Transmettre

Par les vivants : traces pédagogiques au lycée Feyder d'Épinay-sur-Seine (2)

Cette année, des élèves de seconde du lycée Feyder à Épinay-sur-Seine participent avec leur professeur d’histoire-géographie au projet « Par les vivants », qui prévoit l’élaboration de parcours sonores géolocalisés à partir de documents d’archives sur l’histoire des familles juives d’Épinay pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour ce deuxième volet, leur enseignant Jean-Marie Evrard revient sur le déroulement du projet tout au long de cette année si particulière.

Toutes les photographies sont de l’auteur

Mai 2021 : le projet Par Les Vivants est en cours d’achèvement au lycée Feyder d’Epinay-sur-Seine après avoir rythmé le quotidien des élèves de seconde 08 au cours d’une année scolaire tout sauf normale. L’épisode précédent m’avait permis de présenter le travail de préparation nécessaire pour mener un tel projet pédagogique, d’évoquer mes attentes et mes doutes. Le récit s’était arrêté en septembre 2020 lors de la séance de présentation du projet aux élèves, lorsque l’une d’entre eux m’avait demandé ce que nous allions faire durant l’année. Nous en sommes désormais à l’enregistrement des différentes capsules sonores qui composeront le récit, et je peux affirmer que les élèves ont beaucoup travaillé.

Avec quelques mois de retard, je vais donc répondre à B. Qu’avons-nous fait durant le projet Par Les Vivants ? Un travail au long cours comme ce projet se déploie au cours de l’année et prend un itinéraire souvent inattendu. Il dévoile les nombreuses facettes de ce que peut être l’histoire scolaire.

Faire de l’histoire (et aussi un peu de géographie)

Le projet Par Les Vivants, à l’instar d’autres initiatives pédagogiques, a pour objectif d’initier les élèves aux pratiques de la recherche[1]. Les élèves sont ici producteurs de savoirs.

Le travail a commencé par une plongée dans les archives. Les premières séances sont consacrées à l’analyse de quelques documents des archives municipales d’Épinay-sur-Seine pour comprendre qui étaient les familles juives de la commune et où elles vivaient. Les réactions des élèves lors des premiers contacts avec les documents sont conformes à ce que j’attendais : surprise quand ils reconnaissent une adresse, quelques soupirs voire des agacements face à une écriture manuscrite parfois difficile à déchiffrer. Les habitudes sont prises progressivement : penser à noter la date du document, son auteur, les informations qui semblent importantes.

C’est ce dernier point qui est évidemment difficile : comment juger de la pertinence d’une information ? Les élèves ont été initiés à l’analyse de documents et à la démonstration historique au cours des années de collège, souvent grâce à des questionnaires guidant la réflexion. Il n’en est pas question ici. Difficile alors pour eux de savoir quoi noter, quoi retenir d’une lettre d’un administrateur provisoire, d’un document administratif. Pour pallier cette difficulté, les élèves procèdent en rédigeant des récits progressivement enrichis. Une fois les documents rassemblés par dossiers sur l’ENT du lycée, ils recherchent d’abord les identités des personnes étudiées. Un petit tour sur le recensement numérisé de 1936 permet parfois d’apporter quelques informations sur la famille entière. Ensuite, ils cherchent dans les documents des dossiers des informations sur la vie des personnes dont nous avons la trace. Cette méthode permet de ne pas perdre les élèves face à la masse documentaire et de leur faire maîtriser progressivement leur corpus. Ainsi, alors que je pensais relativement bien connaître les documents, des élèves m’ont régulièrement surpris au sujet d’informations qui m’avaient échappé. Ils ont ainsi progressé dans l’analyse de documents, et cela se perçoit en cours d’histoire-géographie et dans d’autres disciplines. Ils n’attendent plus passivement face à un document, même s’il est ancien et difficilement lisible.

Au cours de cette recherche micro-historique, les élèves sont confrontés à des documents qui mentionnent des lieux, un territoire qu’ils connaissent, sur lequel ils vivent, un espace quotidien voire intime. Pendant une séance, un groupe de trois garçons cherchait à localiser le domicile de la famille Bloemhof sur un plan actuel de la ville et un plan datant des années 1930. S. dit à voix haute : « Mais c’est où le 122 avenue de la Marne ? ». C’est alors que T., assise non loin lui répond : « Heu c’est chez moi pourquoi ? ». Stupeur ! Je lui demande si elle vit dans un appartement. « Non, un pavillon. » Une petite recherche avec les élèves sur Google Street View le confirme. Son domicile est un pavillon typique des années 1920-30 en région parisienne. Son espace familial prend soudain une épaisseur historique et une dimension très émouvante pour elle.

