Par les vivants : traces pédagogiques au lycée Feyder d'Épinay-sur-Seine (3)
Cette année, des élèves de seconde du lycée Feyder à Épinay-sur-Seine participent avec leur professeur d’histoire-géographie au projet « Par les vivants », qui prévoit l’élaboration de parcours sonores géolocalisés à partir de documents d’archives sur l’histoire des familles juives d’Épinay pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce dernier volet, les élèves et leur enseignant Jean-Marie Evrard font le bilan de cette année particulière, riche de l'aboutissement du projet.
Le parcours sonore immersif créé par les élèves de 2nde 8 du lycée Jacques Feyder d’Epinay-sur-Seine est en ligne depuis le début du mois de juin[1]. Il est l’aboutissement concret du projet qui aura mobilisé toute l’année les élèves et moi-même.
En règle générale, on interroge assez peu les élèves sur ce qu’ils apprennent, sur la manière dont ils travaillent, sur leur ressenti. À l’issue de ce projet, je voulais qu’ils mettent en mot leurs sentiments sur le projet et le travail de l’année. Ces courtes restitutions permettent de comprendre ce qui a fonctionné dans le projet et ce qui serait à améliorer. Le dernier épisode de cette série d’articles a donc pour but de présenter les réflexions des élèves sur le projet et les miennes. Il ne s’agira pas aujourd’hui de présenter ce qui a été fait mais bien de réfléchir à ce que le projet nous a fait.
C’est la question qui a été posée aux élèves. Mes réflexions seront entrecoupées de leurs propres bilans sur le projet.
Inquiétudes
En réfléchissant à ce que j’ai ressenti durant l’année, l’un des sentiments récurrents était l’anxiété. Débuter le bilan par ce sentiment peut sembler négatif, mais cela témoigne de ce qu’un projet de cet ampleur peut aussi faire. Cette anxiété n’est toutefois pas un frein. Elle m’a permis d’anticiper l’avancée du projet et de composer avec les contraintes particulières de cette année scolaire.
Cela a commencé par la réception du projet par les élèves. Un flot de questions m’ont assailli lors de la préparation des premières séances : comment le présenter, comment débuter le travail, comment impliquer et motiver la classe ? Les premières séances me semblent importantes mais un début de projet peu habile peut toujours être rattrapé. Assez rapidement ceci dit, l’attitude de la classe et l’investissement de la plupart des élèves m’ont rassuré.
Yacine
Au début le projet par les vivants me semblait compliqué car je ne comprenais pas ce qu’il fallait faire et on prenait beaucoup de temps dessus mais à partir du mois de novembre j’ai compris le but du projet grâce à l’avancée des récits. J’ai ressenti de la compassion pour les familles juives d’Épinay-sur-Seine car pour moi décrire leur vie m’a marqué.
J’ai bien aimé chercher le domicile des familles et leur naissance dans le recensement de population de 1936, ainsi que la visite aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine. J’ai découvert le nombre incalculable d’archives qui étaient présentes.
Omar
Au début je ne comprenais pas vraiment le but de ce projet et je pensais que ce ne serait que des heures en plus mais en avançant dans le projet j’y ai trouvé plus d’intérêt et je me suis rendu compte que ce travail d’études de documents et de reconstitution était plutôt important d’autant plus que nous étions les premiers à avoir travaillé dessus, pour ce qui concerne la ville d’Épinay-Sur-Seine.
Les travaux de groupe m’ont permis d’acquérir plus de compétences dans l’analyse de documents mais aussi une connaissance plus approfondie des familles juives et de leur situation durant la Seconde Guerre mondiale grâce aux nombreuses archives étudiées minutieusement. Les repérages que nous avons effectués au sein de la ville en nous rendant aux adresses des familles juives m’ont permis de ressentir de la compassion en temps réel en me disant que c’est ici, à ces adresses, que vivaient des personnes qui aujourd’hui ne sont plus là.
Toutefois, les contraintes du contexte sanitaire ont pesé sur le projet. Des sorties ont été reportées voire annulées malgré la bonne volonté de la direction de l’établissement et des établissements partenaires. Les protocoles régulièrement modifiés sans anticipation ont rendu le travail de programmation plus complexe. Le passage intégral à la demi-jauge en mars[2] puis la période d’enseignement à distance ont nécessité des aménagements profonds et m’ont obligé à renoncer à certaines idées : j’ai dû faire le montage des pistes audio alors que les élèves auraient dû pouvoir s’y exercer et acquérir cette compétence.
