Revue numérique d'histoire actuelle ISSN : 3001 – 0721 — — — Soutenue par la Fondation du Collège de France

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Résonances. Catlina Trico (1688) et Zohran Mamdani

Dans la série Résonances, Entre-Temps propose à un·e historien·ne d'évoquer comment une actualité, un événement récent a fait ressurgir en elle, en lui, le souvenir d'une archive, croisée dans le cadre de ses recherches ou ailleurs. Il s'agit de prêter l'oreille à la fréquence – fondamentale ou non mais toujours propre à chacun·e – sur laquelle tel document du passé est entré en résonance avec le présent. Au fil des épisodes et des vibrations s'esquissera alors un relief, celui de la perception historienne du monde. Aujourd'hui, en lien avec l'élection de Zohran Mamdani à New York et la politique migratoire de l'administration trumpienne, Virginie Adane présente le témoignage en 1688 de Catlina Trico, qui évoque son arrivée à la Nouvelle-Amsterdam 64 ans auparavant.

Entre-Temps : L’actualité des derniers mois aux États-Unis vous a évoqué ce document. Pouvezvous tout d’abord nous préciser comment vous l’avez découvert et nous le présenter ? 

Virginie Adane : Il s’agit de l’une des sources sur lesquelles j’ai pu travailler lors de mes recherches de thèse sur la colonisation de la vallée de l’Hudson au XVIIe siècle (parue sous le titre Aux origines de New York : femmes et hommes dans la formation d’une société coloniale, PUR, 2024).

Nous sommes en 1688, à New York, une province colonisée par les Néerlandais et passée sous contrôle anglais à partir de 1664. Un juge de paix, William Morris, est dépêché sur Long Island (dans l’actuel quartier de Fort Greene, à Brooklyn) au domicile de Catlina Trico, une dame âgée de 83 ans. Il y recueille alors ses souvenirs relatifs à son arrivée en Amérique, dans les années 1620.

Originaire de l’Avesnois, Catlina est une réfugiée wallonne parmi d’autres à Amsterdam. Elle fait partie des premiers convois de migrants envoyés par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (WIC) en Amérique du Nord, une quinzaine d’années après les voyages d’exploration d’Henry Hudson. Son témoignage décrit sa migration, son installation puis les relations de commerce et d’amitié établies avec les populations autochtones locales, révélant l’organisation d’une colonisation par le peuplement reposant sur la migration de familles dont la traversée est financée par la WIC moyennant six ans de travail pour celle-ci. 

Mais cette archive est touchante car elle ramène ce projet colonial à la hauteur d’une femme âgée, qui se souvient de la jeune fille qu’elle était alors, et pour qui la migration a été un nouveau départ. Elle n’a pas vingt ans lorsqu’elle embarque à bord de l’Eendracht (traduit par Unity dans la déposition en anglais). Elle s’est mariée quatre jours avant le départ, elle passe deux mois, accompagnée de ce tout récent époux, à bord d’un navire qui vogue vers ce qui, pour elle, est l’inconnu, et lorsqu’elle arrive dans la vallée de l’Hudson, tout est encore à construire pour elle et celles et ceux qui l’accompagnent. Elle s’installe d’abord à Fort Orange (l’actuelle Albany), puis à La Nouvelle-Amsterdam (New York) avant de finir ses jours sur Long Island (elle meurt en 1689, un an après la déposition).

Ce n’est pas forcément un témoignage très émotionnel : il s’agit d’une déposition incluse dans la documentation administrative du gouverneur. Le récit est imparfait, tributaire à la fois des aléas de la langue et de l’âge. Le scripteur entend « Paris » lorsqu’elle indique le nom de sa bourgade natale, Prisches, trahissant un accent franco-néerlandais sans doute bien prononcé, voire l’usage d’un néerlandais mélangé de français et d’anglais qui aurait nécessité une traduction. Par ailleurs, elle reste allusive sur bien des points, et se corrige parfois : ces souvenirs sont ceux d’une femme de 83 ans. Mais pour imparfait qu’il soit, par son existence, le récit d’une femme sur sa propre migration est remarquable au XVIIe siècle, à une époque où la documentation reste très parcellaire, surtout à l’endroit des femmes, et le recueil de ce témoignage par les administrateurs anglais des années 1680 n’a pas cessé de m’intriguer. À document singulier, femme singulière ? Une certaine tradition d’histoire antiquaire héritée du XIXe siècle a volontiers cherché à faire de Catlina Trico une sorte de « mère fondatrice » de New York. Mais pour l’historienne que je suis, ce qui rend ce témoignage précieux c’est peut-être précisément qu’elle n’est pas exceptionnelle en tant que personne. Elle est « juste » une migrante dont on a conservé une trace.