Cette anecdote illustre ce que ce projet fait aux élèves. En écrivant l’histoire de leur espace proche, ils l’expérimentent, ils l’épaississent et en retour, cela nourrit leur récit historique. Des promenades urbaines ont ainsi permis au cours du mois de décembre d’appréhender les lieux fréquentés par les personnes qu’ils étudient. Ils ont aussi mesuré l’évolution de l’urbanisme de leur commune qui a connu de nombreuses transformations au cours des années 1970. Le travail sur les sources a été complété par un travail sur le terrain, indispensable pour repérer les traces présentes du passé dans l’espace.

Faire de l’histoire, c’est aussi comprendre les sources dans leur contexte historique. Des documents de la mairie d’Épinay-sur-Seine pendant la guerre ou des Archives nationales ainsi que des photographies de la ville mais aussi des analyses d’historiens[2] ou des récits biographiques[3] sur la période ont été consultés par les élèves au cours de l’écriture de leur récit afin dans l’inscrire dans un cadre plus large.

Faire de l’histoire, c’est aussi écrire. Il a été assez compliqué de leur faire prendre conscience de la nécessité de citer leurs sources, de les présenter pour que les futurs auditeurs du parcours comprennent leur travail. Cette phase a été complexe à mettre en œuvre, surtout à partir du mois de mars, l’année scolaire ayant connu des bouleversements nombreux. J’ai parfois dû reprendre certains récits.

L’initiation à la recherche comporte bien sûr des limites. J’ai mené moi-même le travail de collecte et de sélection des sources par exemple. J’oriente parfois les questionnements de certains élèves. Mais le principal intérêt de cette démarche est de permettre aux élèves de comprendre que le savoir historique est le produit d’une méthode scientifique qui tend à l’objectivité, que ce savoir est aussi le résultat de questionnements et de choix faits par les historiennes et historiens. Faire de l’histoire en classe est donc une démarche féconde en ces temps de vérité alternative, une démarche à même de doter les élèves d’outils critiques pour mieux comprendre le monde qui les entoure.

Faire classe

Mener un projet de classe permet au groupe-classe d’émerger plus facilement et de s’incarner. Certains moments de l’année permettent de singulariser la classe, de la différencier et donc de construire un sentiment collectif. Il en est ainsi du rendez-vous hebdomadaire pour le projet ou encore de périodes consacrées exclusivement au projet en cours d’histoire-géographie. Par exemple, le mois de novembre a été l’occasion pour les élèves de rédiger des premiers récits, trois jours en mai ont été intégralement consacrés à l’enregistrement des capsules sonores. Les rencontres ou ateliers de travail, les sorties à Épinay-sur-Seine et aux Archives nationales, une visioconférence ont été autant de ponctuations dans le projet. Elles m’ont semblé très utiles pour relancer l’intérêt parfois mollissant de certains élèves.

Certaines pratiques pédagogiques favorisent un esprit collectif. Les pédagogies coopératives peuvent être une solution dans le cadre d’un travail au long cours[4]. Cela s’incarne concrètement par la constitution de groupes de travail. Composés librement dans un premier temps, chacun des groupes a travaillé sur l’histoire d’une famille, d’une entreprise et a pu rédiger un premier récit. Les groupes ont été remaniés en janvier afin d’apporter un autre regard sur les documents étudiés et d’enrichir progressivement les récits. Les élèves ont ainsi appris à travailler avec d’autres élèves que celles et ceux dont ils sont très proches. L’élaboration de plans de travail, des documents fixant les objectifs sur une période et les différentes tâches permettant de les atteindre a amené les élèves à être plus autonomes.

Ces dispositifs ont leurs limites. Tous les élèves ne sont pas impliqués de manière égale. La composition des groupes est donc à prendre en compte pour assurer une ambiance et une émulation propre au travail, et la diversité des tâches garantit tout de même aux les élèves de pouvoir s’impliquer à un moment ou à un autre.