L’écoute des parcours Par Les Vivants déjà existants a aussi été un aiguillon pour nous. Ferons-nous aussi bien tout en donnant une coloration particulière à notre travail ? Cette question m’a taraudé une partie de l’année. Je n’ai fait écouter des extraits des autres parcours aux élèves qu’en milieu d’année pour commencer à réfléchir avec eux à la mise en récit des brouillons déjà rédigés. Je pense avoir bien fait car les élèves étaient déjà pleinement impliqués à ce moment-là, s’étaient déjà prouvés qu’ils pouvaient réussir à analyser des documents complexes et à rédiger des récits historiques. La confrontation aux autres parcours a représenté une source de motivation et d’inspiration. Finalement, les élèves et moi-même sommes très heureux de notre travail, même si l’enregistrement de quelques capsules audio aurait pu être amélioré.
Ranya
Au début de notre projet, je pensais comme beaucoup de mes camarades que ce travail allait être ennuyeux et pas très facile à faire car c’était compliqué pour nous de déchiffrer d’anciens documents. Au cours de notre travail, le projet devenait de plus en plus intéressant même si faire l’analyse des différents documents est assez agaçant. Mais notre travail était moins difficile qu’au début grâce aux questions que nous posait M. Evrard et grâce au fait que nous avons réussi à réunir beaucoup d’informations sur les documents de nos familles dont nous avons été habitués à faire l’analyse. La meilleurs partie du projet se trouve à la fin de celui-ci. J’ai aimé le moment où l’on finalisait le travail, nos récits, et lorsque nous nous sommes enregistrés. À mon avis ce qui a changé par rapport au début, c’est la satisfaction d’arriver à la fin et de finaliser notre travail.
Face à ce que moi et mes camarades avons étudié j’ai ressenti de l’empathie car le fait qu’une famille ait perdu ses biens et ses fortunes était injuste.
Tidar
Au début j’ai bien aimé le concept mais je n’avais pas totalement compris le but du projet. Vers le début de l’année 2021, c’était difficile d’analyser les documents mais le concept était moins flou qu’au début, car nous avons déjà commencé à rédiger des récits. Au final, j’ai trouvé le projet très intéressant et j’ai totalement compris le but de celui-ci.
Ce que moi et mes camarades avons étudié sur la ville d’Épinay pendant la Seconde Guerre mondiale nous a permis de mieux comprendre l’histoire de la ville et des habitants qui y résidaient. Le projet a permis d’enrichir nos connaissances sur le sujet, en nous donnant des exemples sur différents individus juifs étudiés ici.
Surtout, un projet de cet ampleur m’a engagé en tant qu’enseignant : engagé auprès de mes élèves, de mes collègues, de la direction de mon établissement et des collègues ayant créé Par Les Vivants. Ceux qui nous ont aidés sont en attente d’une restitution finale. Ces engagements multiples créent donc de grandes responsabilités et constituent des encouragements à réussir au mieux.
Ouvrir ses horizons
Mener un projet annuel sur la Shoah a nécessité pour moi de compléter mes connaissances et ma formation sur le sujet. J’ai ainsi pu et dû relire ou découvrir des travaux d’historiens et d’historiennes de la Shoah en France afin de combler mes ignorances[3]. En cela, le travail de préparation du projet s’avère transposable pour d’autres cours avec d’autres classes sur le même sujet.
Pour les élèves, le projet a permis de perfectionner leurs connaissances sur le sujet de la Shoah en France et du régime de Vichy. Arrivés du collège sans avoir eu à réviser les chapitres traitant de ces sujets, ils ont pu améliorer leurs connaissances, les préciser, les nuancer. De plus, analyser des sources, extraire des informations, les interroger et rédiger des récits permet aux élèves de travailler des compétences transposables à d’autres disciplines et d’autres contextes.
Marie Flore
Au début j’ai pensé que le projet était intéressant car pendant mes années au collège en 3ème j’ai travaillé sur quelques chapitres sur l’antisémitisme, sur les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et le génocide.
Mais à cause du Covid on a vécu un long confinement. Du coup, on n’a pas pu finir ce chapitre. J’en ai été très frustrée de ne pas savoir ce qu’il s’est passé et comment le génocide des Juifs est arrivé. À la fin du projet, je reste intéressée par l’histoire des Juifs et ça pour longtemps. Le projet Par Les Vivants a su combler ma frustration de l’an passé et nourrir ma curiosité.