E-T. : En quoi la déclaration de Catlina Trico a-t-elle résonné pour vous avec les événements récents outre-atlantique ?

V. A. : Le 4 novembre dernier, Zohran Mamdani, a été élu maire de New York après une campagne marquée par une polarisation inédite, symptomatique du climat politique instauré par la deuxième présidence Trump. Né en Ouganda, arrivé aux États-Unis à 7 ans, et désormais âgé de 34 ans, il a prononcé un discours de victoire qui se conclut avec un pied de nez à la politique migratoire du Président des États-Unis : « New York will remain a city of immigrants, a city built by immigrants, powered by immigrants, and, as of tonight, led by an immigrant. »

Que New York soit une ville bâtie par des migrant·es ne fait pas de doute, et ce dès le XVIIe siècle, quand ils et elles sont mis au service d’un projet colonial par la WIC. Peu de chances que Mamdani ait eu Catlina Trico à l’esprit cependant, quand l’actualité est marquée par la brutalité aussi bien des discours que des actions menées au nom de la politique anti-immigration portée par l’extrême-droite états-unienne. 

Par ailleurs, la semaine où Mamdani revendiquait sa victoire électorale au nom des « immigrants », une photo prise en marge des locaux de ICE, à Chicago, enflammait également l’opinion publique. On y voit un homme en larmes, recroquevillé sur lui-même, sans nouvelle de son épouse arbitrairement incarcérée. Si le cliché a fait le tour du monde, c’est parce qu’il a su montrer en une simple image à la fois une violence institutionnelle, mais aussi la matérialité des histoires intimes et familiales ainsi bouleversées.

Et cela a résonné avec ma lecture du témoignage de Catlina Trico en 1688. Pour imparfait qu’il soit, ce document contribue à réinjecter de l’humain dans l’histoire des migrations. Il restitue une trajectoire personnelle complexe, celle d’une jeune femme ordinaire, proscrite en Europe, pour qui la migration a constitué une opportunité de dépasser un avenir sans issue, non exempte d’épreuves et de confrontation à des politiques impériales qui pouvaient la dépasser.

Son récit vient incarner une histoire et des discours bien souvent faits de données administratives et quantitatives où les chiffres oblitèrent l’humain. Ce faisant, il peut inviter à l’empathie, au sensible, souvent perçus comme incompatibles avec le geste scientifique, pourtant essentiels pour appréhender la matière humaine du passé.


Transcriptions et traduction de la déclaration de Catlina Trico (V. Adane)

New York State Archives, A1894, vol. 35 (Dongan Papers), doc. 182

Transcription exacte

[p. 1]
Catelijn Trico aged <about> 83 years born in Paris doth 
Testify & Declare that in ye year 1623 she came into 
this Country wth a ship called ye hope <unitij> whereof was 
Commander arien Jorise belonging to ye west India 
Companij which was <being> ye first ship yt came here for ye
sd Company ; assoon as they came to mannatans now
calld N: York they sent two families & six men
to harford River & two families & 8 men to Dela=
ware River <and 8 men they left att n: Yorke to take Possession>, and ye Rest of ye Passengers went wth
ye Ship up as farr as albany which they then
calld fort Orangie for assoon as <When> ye Ship came as
far as Sopus there being <wh is 1/2 way to albanie ; theij lightned ye ship wth> some boats yt were left there by 
ye Dutch that <had been there ye year before> came a tradeing wth ye Indians upont
there oune accompts <& gone back again to holland > they unloaded ye vessell & 
so brought ye vessell up; there were about 18 fami=
lies aboard who settled themselves att Albany & made 
a Small fort ; and assoon as they had built them=
selves some hutts of Bark : ye Mahicanders or 
River Indians. ye Maquase oneydes onnondages
Cayouges & Sinnekes, wth ye Mahawawa or Ottawa=
waes <Indians> came & made Covenants of frindship wth
ye sd Arien Jorise there Commander bringing him 
great Presents of Bever & Oyt Peltry & desyred that 
they might come & have <Constant> a free Trade with them 
wh was Concluded upon & [the said] nations came 
dayly with great multides of Bever & traded <them>

[p. 2]
wth ye Christians, there sd Command arien Jorise
Staid with them all winter & sent his sonne home
wth ye ship ; ye sd Deponent lived in Albany three
years <all> which time <all> ye sd Indians were all as quiet as
Lambs & Came and Traded with all ye freedom
Imagineable ; inye year 1626 ye Deponent came from
Albany & Settled at N: Yorke where she lived 
afterwards for manij years & then came to Long 
Island where she now lives. 