Le projet Par Les Vivants a donc permis aux secondes 08 de devenir rapidement une classe, avec ce que cela implique de solidarité, de taquineries, d’amusements propres à leur âge. Et cela a des effets concrets pour certains élèves : je pense en particulier à L., une élève très introvertie, très timide, muette en classe et quasi-inaudible quand elle me parlait en face à face. Dans le projet, elle s’est révélée, se posant des questions au sujet de l’antisémitisme actuel, impliquée au sein des groupes dont elle a fait partie. Le projet n’est pas le seul en cause : les hasards de la composition des classes ont rassemblé en seconde 08 des élèves sympathiques, drôles, sensibles et attentifs aux autres.

Enfin, ma relation avec la classe a largement profité du projet. O. s’est étonné un jour, alors que je leur évoquais la préparation du projet : « Mais monsieur, vous avez décidé de faire le projet avec nous sans même nous connaître ? ». Se lancer dans l’inconnu suppose en effet de faire confiance aux élèves. Et cet inconnu suppose aussi de nombreux tâtonnements.

Faire des erreurs

Le temps long d’un projet pédagogique annuel suppose nécessairement des ajustements et d’accepter de transformer parfois largement ce qui était prévu.

Les dossiers de documents constitués en début d’année étaient pléthoriques. Il m’a fallu rapidement sélectionner une quinzaine de documents par famille ou entreprise afin de permettre aux élèves de mener le travail d’analyse dans un temps raisonnable.

Le principal écueil rencontré et qui a nécessité des adaptations nombreuses n’avait pas été anticipé. Les néo-lycéens de la classe ont repris les cours en septembre 2020 après quasiment trois mois et demi d’interruption de cours malgré une timide reprise en juin 2020. De plus, ces anciens élèves de 3e n’ont pas eu à réviser le programme d’histoire dont un chapitre traite de la Shoah, l’annulation des épreuves écrites et orales de DNB rendant caduque ces révisions. Les élèves sont donc arrivés au lycée avec des connaissances très partielles sur le régime nazi, la Shoah ou encore le régime de Vichy. J’ai alors d’abord créé des dossiers de ressources générales sur ces thèmes. Ces dossiers devaient être des outils pour les élèves en cas d’incompréhension d’un document. Ils ont été très peu consultés. Il a donc fallu organiser au bout de quelques semaines de travail des séances d’histoire pour rappeler aux élèves le déroulement de la guerre de 1939-40 en France, la mise en place du régime de Vichy et de la collaboration, entre autres. Certains documents conservés aux archives municipales d’Épinay-sur-Seine ont été analysés à cette occasion, permettant de comprendre la mise en place locale de décisions nationales. Si le projet Par Les Vivants est poursuivi l’an prochain, je sais que je commencerai par travailler brièvement sur ce contexte général avec les élèves, condition nécessaire pour analyser efficacement les dossiers de documents.

Faire des aménagements

Le contexte sanitaire  a pesé lourdement et a contraint à renoncer à de nombreux événements pourtant envisagés dans la phase de préparation. En début d’année scolaire, j’ai inscrit la classe à une journée d’étude au camp d’Auschwitz-Birkenau, opération organisée et financée chaque année par le Mémorial de la Shoah et la région Île-de-France[5]. Le voyage devait avoir lieu durant une journée fin novembre. La mise en place du confinement et du couvre-feu ont contraint les institutions organisatrices à reporter puis à finalement annuler cette visite. La fermeture des lieux de culture a rendu impossible la visite des deux sites du Mémorial de la Shoah à Paris et à Drancy. La visioconférence avec Elie Buzyn[6], préparatoire à la journée d’étude en Pologne a aussi dû être annulée. Ces annulations ont pesé sur la motivation de quelques élèves. Heureusement, d’autres rencontres ont pu avoir lieu.

Faire des rencontres

Les élèves ont pu profiter de la disponibilité des archivistes d’Épinay-sur-Seine, Sandra Ollin et Laurie Coppin qui sont venues présenter leur métier et quelques documents. Cela a été l’occasion pour les élèves de toucher, observer, retourner des sources analysées auparavant sur un écran. Le personnel du service éducatif des archives nationales et particulièrement Gabrielle Grosclaude ont aussi été très à l’écoute de mes demandes. Un premier atelier de recherche a été organisé au lycée en novembre 2020 : lettres de suppliques au maréchal Pétain, tickets de rationnement, propagande antisémite, manuscrit du journal du coiffeur Grunberg[7]… Cet atelier a permis de mieux comprendre les conditions de vie de la population et des Juifs de France durant l’Occupation. Une visite des Archives nationales a aussi pu être organisée plus tard et les élèves ont pu voir les documents originaux qu’ils avaient étudiés.