Le meilleur moment était la dernière sortie. Pendant cette sortie, on a refait le parcours mais cette fois avec les récits et revoir les emplacements des familles et les entreprises et le rendu est super bien. Malgré la pluie, c’était super bien : l’ambiance, tout le monde était à fond, on rigolait, on partageait quelques moments ensemble et pour moi c’était la meilleure partie de ce projet.
J’ai ressenti un choc émotionnel : savoir que des personnes sont mortes dans des conditions atroces pour une religion m’a beaucoup affectée car les personnes arrivaient dans le camps à Auschwitz, ne savaient pas ce qu’il allait se passer pour eux et les six millions de personnes mortes en pensant juste prendre une douche. En vérité, ils se dirigeaient vers la mort.
Zakariya
Au début de l’année quand j’ai appris que nous allions créer un projet, je me suis dit que ça allait changer un peu notre mode de travail puisqu’on allait faire quelque chose de différent. Ce projet m’a réellement intéressé car j’avais déjà créé un projet en 4e, certes un peu différent, c’était un film et il traitait de la socialisation et des stéréotypes.
Cela me paraissait assez bien afin d’approfondir nos connaissances sur l’histoire d’Épinay-sur-Seine et aussi sur les familles juives. Au fur et à mesure, le projet devenait plus intéressant puisque au début de l’année nous avons seulement appris à étudier les textes des archives et plus on avançait dans l’année et plus on apprenait concernant l’histoire de notre ville mais aussi à manipuler et rédiger des textes. Cela nous apprenait le travail collectif. Pour moi lire ces textes dans un silence complet me permettait de m’immerger dans l’histoire ainsi que d’imaginer le déroulement de leur vie quotidienne. On a appris leur mode de vie qui a été anéanti à cause de la guerre. Ils vivaient dans la peur en continu comme par exemple la famille Bloemhof qui a été entièrement séparée afin que les enfants soient protégés et qu’ils aient de quoi manger en étant envoyés à la campagne.
Le projet historicise l’espace proche des élèves. C’est à une redécouverte de leur territoire à laquelle les élèves sont invités. Combien de « je ne connaissais pas cet endroit » ai-je pu entendre cette année ? La perspective micro-historique du projet Par Les Vivants permet d’inscrire l’histoire locale dans un horizon plus large.
Mohamed
Au début du projet je n’étais pas très impliqué car le thème de la Seconde Guerre mondiale ne m’intéressait plus parce qu’au collège je l’avais énormément étudié, mais au fil de l’année, j’ai commencé à comprendre l’intérêt du projet je me suis donc plus impliqué.
J’ai ressenti de l’empathie car les évènements horribles que nous avons étudiés s’étaient passés dans notre ville.
Hamza
J’ai trouvé le projet ennuyeux et très difficile avec plusieurs textes illisibles et assez durs à comprendre au début. Ensuite, j’ai commencé à plus m’y habituer avec les textes et les écrits et durant le milieu de l’année et du projet nous avons effectué une sortie faisant le tour d’Épinay pour pouvoir prendre nos repères pour les enregistrements vocaux. À la fin nous avons effectué une sortie au tour de notre ville afin de lire les textes que nous avons écrits avec notre groupe aux endroits où vivaient les personnes sur lesquelles nous avons travaillé et leurs familles
J’ai ressenti de la peine et aussi de la pitié en me mettant à la place d’adolescents juifs qui vivaient durant ces conflits, pour comprendre leur mode de vie.
Tehreem
Au début du projet, je trouvais cela ennuyeux, car il était difficile à moi, ainsi qu’à mes camarades de réussir à déchiffrer les documents, de les analyser et à les comprendre car ils n’étaient que peu ou pas lisibles. À l’aide des questions que nous posait M. Evrard, cela m’aidait énormément et me facilitait la compréhension des différents documents. Ce qui était assez embêtant également, c’était de re-rédiger, re-corriger et rajouter des choses en plus durant la rédaction des récits. Il était nécessaire de repasser sur chaque détail pour avoir le meilleur résultat possible, même si nous n’étions pas habitués à cela.
Il y a aussi la recherche des référencements de chaque document qui m’agaçait même si ceci était tout de même nécessaire à analyser parce que comme ça nous pouvons être sûr de l’authenticité des documents.
En cours de travail, cela était toujours ennuyeux mais avec l’habitude j’ai eu plus de facilité avec les documents. À la fin, au moment des enregistrements cela était satisfaisant car le projet était enfin finalisé.
J’ai ressenti de la compassion envers les enfants qui avaient été séparés de leurs parents et envoyés à la campagne etc.