Thesd Catelijn Trico made
oath of ye Sd Deposition
before me at here house
on Long Island in ye wale
bought this 17th day of 
octob 1688 
William Morris 
Justice of ye peace

Transcription modernisée

Catelijn Trico aged about 83 years born in Paris doth testify and declare that in the year 1623 she came into this country with a ship called the hope Unity whereof was Commander Arien Jorise belonging to the West India Company which was being the first ship that came here for the said Company ; as soon as they came to Mannatans, now called New York, they sent two families and six men to Harford River, and two families and eight men to Delaware River, and eight men they left at New York to take possession, and the rest of the passengers went with the ship up as far as Albany, which they then called Fort Orangie. for as soon as When the ship came as far as Sopus there being which is halfway to Albanie, they lightened the ship with some boats that were left there by the Dutch that had been there the year before came a trading with ye Indians upon their own accounts and gone back again to Holland they unloaded ye vessell and so brought the vessel up. There were about 18 families aboard who settled themselves at Albany and made a small fort. And as soon as they had built themselves some huts of bark, the Mahicanders or River Indians, the Maquase, Oneydes, Onnondages, Cayougesand Sinnekes, with the Mahawawa or Ottawawaes Indians came and made covenants of friendship with the said Arien Jorise, their commander, bringing him great presents of beaver and otter peltry, and desired that they might come and have a constant, free trade with them, which was concluded upon, and [the said] nations came daily with great multitudes of beavers and traded them with the Christians. Their said Commander Arien Jorise stayed with them all winter and sent his son home with the ship. The said deponent lived in Albany three years all which time all the said Indians were all as quiet as lambs, and came and traded with all the freedom imaginable. In the year 1626 the deponent came from Albany and settled at New York where she lived afterwards for many years, and then came to Long Island where she now lives. 

The said Catelijn Trico made oath of the said deposition before me at her house on Long Island in the Wale Bought this 17th day of october 1688.
William Morris, Justice of the Peace

Traduction

Catelyn Trico, âgée d’environ 83 ans, née à Paris [Prisches, dans l’Avesnois], témoigne ici et déclare qu’en l’an 1623, elle vint en ce pays à bord d’un bateau nommé L’Unité, dont le commandant de bord était Arien Jorise, appartenant à la Compagnie des Indes occidentales, lequel bateau fut le premier à venir ici pour le compte de ladite Compagnie. Sitôt arrivés à Manhattan, maintenant nommée New York, ils envoyèrent deux familles et six hommes sur la rivière Hartford et deux familles et huit hommes sur la rivière Delaware et 8 hommes furent laissés à New York pour [en] prendre possession et le reste des passagers alla à bord du bateau jusqu’à Albany, qu’ils baptisèrent Fort Orange. Lorsque le navire arriva à Sopus [Esopus], à mi-chemin d’Albany, ils l’allégèrent à l’aide de quelques bateaux qui avaient été laissés là par les Néerlandais qui s’étaient rendus ici l’année précédente, avaient fait du commerce avec les Indiens pour leur propre compte et étaient repartis en Hollande, et ensuite ils firent remonter le navire. Il y avait environ 18 familles à bord qui s’installèrent à Albany et construisirent un petit fort. Aussitôt qu’ils eurent construit des huttes, les Mahicanders [Mohicans], ou Indiens de la Rivière, les Indiens Maquas [Agniers], Oneydes [Onneïouts], Onnondages [Onontagués], Cayouges [Goyogouins] and Sinnekes [Sénécas] ainsi que les Mahawawa ou Ottawawaes [Outaouais] vinrent et établirent des accords d’amitié avec ledit Arien Jorise, Commandant, en lui portant des présents de peaux de castor et de loutre, et décidèrent de venir entretenir un commerce libre constant avec eux, ce qui fut conclu et lesdites nations vinrent quotidiennement avec des quantités de castors et en firent le commerce avec les chrétiens. Ledit Commandant Arien Jorise resta avec eux tout l’hiver et envoya son fils chez lui avec le bateau ; ladite déposante vécut à Albany pendant trois ans, au cours desquels lesdits Indiens furent doux comme des agneaux et vinrent commercer avec toute la liberté imaginable ; en l’an 1626, la déposante quitta Albany pour New York où elle vécut de nombreuses années, puis vint ensuite sur Long Island où elle vit actuellement. 

Ladite Catelyn Trico jura l’authenticité de ladite déposition devant moi dans sa maison de Long Island dans le Wale Bought [Wallabout, actuelle Brooklyn] ce 17e jour d’octobre 1688.
William Morris, juge de paix


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Publié le 19 novembre 2025
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