfants ne sont pas sages, désobéissent ou paressent, le Croquemitaine, le loup, le « Martinet Professeur » se chargent de les corriger et de les remettre sur le droit chemin. L’illustrateur reprend le découpage en vignettes des images d’Épinal et le subvertit pour mieux dénoncer la « pédagogie noire », cruelle et répressive : loin d’éduquer la fillette mise en scène, les adultes lui infligent des sévices qui vont croissants et la condamnent à mort.
Cette double page, publiée dans un numéro consacré au « Sauvetage de l’enfance », paraît dans une séquence historique qui constitue, à ma connaissance, le premier moment d’intense dénonciation médiatique des souffrances infligées aux enfants. Les journaux se mobilisent autour de la figure de l’« enfant martyr », à travers des faits divers tels que l’affaire Grégoire, lors de laquelle un bébé meurt en 1896 à la suite des mauvais traitements infligés par son père. Le scandale relance un processus législatif de protection de l’enfance inauguré dans la fin des années 1880. Après l’adoption de la loi de juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités, la proposition de loi sur les bourreaux d’enfants, déposée en 1891, est reprise et aboutit à une « Loi sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants », adoptée le 19 avril 1898. La loi, qui prévoit notamment de confier à des institutions les enfants victimes de mauvais traitements, constitue une avancée importante, même si elle ne règle pas tout : les familles visées sont surtout des familles de classes populaires, soupçonnées de négligence avant tout parce qu’elles ne correspondent pas au modèle bourgeois de la famille (couples non mariés, mères célibataires) ; les juges hésitent à appliquer la loi et à remettre en cause la puissance paternelle, et l’on sait aujourd’hui que les institutions auxquelles ont été confiés les enfants victimes ont souvent été des lieux de maltraitance (maisons de correction, établissements religieux comme ceux de la congrégation du Bon Pasteur, etc.).
E-T. : Pourquoi ce document en particulier ?
É. L. : Ce que je trouve intéressant dans ce document, c’est que lorsqu’éclatent des scandales comme l’affaire Bétharram, on renvoie volontiers les pratiques disciplinaires dénoncées dans un passé lointain, mais on a tendance à oublier que la dénonciation même de ces pratiques a aussi une histoire. En tant qu’historienne médiéviste, j’ai bien sûr à l’esprit des précédents médiévaux : saint Augustin assimilait déjà, au début du Ve siècle, les coups qu’il avait reçus enfant à des actes de torture (Les Confessions, I, 9). Mais la fin du XIXe siècle occupe dans cette histoire une place déterminante. L’école publique, qui interdit dès les années 1880 les châtiments corporels, entend se démarquer de l’enseignement dispensé par les congrégations religieuses.
En 1904, au moment des débats sur la séparation des Églises et de l’État, la presse commerciale se fait l’écho de l’image noire de l’enseignement catholique, notamment avec des caricatures anticléricales sur les violences physiques et sexuelles du clergé à l’encontre des enfants. C’est à partir de cette période que l’on peut identifier des moments d’intense mobilisation médiatique autour de la maltraitance infantile, articulés à des avancées législatives sur la protection des enfants : à partir de 1896 après l’affaire Grégoire, dans les années 1930-1940 au sujet des maisons de correction (rapidement baptisées « bagnes d’enfants »), dans les années 1980 avec l’affaire David Bisson, « l’enfant du placard » séquestré par sa mère, et aujourd’hui avec l’affaire Bétharram.