La chose que j’ai le plus aimé de ce projet est d’avoir pris connaissance que ma maison a été en quelque sorte historique. S’il n’y avait pas eu ce projet, peut-être que je ne l’aurais jamais su ou peut-être jamais cru. Or j’ai pu y croire en ayant lu l’adresse qui était indiquée et grâce à la description de la maison et de l’extérieur de celle-ci sur le document, ce qui m’avait beaucoup étonnée sur le coup.
Le projet Par Les Vivants permet une ouverture scientifique et culturelle pour les élèves comme pour moi. La démarche de retour au territoire local ne signifie donc pas repli et enfermement mais au contraire vise à inscrire leur espace proche dans une perspective nationale et européenne.
Un projet pédagogique de cette ampleur nécessite de faire appel à d’autres ressources que les siennes propres. Les relations nouées avec les dépôts d’archives dans lesquels j’ai pu trouver des archives exploitables se sont concrétisées par des rencontres, des ateliers avec les archivistes d’Épinay-sur-Seine, le service éducatif des archives nationales ou encore le mémorial de la Shoah. Les relations entamées cette année seront donc mises à profit les années suivantes dans le cadre de cours ou d’autres projets.
Mouhamadou
Au début je ne voyais pas l’intérêt de faire ce travail car je pensais avoir fait le tour de ce sujet. Je pensais avoir fait le tour de ce qu’il était arrivé aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale mais au fur et à mesure j’ai montré de l’intérêt pour ce projet. La recherche dans le recensement m’a plu ainsi que la sortie que nous avons effectué aux Archives nationales de Pierrefitte où j’ai appris le nombre de documents en parfait état qui appartenaient à des grands noms comme Napoléon, Louis XIV, etc. Je me suis rendu compte que le temps qui nous sépare de ces grands noms n’était pas si grand pour la plupart.
Lors des recherches sur les familles je me suis demandé comment des hommes et femmes ont pu créer un tel stratagème pour anéantir et massacrer des personnes qui ne pratiquaient pas la même religion.
Au-delà de la transposition des ressources utilisées et des connaissances acquises, mener le projet Par Les Vivants a ouvert mes horizons professionnels. Participer au projet, c’est aussi intégrer un collectif professionnel qui vous soutient et qui est un support utile pour des conseils pratiques, en particulier en début et en fin de projet. Cela permet de sortir de l’isolement qui peut nous guetter en tant qu’enseignant. Rédiger des articles pour ce site, présenter le projet sur Twitter ou d’autres sites pédagogiques sont autant d’expériences que je n’aurais pas pu avoir sans le projet Par Les Vivants.
Je sors donc de cette année avec le sentiment d’avoir réussi à progresser professionnellement et avoir permis aux élèves de progresser. Ils ont réussi à se mobiliser toute l’année et leur travail, leur investissement redonne confiance.
Donner confiance
Je l’ai décrit dans le précédent épisode de la série, le projet a permis de faire classe, de créer un sentiment collectif. Beaucoup d’élèves ont pris confiance en eux et en les autres.
Lydia
Au tout début du projet, je trouvais ça intéressant mais j’étais très réticente à l’idée de travailler en groupe, notamment avec trois garçons, mais ça s’est finalement bien passé, surtout qu’en fin de compte le groupe a été divisé en deux. Puis en milieu d’année, M. Evrard a décidé de nous mélanger et donc qu’on devait changer de partenaire, ce que je redoutais beaucoup par peur que le courant ne passe pas ce qui ferait traîner le travail. Néanmoins à ma grande surprise, comme au départ, notre duo a été assez efficace. Vient le moment où il était enfin temps d’enregistrer les étapes des parcours, c’était très certainement le moment que j’ai le moins apprécié en sachant que l’oral n’est pas mon domaine et malgré l’aide et le soutien de ma camarade je ne suis pas satisfaite du résultat final à cause de ma voix.
J’ai aimé lire et déchiffrer les documents d’archives car grâce à eux j’ai appris que les victimes n’étaient pas seulement des familles mais également des entreprises ainsi que beaucoup d’informations et de termes sur la Shoah et sa mise en œuvre (spoliation, administrateur provisoire, recensement, aryen…).
Au-delà de mes élèves, ma confiance en moi sort renforcée de cette année de travail. J’ai réussi à mener ce projet au bout avec la classe pour un résultat qui est tout à fait honorable alors même qu’aucun des projets pédagogiques auparavant mis en œuvre n’avaient eu cet ampleur. J’ai énormément pris plaisir au travail avec mes élèves. La confiance qu’ils ont eue à mon égard en s’engageant dans le travail m’a extrêmement touché. Dans le contexte compliqué de cette année scolaire, travailler avec les élèves pour le projet représentait une motivation essentielle. Sans cela, l’année aurait été bien plus difficile.