Une visioconférence de Marie-Anne Matard-Bonucci organisée par les corps d’inspection de l’académie de Créteil a été l’occasion de revenir sur l’histoire de l’antisémitisme. Même si la journée d’études à Auschwitz-Birkenau n’a pas pu avoir lieu, une conférence avec Thierry Flavian du Mémorial de la Shoah a pu avoir lieu au lycée début mars. Elle a permis aux élèves de mieux comprendre l’avènement du régime nazi et la mise en place des centres de mise à mort, en particulier celui d’Auschwitz-Birkenau.

Que cet article soit l’occasion de remerciements sincères de ma part et de celles des élèves envers tous ceux et toutes celles qui sont venus au lycée, qui ont répondu à nos questions et ont enrichi le projet de leurs interventions.

Ce qu’il reste à faire

L’enregistrement, le montage et la mise en ligne du projet sont les dernières étapes du projet. Mais l’objectif est ensuite de sortir de la classe, du lycée.

J’aimerais que les élèves présentent leur travail aux classes du lycée qui le désireront. Les élèves vont aussi contacter leur ancien collège et proposer à leurs anciens professeurs une présentation de leurs recherches aux élèves de 3e dont la période d’étude du projet est au programme. Si quelques contacts ont été pris avec la communauté juive d’Épinay-sur-Seine, je dois les renouer afin qu’un moment d’échange autour de notre travail soit organisé.

Ensuite, j’aimerais organiser d’ici la fin d’année scolaire ou à la rentrée un moment de restitution du projet avec la municipalité, les parents des élèves, les collègues. Cela serait une belle façon de conclure, temporairement du moins, ce projet et de célébrer le travail des élèves.

Enfin, que faire des documents que nous n’avons pas eu le temps d’étudier ? J’hésite sur la poursuite à donner au projet. Je souhaite entamer l’analyse des archives encore non dépouillées par les élèves et enrichir de nouvelles capsules sonores le parcours déjà créé. Faut-il poursuivre  avec les mêmes élèves qui seront alors dispersés dans plusieurs classes, ou continuer avec une nouvelle classe de seconde ?

Le prochain et dernier épisode de cette série répondra peut-être à cette question. Il donnera surtout la parole aux élèves.

[1]     Sur l’enseignement de la Shoah, on peut penser au projet Convoi 77 ou encore au programme Savanturiers qui concerne cette fois toutes les disciplines. En cela, le projet s’inscrit dans le sillage de la pédagogie active.

[2]     Les élèves ont ainsi pu assister à une conférence en visio de Marie-Anne Matard-Bonucci sur l’histoire des « Antisémythes » en janvier 2021. Les travaux de Laurent Joly et son ouvrage ont aussi été mis à profit pour comprendre les politiques antisémites du régime de Vichy. Ces réflexions ont irrigué les récits de certains élèves.

[3]     Certains élèves ont utilisé des extraits du Si c’est un homme de Primo Levi, de Maus d’Art Spiegelman ou encore du Journal d’Hélène Berr Ces lectures ont permis aux élèves de comprendre l’implicite de nombreux documents.

[4]     Quelques enseignants du lycée Feyder partagent réflexion et pratiques sur les pédagogies coopératives en partenariat avec l’IFÉ. Voir des retours d’expérience et analyses sur le blog FeyderCoop.

[5]     Voir les détails de cette opération et le résultat des années précédentes.

[6]     Elie Buzyn est un rescapé de la Shoah. Né en Pologne, à Łódź, en 1929, il est enfermé dans le ghetto de cette ville et déporté à Auschwitz-Birkenau août 1944. Il survit et s’installe en France. C’est un témoin très impliqué dans la transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah.

[7]     Ce journal a été publié sous le titre : Journal d’un coiffeur juif à Paris sous l’occupation et est paru aux Éditions de l’Atelier en 2001. Albert Grunberg, coiffeur, de nationalité roumaine et de confession juive, fuit une rafle à Paris en Septembre 1942 et se réfugie dans une chambre de bonne. Il rédige son journal dans lequel il raconte sa cache, son ennui, la vie de l’immeuble et sa perception des événements extérieurs.

Publié le 25 mai 2021
Tous les contenus de la rubrique "Transmettre"