Au vu de la réussite de cette année, le projet va être poursuivi l’an prochain. Plusieurs pistes se dessinent déjà. Les élèves ayant participé au projet cette année seront mobilisés en début d’année pour présenter leur travail aux classes, en particulier celles de spécialités HGGSP mais aussi aux classes des collèges voisins. Mais je réfléchis aussi à la passation entre les élèves ayant réalisé le parcours cette année et la future classe de Seconde qui aura en charge la suite du projet. Une collègue d’Allemand souhaite aussi prendre part à l’aventure
Il ne s’agit pas de recommencer le parcours. Celui-ci existe. Il est essentiel de respecter le travail des élèves de cette année. Mais il peut être complété. Des archives n’ont pas pu être analysées. Je regrette aussi de ne pas avoir davantage inscrit le récit de la vie des Juifs d’Épinay-sur-Seine dans leur environnement social, et l’analyse de certains documents peu exploités permettra de compléter cela. Et je souhaiterais que les élèves portent leur attention sur la mémoire de cette histoire. Depuis la Libération, les commémorations officielles dans la commune se sont concentrées sur la résistance, communiste en particulier sinon exclusivement. Je réfléchis à travailler avec la municipalité pour laisser une trace de notre travail dans l’espace urbain.
À l’issue d’une année difficile, la qualité du travail effectué par les élèves a largement comblé les attentes que je pouvais avoir en début d’année. Leurs efforts et leur investissement démontrent à rebours des discours pessimistes sur les élèves de catégories populaires qu’il est tout à fait possible et souhaitable de les inscrire dans des projets ambitieux sans rien céder à l’exigence scientifique. Et comme toute l’histoire scolaire, ce travail a aussi des finalités civiques.
Je n’ai pas été confronté à des expressions d’antisémitisme virulent de la part des élèves de la classe. Aucun n’a montré de réticences à travailler sur le sujet[4]. Toutefois, quelques élèves ont eu à une reprise des interrogations exprimant des préjugés antisémites[5]: au sujet de la supposée richesse des Juifs et de leur soi-disant repli communautaire[6]. Face à ces interrogations, j’ai renvoyé les élèves à l’histoire et aux documents que nous étudiions : des familles de toutes catégories sociales, plus ou moins intégrées dans la vie de leur commune, au milieu de voisins semblables-dissemblables. Sans exagérer la portée de ces expressions d’ignorance et de rejet mais sans les minimiser pour autant, par le travail pédagogique, il est possible de détricoter lentement ces préjugés – même s’il ne faut pas surestimer la portée de nos paroles.
Un moment de cette année me reste particulièrement en mémoire. Les élèves ont assisté à une visioconférence de Marie-Anne Matard-Bonucci organisée par les corps d’inspection des académies franciliennes en janvier. Elle est revenue sur ce qu’elle appelle les « antisémythes » et l’histoire de l’antisémitisme sur un temps long. Cette séance a été un révélateur pour moi et, je le crois, pour les élèves. Nous avions déjà travaillé le sujet. Ils étaient en terrain connu. À la fin de la rencontre, la chercheuse propose une liste d’affirmations, aux élèves de discuter entre eux pour savoir si chacune des propositions est antisémite ou non. J’ai alors compris un élément que je n’avais pas saisi jusque-là chez quelques élèves. Deux, trois élèves estimaient qu’affirmer que les Juifs sont particulièrement présents dans les médias n’était pas antisémite. D’autres étaient en désaccord. J’ai alors demandé aux élèves d’expliquer pourquoi selon eux cette proposition n’était pas antisémite. Une élève m’a alors dit : « C’est plutôt positif d’être dans les médias. Donc ça ne peut pas être antisémite ! ». L’élève et quelques autres n’avaient pas saisi le problème de l’essentialisation quand celle-ci suppose une domination. Or on sait que l’antisémitisme a ceci de particulier qu’il essentialise un groupe considéré comme dominant à la différence des autres racismes. La discussion avec elle, les autres élèves et le reste de la classe a permis de réexpliquer ce concept fondamental que tous les cours d’éducation civique et de lutte contre les discriminations n’avaient pas réussi à faire comprendre.
Le projet Par Les Vivants permet de lutter contre l’antisémitisme en réinscrivant l’enseignement de la Shoah dans une perspective historique et non plus comme un discours simpliste et moralisateur. C’est une des raisons qui m’a motivé à mener cette aventure avec les élèves. Les élèves sont nombreux à exprimer empathie, tristesse, sidération aussi lors de la mise en récit, de l’écoute des travaux des autres. L’émotion affleure dans les capsules audio des élèves, au cours des enregistrements et du travail, mais elle est la conséquence de l’analyse des élèves et non pas le moteur de la démarche pédagogique.
Zineb
Au début du projet, j’ai trouvé ça vraiment ennuyant parce que travailler sur des documents ne m’intéressait pas du tout. Après les vacances de la Toussaint, j’ai commencé à m’intéresser au projet et de plus en plus jusqu’à la fin. J’aimais beaucoup travailler sur l’histoire des Juifs et l’histoire de ma ville. Leur histoire me faisait de la peine et j’ai vraiment voulu écrire un récit pour expliquer leur histoire et ce qu’ils ont vécu. Mon avis sur le projet a changé car je me suis intéressé à leur histoire, à ce qu’ils ont subi.
Face à ce que j’ai étudié, j’ai ressenti de la peine, de la frustration, de la tristesse… Je trouve ça frustrant que des familles subissent cela j’ai vraiment eu de la peine pour eux.
Alors comment conclure cette série d’articles ?
Il convient évidemment de remercier toutes celles et ceux dont j’ai parlé ici et qui ont contribué à la réussite du travail mais surtout de remercier encore les élèves et leurs familles.
Il me reste au moment où j’écris ces lignes la nostalgie de l’enthousiasme des élèves, de leur investissement jusqu’aux derniers jours d’une année scolaire chaotique et étrange, de leur humour et aussi de leur inertie face au travail parfois. Et il reste la fierté que je ressens à l’écoute du parcours, la fierté de les avoir eus pour élèves, la fierté d’avoir pu mettre en œuvre et réussir à mener avec eux, grâce à eux un projet démentant les discours sur la soi-disant impossibilité d’enseigner la Shoah aux enfants de catégorie populaire vivant en banlieue[7]. Le parcours Par Les Vivants est la preuve qu’aucune assignation n’est définitive et que partout, l’enseignement de tout sujet est possible.
Pour découvrir le travail des élèves et les archives utilisées bientôt mises en ligne, rendez-vous sur le site Par Les Vivants
La découverte du parcours est encore meilleure in-situ. Equipé d’écouteurs et d’un smartphone, il suffit de vous rendre à Epinay-sur-Seine, de télécharger l’application Izi-travel. La géolocalisation activée ou en recherchant « Par Les Vivants » sur l’application, il vous suffira de vous laisser guider et d’écouter les récits des élèves.
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[1] Le parcours est accessible sur le site Par Les Vivants. Pour le découvrir in-situ en suivant l’itinéraire décidé par les élèves, téléchargez l’application Izi-travel, recherchez « Par Les Vivants Epinay-sur-Seine » et laissez-vous guider.
[2] De novembre à mars, le choix de l’établissement a été de faire venir la moitié des classes chaque jour, les classes de Seconde venant tous les jours. Les cours se déroulaient en classe entière. À partir de mars, les classes de Seconde venaient un jour sur deux.
[3] J’ai pu décrire les lacunes de ma formation initiale sur le sujet dans un précédent article de cette série.
[4] Seuls deux élèves de la classe n’ont fourni que peu de travail pour cause d’absentéisme chronique.
[5] Pour être plus précis, deux élèves sur une classe de 22. Ceci démontre que ces préjugés exprimés concernent une toute petite minorité d’élèves.
[6] Cette remarque revient parfois chez des élèves du lycée. Elle est nourrie par le fait qu’une école privée juive fait face au lycée. Je n’ai toutefois jamais remarqué d’animosité à l’égard de cette situation mais plutôt une expression d’étonnement en forme de : « Mais pourquoi les Juifs, ils ont leur propre école ? ». Une discussion et un rappel des attentats et agressions antisémites des dernières années permet généralement aux élèves de comprendre cette situation de séparation. Des contacts ont été pris cette année avec l’école pour présenter le projet mais cela n’a pas pu encore se concrétiser.
[7] J’ai pu constater que l’une des premières questions de collègues lorsque je leur parlais de ce projet était : « Mais cela n’est pas trop dur de travailler sur le sujet avec nos élèves ? » ; symptôme d’une représentation maintenant bien ancrée dans la profession…